On lit souvent que l’apparition du donateur à taille humaine est liée au développement de la perspective géométrique à Florence, au début du XVème siècle. Nous allons voir qu’on en trouve dans les Vierges à l’Enfant bien plus tôt : cependant, avant 1450, il s’accompagne en général du geste de bénédiction de l’Enfant, que le donateur se présente par la gauche ou par la droite.
1) La position d’invitation (donateur à gauche)
Le cas de loin le plus fréquent est celui de la position d’invitation : car comme nous l’avons vu dans le cas des donateurs-souris, c’est le geste de bénédiction de l’Enfant qui autorise l’humain à se rapprocher en position d’honneur.
Mais l’accroissement de taille, qui le porte à égalité avec la Vierge et l’Enfant, est une audace supplémentaire qui nécessite de nouvelles précautions graphiques.
1.1) Avant 1350 : moines et dévotes
Au tout début, la taille humaine apparaît surtout chez ces donateurs peu dangereux, dont la robe facilite l’accès à la Madone.
Vierge à l’enfant avec le frère bénédictin Thomas Besforde
1108-22, Gregory the Great Moralia in Job, British Library Royal 4 C VI f.1
C’est l’abstraction de la majuscule ornée qui résout en premier lieu le problème. L’approche par la gauche est encore facilitée par la fait que l’homme est un moine : sa position en contrebas suggère une vision mystique. Le texte de la banderole n’est d’ailleurs pas une demande d’intercession pour le salut de son âme, mais l’expression d’un exercice spirituel :
A toi je confie mon âme In te confidit a[n]i[m]a / mea
Le moine Joannes devant la Vierge à l’Enfant
Psautier du couvent de San Michele a Maturi, vers 1150, Biblioteca Mediceo-Laurenziana (Cod. Pluteo XVII.3, c. 155)
Dans cet exemple précoce et isolé, un enlumineur florentin a osé se risquer au saut conceptuel consistant à représenter l’humain et le divin dans un même espace. Un détail explique cette audace : le livre que l’Enfant tient entre ses mains, à savoir le psautier lui-même. Car c’est bien le geste du don qui autorise cette dangereuse familiarité avec le Sacré : la commensurabilité des personnages facilite la représentation de l’échange (même si l’on trouve quelques exemples de dons effectués par un donateur-souris, voir 2-3 Représenter un don).
On note néanmoins que l’artiste a pris soin de fixer le donateur, par les jambes, sur un seuil ambigu qui est à la fois le cadre de l’image et le « tapis » de la pièce
Psautier pour un monastère de cisterciennes (dit de Bonmont)
Vers 1260 , Besançon BM -ms.0054 f008
Un siècle plus tard, on retrouvera cette même astuce du donateur fixé sur le cadre : encouragé par le geste de l’Enfant qui bénit tout en embrassant sa mère, l’abbé Walters a suffisamment pénétré dans l’image pour poser le bas de sa crosse sur la marche inférieure du trône ; tandis que la moniale Agnesa reste prosternée à l’extérieur.
Devotional Miscellany, England
Vers 1150, Bodleian Library MS Auct D.2.6 fol 158v
Mais dans les débuts du donateur à taille humaine, c’est toujours un don qui justifie la position à gauche : ici par exemple, le livre s’échange au travers de la membrane symbolique de la mandorle, qui laisse la donatrice à l’extérieur.
fol 5, fol 42
Devotional Miscellany, Oxford Vers 1200, British Library Add MS 15749Ce manuscrit montre que le « saut conceptuel » reste modulé par des contraintes graphiques :
- au folio 5, la donatrice a pénétré à l’intérieur de la lettre S, qui limite son accroissement de taille (mais l’enlumineur a néanmoins figuré sa tête en avant du « plafond », et suggéré sa taille humaine en escamotant le bas du corps) :
- au folio 42, le donateur se trouve à complète égalité de taille, et la composition suggère qu’il va recevoir, outre la bénédiction de l’enfant, le don du lys par Marie.
C’est donc dans les manuscrits qu’apparaissent en premier les expérimentations avec le donateur à taille humaine. Un exemple remarquable va nous permettre d’apprécier les subtilités qu’autorise l’adoption de cette nouvelle convention : une fois affranchi du geste du don, le donateur à taille humaine va désormais se contenter de prier.
Folio 21r Folio 93v
Livre d’Heures, Paris
1230-39, Morgan Libray MS M.92
La donatrice, une laïque, comme le montre sa barbette, apparaît à deux pages différentes, prosternée devant le D majuscule du mot Domine : tantôt devant la Vierge à l’Enfant, tantôt devant la représentation trinitaire de Dieu le Père, tenant un livre (le Fils) et surmonté par la colombe (le Saint Esprit).
La place d’honneur accordée à la donatrice est compensée par son accroupissement, et sa taille humaine est minorée par la barrière de l’initiale. On voit bien ici les précautions graphiques qui accompagnent cette double infraction à l’ordre héraldique et au donateur-souris.
Au delà de la figure sacrée circonscrite dans sa majuscule, c’est le texte lui-même que la donatrice regarde : par sa position à gauche, elle initie la lecture du paragraphe et sert d’exemple à la fois pour la prière et pour l’étude. Comme le remarque avec finesse Angela Sand :
« plus grande en taille que Dieu, la donatrice réside là-encore dans un contexte spatial disjoint de celui à l’intérieur de l’initiale, flottant quelque part entre le texte et l’image, présence médiatrice entre l’espace tridimensionnel du lecteur du livre et l’espace abstrait et intemporel de la page.
L’enlumineur expérimente ici une figure intermédiaire qui, en mimant la position de prière de celui qui utilisera le livre, sert de passerelle graphique entre la figure enclose de Dieu, le texte, et le lecteur ». ‘([1], p 164)
la donatrice sacralisée (SCOOP !)
Folio 130r
L’extraordinaire est que la même donatrice apparaît une troisième fois dans le livre, toujours associée à un D majuscule mais cette fois à l’intérieur de la lettrine : il ne s’agit plus d’un texte latin, mais du texte en français de la salutation angélique : « Deus te sault (salue) sainte Marie ».
Tandis que sa position « hors la lettre » traduisait un statut de spectatrice par rapport au latin liturgique, son inclusion traduit un statut de locutrice pour une prière privée. En se distanciant du monde du lecteur, en pénétrant dans l’espace abstrait de la lettre, la donatrice a poussé l’image sacrée à se retrancher à un niveau encore plus abstrait, invisible au spectateur comme l’autel sous le voile : à l’intérieur du livre qu’elle lit.
Jeanne de Guines et Eu en prieres, f1v La Crucifixion, f2r
1311, La somme le Roi, écrite par Lambert le petit, Gallica, Bibliothèque de l’Arsenal, Ms 6329
Ce livre s’ouvre par la figure de la donatrice agenouillée devant la Vierge debout :
- l’Enfant tient une pomme de la main gauche et bénit la donatrice de la main droite ;
- la Mère tient l’Enfant de la main gauche et touche la donatrice de la main gauche.
La composition illustre ainsi avec précisions deux idées théologiques :
- celle que le « fruit » de chair vient compenser le fruit défendu ;
- et celle de la nature divine du fils et de la nature humaine de sa mère, que montre la double bénédiction : sans contact et avec contact.
La position de la donatrice à la droite de Marie, nécessité par la double bénédiction, fait aussi un écho heureux à la position de Marie à droite de la Croix, dans la miniature qui lui fait face : ainsi s’introduit un nouveau parallèle entre la donatrice en prières et la Mère en pleurs.
Le Christ apparaissant à Marie Madeleine, f3v L’ange de la Résurrection et les Saintes Femmes, f4r
Dans les deux miniatures pleine page qui suivent, l’artiste a conservé le même type de composition, où la figure subordonnée se tient à droite et en contrebas de la figure principale.
Heures de Catherine de Valois,
Avant 1346, localisation actuelle inconnue
Cette composition en bifolium aborde d’une autre manière le problème de la cohabitation avec le sacré, en le laissant en quelque sorte à l’appréciation du lecteur : les décors soigneusement différentiés (motifs du cadre, de l’arc ogival et du fond) prouvent la discontinuité spatiale, tandis que la présence des Saint patrons à gauche, et le geste de Jésus bénissant à droite, suggèrent une continuité spirituelle.
Nous verrons plus loin , vers 1380, un autre exemple encore plus flagrant de « bifolium indécidable ».
Charles V devant la Vierge à l’Enfant 1362-63, Bible historiale, vol. 2 : Proverbes à Apocalypse, Gallica, MS 5707 fol 368r2.2) Après 1350 : l’extension aux hommes de pouvoir
Comme le note Alexa Sand ([1], p 260) on trouve dans les Livres d’Heures, dans la seconde moitié du XIVème siècle, de plus en plus de donateurs masculins, tandis que les femmes prennent un statut d' »auxiliaires ou de spectatrices, plutôt que d’héroïnes spirituelles ».
Livre d’Heures à l’usage de Paris
1375-1400, Morgan MS M.229 fol. 195rJean du Berry ou un gentilhomme de son entourage devant la Vierge de l’Humilité
1405-10 British Library Yates Thompson MS 37 fol 92C’est ainsi que de grands personnages vont se faire représenter dans une prière intime devant la Vierge et l’enfant, agenouillés à gauche pour recevoir la bénédiction de l’Enfant (la miniature de droite est un des très rares exceptions où l’Enfant est indifférent au donateur).
L’introduction du prie-Dieu portant les armoiries joue un rôle crucial, à la fois pour la mise à une échelle commune des personnages, mais aussi pour leur séparation. Autre marque de séparation : le rideau vert derrière le roi, qui en fait est double, relevé dans sa partie avant.
Il s’agit d’un dais que l’on disposait à l’intérieur des églises, permettant aux personnages importants de s’isoler pour prier ou tout aussi bien, comme ici, pour mettre en valeur leur dévotion.
Les dévotions de Jean de Berry
fol 10v fol 11
Pages de dédicace des Très Belles Heures du Duc Jean de Berry
Jacquemart de Hesdin , vers 1380, Bibliothèque Royale de Belgique, Bruxelles, MS11060
Dans ce second exemple de « bifolium indécidable », le pavement confère aux deux scènes un zeste de continuité spatiale, tandis que les fonds bleu et rouge (rempli d’anges musiciens) ainsi que les vues différentes (de profil et de face) militent en faveur de deux scènes distinctes, d’autant qu’aucune interaction ne traverse la frontière des pages :
- à gauche Saint André à genoux et Saint Jean Baptiste assis par terre accompagnent la prière du Duc ;
- à droite, la Mère déroule entre ses deux mains la longue banderole sur laquelle l’Enfant écrit de la main droite, tout en pressant son sein de la main gauche.
La composition en diptyque permet à l’enlumineur cette acrobatie graphique qui combine deux iconographies : celle de la Présentation à La vierge et à l’Enfant (d’où la présence du saint patron) et celle de la vision mystique (d’où le Prie-Dieu, les anges du fond, et l’invention étrange de ce nourrisson-calligraphe (voir d’autres exemples dans 2-4 Représenter un dialogue).
Quelques années plus tard, les Petites heures de Jean de Berry contiennent tout un florilège d’agenouillements du duc devant la Vierge, Dieu le Père ou Jésus-Christ.
Jean de Berry s’adresse en latin à l’Enfant qu’elle porte debout fol 97v 1385-90 Petites heures de Jean de Berry, Gallica MS 18014
Sommet du sommet, toi Père unique,
Créateur du monde et régisseur de sa fabrique,
En considération de ton amour déifique,
Prends en considération les pêcheurs affligés
(prière de Saint Bernard de Clairvaux )
Summe summi tu Patris unice,
Mundi faber et rector fabricæ,
Pietatis respectu deicæ,
Peccatores afflictos respice,
Afin d’illustrer littéralement le titre de la prière, « Sommet du sommet », le duc a été réduit ici à la taille enfant, de même que son prie-Dieu ; et derrière la Madone, un drap d’honneur doré surclasse son demi-rideau vert. Cependant, c’est bien le contenu de l’image (un enfant dans les bras de sa mère) et non la teneur du texte (« créateur du monde ») qui autorise la familiarité de la position à gauche.
Jean de Berry devant Dieu le Père fol 100v Jean de Berry devant la Vierge à l’Enfant fol 103v
1385-90 Petites heures de Jean de Berry, Gallica MS 18014
Car trois folios plus loin, c’est cette fois en position d’humilité que Jean de Berry, toujours à taille enfant, s’incline devant « Dieu le Père tout puissant, roi de gloire », qui brandit le cosmos au dessus de sa tête.
Enfin, encore trois folios plus loin, Jean de Berry, maintenant à taille humaine, occupe une troisième position, dans la nef d’une chapelle, face à la Vierge à l’Enfant qui se tient debout dans le choeur : cette composition neutre, de profil face à la Vierge, a l’avantage d’évacuer la question de l’ordre héraldique (voir 2-1 En vue de profil).
Jean de Berry devant la Vierge à l’Enfant fol 122r Jean de Berry devant la Vierge à l’Enfant fol 198v
Ces deux dernières miniatures éclairent la situation : la station debout de Marie favorise la taille humaine (le duc à genoux apparaissant plus bas qu’elle) alors que lorsqu’elle s’assoit sur son trône, le duc se rapetisse en conséquence, pour produire visuellement le même effet hiérarchique.
En 1385-90, les « Petites heures de Jean de Berry » marquent donc un moment de cohabitation entre la taille enfant et la taille humaine : deux possibilités entre lesquelles les enlumineurs arbitrent selon leurs propres habitudes, le texte à illustrer et la position debout ou assise de la Vierge.
Dans les Belles heures de Jean du Berry, deux miniatures développent le dispositif du dais de prières ostentatoire.
fol 91r fol 91v
Belles heures de Jean du Berry
Frères Limbourg, 1406-09, MET, 54.1.1
Les deux miniatures recto verso fonctionnent en écho l’une de l’autre, d’une manière très subtile.
- Le duc (représenté beaucoup plus jeune que ses soixante ans), est agenouillé devant rien. Son dais est fermé en haut. A l’intérieur, un serviteur, dont on ne voit que le pied et le bras, est en train d’ouvrir le rideau avant, pour le lecteur.
- La jeune duchesse Jeanne de Boulogne (représentée avec son âge réel) est en prières devant l’image bien visible de la Trinité. Son dais est ouvert en haut. A l’extérieur, un serviteur soulève le rideau avant.
Deux prières croisées (SCOOP !)
Seul détail irréaliste, la couronne qui passe bizarrement devant ce rideau : inappropriée pour une duchesse, inadéquate avec le voile, impossible avec le rideau, cet objet doré prend un caractère surnaturel.
L’opposition entre les deux images (cryptique et idéalisée pour le duc, manifeste et réaliste pour la duchesse) ainsi que l’irruption surnaturelle de la couronne s’expliquent si l’on met en regard les textes croisés des deux prières : celle de l’époux à Marie, celle de l’épouse à Dieu le Père :
E tres doulce Dame, pour ycelle grant joie que vous eustes an jour de vostre Assumpcion quant vostre cherfilz vous porta es cielx et vous coronna sur toutes femmes du monde.Douce, pries li pour moy et pour tous pecheurs et toutes pecheresses que par sa digue puissance, ilz aient volente d’isir hors de leur pechies et de leur vies amender. Ave Maria gracia.Doulx Dieu, doulx Pere, Sainte Trinite. I Dieu biau sire Dieu, je vous requier conseil et aide en I’onneur et a la remembrance de celui hautisme conseil que vous preinstcs de vostre propre sapience quant vous envoiastes vostre saint angle Gabriel a la Vierge Marie dire et annuncier la nouvelle et le conseil de vostre loy,biau sire Diex, si comme cefu voir nous vueillies regarder en pitie et nous donner vostre sainte misericorde.Amen. Pater noster qui es in celis.
Ainsi, dans le secret de son dais, le duc rappelle à la Vierge (qu’il ne voit pas), la joie qu’elle eut à être couronnée. Tandis que dans son dais ouvert, la duchesse s’offre aux regards de Dieu, s’identifiant à Marie choisie pour s’offrir à sa loi.
Le sous-entendu courtois qui circule entre les deux miniatures est que la Vierge qui manque au recto est visible au verso, sous les espèces de la duchesse couronnée, non par son Fils comme Marie, mais par son auguste époux.
Un précurseur des diptyques de dévotion
Diptyque Wilton, 1395–99, National Gallery, Londres
Le diptyque montre le roi d’Angleterre Richard II à genoux devant la Vierge et l’Enfant, présenté par son saint patron Jean-Baptiste, et accompagné par les saints royaux anglais Édouard le Confesseur et Edmond le Martyr.
Cette oeuvre très célèbre ressemble beaucoup, par sa structure, aux bifolium indécidables que nous avons vu apparaître dans quelques manuscrits de grand luxe : comme s’ils avaient servi de prototype à ce petit diptyque portatif, dont il n’existe aucun autre exemple
On y relève la même ambiguïté : les cieux dorés aux motifs différents, l’opposition entre le sol rocheux et le sol herbeux, rendent les scènes discontinues ; cependant, des interactions discrètes entre les deux panneaux suggèrent une lecture d’ensemble.
Première interaction : l’étendard
On devine que le roi vient de faire passer à l’ange le plus proche dans l’autre volet l’étendard de Saint Georges, afin que Jésus le bénisse (on voit clairement que l’enfant regarde l’étendard, et non le roi). Ainsi la frontière entre Terre et Ciel est au moins perméable à cet objet héraldique.
Deuxième interaction : les genêts et le cerf
Le roi porte autour du cou un collier d’or en forme de gousses de genêt (emblèmes des Plantagenêt) et un médaillon avec son emblème personnel : un cerf blanc portant en collier une couronne avec une chaîne dorée. Les mêmes symboles se retrouvent dans la broderie du manteau, associés à des brins de romarin (emblème de son épouse Anne de Bohème).
Les onze anges du panneau droit portent les mêmes insignes : deuxième perméabilité héraldique.
Troisième interaction : le douzième ange
Il est probable que le nombre des anges soit une allusion à l’épisode du songe de Joseph : « Et voici, le soleil, la lune et onze étoiles se prosternaient devant moi. » De même que dans la vision biblique Joseph constituait la douzième étoile, de même dans la version chrétienne (avec Jésus, Marie et les onze anges dans le rôle des astres), c’est le Roi qui se trouve, du moins symboliquement, comme recruté dans le panneau sacré. [2]
Le revers de ce diptyque, particulièrement intéressant d’un point de vue héraldique, est présenté dans XXX.
Le précurseur du diptyque de dévotion flamand
Pour accommoder un donateur à taille humaine, la formule du diptyque est une solution élégante, qui élude les questions d’infraction à l’ordre héraldique et de juxtaposition entre l’individu et le sacré. Sa charnière crée en effet une sorte d‘ellipse visuelle, à perméabilité réglable, un nouvelle convention graphique qui donne une impression d’harmonie tout en évitant les questions gênantes. Pourtant le diptyque Wilton restera sans descendant direct.
C’est Van der Weyden qui quarante ans plus tard, en inversant la position des personnages et en les cadrant à mi-corps, réinventera la formule et lui donnera tout son potentiel expressif (voir 6-7 …dans les Pays du Nord).
1.3) Les premières oeuvres publiques
Avant 1450, hors du domaine de la dévotion privée, le donateur à taille humaine reste très exceptionnel. Voici les rares exemples précurseurs, avant son explosion généralisée dans la seconde moité du siècle.
La Vierge à l’Enfant avec la donatrice Fina Buzzaccarini
Fresque de Giusto di Menabuoi, 1375, Baptistère de Padoue
Cette fresque très innovante est sans doute le tout premier exemple d’une formule révolutionnaire qui va avoir un très gros succès en Italie : la Conversation Sacrée. Elle consiste à représenter la Vierge en compagnie de saints personnages qui ne sont pas de son temps.
Cet anachronisme assumé est encore accentué ici par la présence de Fina Buzzaccarini, épouse du seigneur de Padoue, seule humaine dans ce saint cénacle : à gauche Saint Jean Baptiste et Saint Jean l’Evangéliste la présentent à la bénédiction de l’Enfant, sous le regard de Saint Maximus, deuxième évêque de Padoue ; à droite le premier et le troisième évêque, Saint Prosdocimus et Saint Fidenzio, suivent saint Daniel de Padoue (un jeune juif converti par Prosdocimus), portant sa palme de martyr et son attribut distinctif : une maquette de la cité .
Ainsi celle qui a commandé la décoration du baptistère pour en faire la chapelle familiale se fait représenter, comme pour une photo souvenir, au sein d’une famille céleste organisée selon ses choix : deux célébrités extérieures, les anciens dirigeants de la Cité et, en pendant avec elle, le séduisant martyr local.
Fresque des Miracles du Christ (détail)
On la retrouve ici, plus discrètement, en compagnie de son époux Francesco I da Carrara et du poète Pétrarque : car la cour de Padoue est à l’époque à la pointe de la modernité artistique.
Vierge à l’Enfant entre Saint Jean Baptiste et Saint Jean l’Evangéliste
Silvestro de Gherarducci (attr.), vers 1375, Los Angeles County Museum of Art.
Il suffit de comparer la fresque ambitieuse de Giusto di Menabuoi avec ce panneau réalisé à Florence exactement à la même époque : le donateur est de taille souris, et si les saints sont les mêmes que ceux choisis par Fina Buzzaccarini, leur position en pendant est lourdement justifiée : à gauche le précurseur annonce en boucle « Voici l’agneau de Dieu, voici.. », à droite l’évangéliste vérifie dans son livre la citation que tient l’Enfant : « Je suis la lumière » (Jean, 8:12).
Le seul élément subjectif, très discret, est la bande d’hermine blanche sur laquelle Jésus est posé, et dont on comprend qu’elle est un cadeau du donateur, lui aussi fourré d’hermine.
Le « trou » aux pieds de Marie n’a pas de valeur symbolique : c’est un dispositif purement graphique permettant d’accentuer la profondeur et de caser le donateur et les saints sur les avancées de la plate-forme (voir d’autres exemples dans 2-8 Le donateur in abisso)
Vierge à l’Enfant avec les deux Saint Jean et l’évêque Giovanni Rusconi
Anonyme, vers 1410, Duomo, Parme
Cette fresque décore la chapelle funéraire de l’évêque Giovanni Rusconi. L’Enfant l’accueille sans lé bénir, mais en lui tendant sa main droite. Saint Jean l’Evangéliste figure à gauche en tant que patron de la chapelle ; à droite la banderole tenue par Saint Jean Baptiste fait écho à la volute de la crosse.
Un texte détourné (SCOOP !)
A cette position inhabituelle, sans le geste de l’index tendu et le texte qui habituellement l’accompagne (Voici l’Agneau de Dieu), Saint Jean Baptiste perd son rôle traditionnel de Précurseur (dans l’Evangile) et d’admoniteur (dans l’image), au profit du rôle plus sombre de celui qui ferme la marche.
Le phylactère affiche une citation tronquée d’Isaïe :
Je suis la voix qui crie dans le désert, préparez-vous ! « Ecce vox clamantis in deserto, parate… » Isaïe 40, 3
En tronquant le texte d’Isaïe (« Une voix crie dans le désert : Préparez dans le désert le chemin de l’Eternel »), la citation prend le sens funèbre qui convient à un mémorial.
2) La bénédiction sur la droite
Le second cas le plus fréquent, dans ces premiers temps du donateur à taille humaine, est celui de la « retro-invitation », ou bénédiction sur la droite. C’est par cette formule que que se fait son irruption fracassante, à taille réelle, dans la peinture monumentale.
Le tout premier donateur à taille humaine : San Gimignano, 1317
Maesta
Simone Martini, 1315, Palazzo Pubblico, Sienne
Cliquer pour voir l’ensemble
En 1315, Simone Martini décore le mur latéral de la Salle du Conseil par une grande Maesta : la Vierge sur le trône, entourée de nombreux saints et anges. Mais inutile d’y chercher un donateur.
Maesta avec le donateur Nello Tolomei
Lippo Memmi, 1317, Palazzo comunale, San Gimignano
En 1317, Nello Tolomei, le maître de la cité de San Gimignano, commande à Lippo Memmi, le beau-frère de Simone Martini une fresque similaire et encore plus riche, qui se développe cette fois sur toute la longueur de la salle (à noter que les deux couples de saints sur les bords ont été rajoutés après 1350).
L’inscription en italien et en lettres capitales qui court au bas de la fresque dit toute a fierté du commanditaire :
Au temps de messire Nello fils de messire Mino de Tolomei de Sienne, honorable podestat et capitaine de la commune et du peuple de la terre de San Gimignano, 1317
Al tempo di messer Nello du messer Mino de Tolomei di Siena, onorevole potesta e chapitano del Chomune et del popolo della Terra di San Gimignano MCCCXVII
Pour le centre de la composition, Memmi a suivi étroitement le modèle de son beau-frère, en donnant un peu plus de dynamisme à la main gauche de la Vierge (qui relève légèrement la tunique de l’Enfant) et en améliorant la lisibilité du parchemin, qui porte le même verset de la Sagesse de Salomon :
Aimez la justice, vous qui jugez sur la terre » Sagesse 1,1 Diligite justucias qui judicatis terram
Mais cette exhortation, qui à Sienne s’adressait à tous les citoyens, s’adresse à Saint Gimignano surtout au premier d’entre eux, qui se présente devant l’Enfant dans tout l’apparat de son costume de podestat : souliers noirs, robe rayée, chaperon tenu dans la main, révélant le filet qui maintient ses cheveux.
Dans cette toute première apparition à grande échelle du donateur à taille humaine, l’artiste insiste sur le dialogue entre les deux figures principales :
- la Mère avec l’Enfant, qui tient le parchemin portant son commandement ;
- le Saint Patron Nicolas avec Nello (diminutif de Nicolo), qui tient le parchemin portant sa réponse.
Celle-ci, sous forme d’une prière à la Vierge, est aussi une explication très précise, à l’usage du spectateur médusé, de cette grande innovation picturale :
Salut, Reine du monde, Mère de Dieu
Qui sans souffrance a enfanté le Christ
A vous je recommande le dévot ci-dessous :
Nello de Maître Mini Tolomei
Dans vos bras je demande, par amour pour moi,
Qu’il vous plaise de l’accueillir
Afin qu’il soit mêlé à vos saints,
A vos anges, à vos patriarches et au Dieu vivant.
Salve, regina mundi, mater dei
Qui sine pena peperisti christum
vobis commendo devotum infrascriptum
Nellum Domini Mini Tolomei
In ulnis vestris rogo amore mei
Ut placeat vobis suscipere istum,
Et inter sanctos vestros esse mixtum
Angelos, Patriarchas vivi Deo
« esse mixtum (qu’il soit mêlé ») : la raison d’être, en deux mots, du donateur à taille humaine.
2.1) Quelques épitaphes de chevaliers
Après cette apparition spectaculaire, mais sans lendemain compte tenu de la magnificence nécessaire, la formule du donateur à droite ne va se maintenir en Italie que dans deux contextes très particuliers : le premier est celui des épitaphes de chevaliers.
Vierge à l’Enfant avec un chevalier présenté par Saint Jean Baptiste
Pietro Lorenzetti, vers 1325, basilique de San Domenico, Sienne
Dans cette fresque qui faisait très probablement partie d’un monument funéraire, la rhétorique de la présentation à la Madone est particulièrement éloquente : Saint Jean Baptiste se porte garant de l’âme qui arrive au ciel, la Vierge le regarde d’un air suspicieux et l’Enfant se décide à bénir, mais sans sourire.
Les fresques de San Giorgetto de Vérone
Les épitaphes avec un chevalier à taille humaine vont très rapidement se simplifier et se codifier, comme on peut l’observer, à Vérone, dans la petite église San Giorgetto : on y a redécouvert récemment un ensemble de fresques datant de la période entre 1350 et 1400 où l’édifice était attribuée aux mercenaires de la compagnie teutonique des chevaliers de Brandebourg.
Elles montrent des compositions très stéréotypées dans lesquelles Saint Georges, patron de la chapelle, présente le chevalier défunt à la Madone, qui tend l’Enfant systématiquement du côté du chevalier.
1354, une sainte avec le donateur, Saint Georges, Madone, Saint Christophe 1354, Sainte Catherine, Saint Georges avec le donateur, Madone, Saint Pierre Martyre
Dans les deux fresques les plus anciennes, le chevalier se présente par la gauche
1355, Madone, donateur, Saint Georges, Sainte Catherine 1358, Saint Christophe, Madone, Sainte Catherine avec le donateur, Saint Georges,
Dans les deux suivantes, il se présente par la droite.
Madone, donateur avec Saint Georges, Sainte Catherine Donateur avec Saint Georges, Sainte Catherine, Madone
1370-80, Bartolomeo Badile
Dans les deux fresques les plus récentes, signées Bartolomeo Badile, le donateur se présente tantôt à gauche et tantôt à droite.
La série de San Giorgetto [3] montre que, même pour un ordre militaire, la règle héraldique n’est pas déterminante puisque Bartolomeo Badile peint côte à côte les deux compositions.
Il semble néanmoins que la formule primitive soit celle du donateur à gauche, dans la position honorable qui sied à un chevalier : la présence de Saint Georges, à la fois présentateur du chevalier et garde du corps de Marie, est certainement un facteur facilitant pour éliminer l’effet d’intrusion lié à l’accroissement de taille.
La position du chevalier à droite apparaît plus tard, par souci de variété.
Vierge à l’Enfant avec Sainte Catherine, Sainte Ursule, Saint George et le donateur Teodorico da Coira (Chur)
Simone da Corbetta, après 1382, Brera, Milan (provient de église de Santa Maria dei Servi)
Vierge à l’Enfant avec Saint Ursule et un donateur
Antonio Baschenis , 1461 , église Santo Stefano, Carisolo
Dix ans plus tard, on trouve à Milan un autre exemple de bénédiction à droite : le défunt chevalier est présenté à l’enfant bénissant par deux saintes martyres, avec Saint Georges en sentinelle.
Pour comparaison, dans une vallée reculée du Trentin, cette épitaphe très retardataire en est resté à la taille enfant, un siècle après les innovations de Vérone.
Madone, une sainte avec un donateur laïc
1380-1400, église San Giorgetto, Vérone
Madone, Saint Jacques avec un donateur laïc
1380-1400, église Santa Anastasia, Vérone
Dès la fin du XIVème siècle , la taille humaine s’y est d’ailleurs propagée à des donateurs laïcs, avec disparition de Saint Georges.
Les fresques de Sant’Anastasia de Vérone
Une autre église de Vérone, Sant’Anastasia, est célèbre pour ses tombeaux de chevaliers : mais ils n’apparaissent à droite que dans des cas très particuliers.
Alticchiero, vers 1370, entrée de la chapelle Pellegrini Église Sant’Anastasia, Vérone
A l’extérieur de la chapelle Pellegrini, deux épitaphes montrent le chevalier à gauche, avec l’enfant bénissant.
Martino da Verona, 1392, Chapelle Pellegrini
A l’intérieur de la chapelle, dans ces deux monuments qui se font face sur les murs gauche et droit, c’est une logique topographique qui règle la position de l’Enfant : il est tourné vers l’entrée de la chapelle, de manière à accueillir le spectateur en le bénissant.
Il serait donc logique que, dans la fresque du mur droit, le chevalier se trouve à droite pour bénéficie lui-aussi de la bénédiction. Cependant, la présence de deux autres chevaliers de plus petite taille (probablement ses enfants) l’oblige à rester à gauche. On ne connaît malheureusement pas l’identité de ces trois membres de la famille Bevilacqua.
Monument de Federico Cavalli
Stefano da Zevio, 1369 , chapelle Cavalli
En revanche, dans l’arcade sur le mur droit de la chapelle Cavalli, le donateur est bien à droite, face à l’Enfant qui accueille le spectateur.
L’Hommage à La Vierge de trois membres de la famille Cavalli
Altichiero da Zevio, 1370 , fresque de la chapelle Cavalli, Eglise Sant’Anastasia, Vérone
Dans la célèbre fresque située juste au dessus, la situation est théoriquement différente puisque, stricto sensu, les trois chevaliers s’agenouillent face à Marie (voir 2-1 En vue de profil), et non pas à sa droite. Mais le résultat est visuellement identique.
Chaque chevalier est présenté par son saint patron ( Georges, Martin et Jacques). L’emblème de la famille figure à différents endroits : sur les écus des écoinçons du portique, sur les casaques de deux des chevaliers, ainsi que sur les cimiers de parade accrochés dans leur dos ou posé au sol (pour cause d’encombrement).
2.2) La conversation au jardin
Le second cas de bénédiction sur la droite est inventé lui-aussi en Italie du Nord, non plus dans un contexte militaire et funéraire, mais dans l’ambiance courtoise d’une conversation au jardin.
Missa in festivitate sancti Bernardi
1369-73, Jean d’Arbois, BNF, ms. lat. 1142 fol1r
C’est dans l’entourage du duc de Milan Jean Galéas Visconti, grand amateur de livres, que s’introduit cette nouvelle formule. Jean d’Arbois était un peintre de cour français, qui vécut à la cour de Milan pendant quelques années [5]. C’est lors de ce séjour qu’il a inventé cette étrange composition dans laquelle le jeune duc s’agenouille à la droite devant l’Enfant, qui de la main gauche l’encourage à s’approcher, tandis que Saint Bernard impose sa main sur sa tête, Saint Antoine abbé sur son épaule, et que le Christ lui même, en Homme de douleurs couvert de plaies, ferme l’escorte (on notera l‘identification quelque peu mégalomaniaque entre le profil du jeune duc barbu et celui du Christ).
Vierge de l’Humilité avec le donateur Giangaleazzo Visconti
Heures à l’usage de Rome, Lombardie, vers 1380, BNF manuscrit Smith-Lesoüeff 22, fol 15
Dans cette seconde version moins solennelle, avec cette fois une Vierge d’Humilité, le duc est un peu plus âgé et l’escorte a été transposée : Sainte Catherine a remplacé saint Bernard en tant que présentatrice, Saint Antoine abbé pousse toujours le duc à l’épaule et Jésus est ici encore dupliqué,mais sur les épaules de Saint Christophe.
Sainte Catherine n’a pas d’attribut identifiable, mais elle est un des quatre saints, avec Saint Antoine abbé, auquel des messes sont dédiées dans le livre. Elle partage avec Marie un geste particulièrement élégant de la main droite (le pouce et l’index en anneau), qui a pour effet , par la similitude entre les deux « mères », de suggérer à nouveau l’identification du duc à l’Enfant-Jésus.
En outre, la barrière dans le coin inférieur gauche introduit le thème du jardin clos et de la Virginité ce qui, comme le note Edith W. Kirsch, est conforme à la destination du manuscrit :
« La présence de Sainte Catherine, la Vierge de l’Humilité et l’insistance sur la chasteté est tout à fait appropriée pour un manuscrit réalisé comme cadeau de mariage de Giangaleazzo à Caterina Visconti. Une des nombreuses formes d’invocation à Saint Christophe était la protection contre la mort subite. Pour Giangaleazzo, dont la première épouse était morte en couches à l’âge de vingt trois ans, cette invocation devait revêtir une particulière signification. » ([6], p 30)
Vierge à l’Enfant avec le comte Bertrando de Rossi, conseiller et ambassadeur de Jean-Galéas Visconti
Missel à l’usage des frères mineurs, Lombardie, 1388, Gallica BNF ms. lat. 757, fol. 109v
La même composition se propage dans l’entourage du duc. Bien que nous soyons toujours au jardin, le croissant sur le socle du trône et les rayons autour de l’Enfant Jésus font référence à une autre iconographie, celle de la Vierge au croissant de lune, dans laquelle le donateur est quasiment toujours situé à gauche (voir 3-3-1 : les origines). C’est donc bien le mimétisme avec son seigneur qui explique cette position anormale du comte Bertrando de Rossi.
La Vierge à l’Enfant avec Saint Jean l’Evangeliste, Saint Antoine Abbé et un donateur
Ecole de Pavie, vers 1400 , North Carolina Museum of Art
Toujours en Lombardie, mais lorsque s’éloigne l’influence de Jean-Galéas Visconti, on constate un retour à la représentation conventionnelle du donateur à taille humaine, à gauche de la Vierge représentée en Reine des Cieux, entourée de rayons et couronnée par deux anges.
Le donateur a été repeint probablement vers 1452, en même temps que le blason a été surchargé par celui des Sforza et qu’une bande de papier a été rajoutée en bas. L’identité du premier propriétaire est inconnue [7].
L’inscription du bas est intéressante car elle juge bon d’expliquer au spectateur de 1452 une mise en scène réalisée pour quelqu’un d’autre un demi-siècle auparavant :
« Remarquable et diligeant homme Matteo Attendolo Bolognini, préfet de Pavie, fait Comte de Sant’ Angelo par Francesco Sforza Duc de Milan en 1450, sous le commandement des Saints Jean l’Evangéliste et Antoine abbé, se place sous la protection de la Mère de Dieu ».
SPECTABILIS AC STRENUUS VIR MATTHAEUS DE ATTENDOLIS BOLOGNINUS, TICINENSIS ARCIS PRAEFECTUS / CREATUS SANCTI ANGELI COMES A FRANCISCO SFORTIA MEDIOLANI DUCE ANNO MCCCCLII, COMMENDAN / TIBUS, SANCTIS JOHANNE EVANGELISTE, ET ANTONIO ABBATE, AB DEIPARA CLIENTELAM RECIPITUR/
Les expressions « commendantibus » et « clientelam recipitur », en décrivant la scène dans un vocabulaire plus administratif que religieux, perdent sans doute de de vue l’intention première du panneau.
Vierge à l’Enfant avec le donateur Pietro de’ Lardi, présenté par Saint Nicolas
Maître GZ, 1420-30, MET, New York
La longue inscription identifie le donateur, un laïc, et le saint qu’il a choisi pour patron [8]. Pour les non-lettrés, le peintre a donné une indication permettant de reconnaître Saint Nicolas, bien connu comme protecteur des enfants : le geste très inhabituel de Jésus empoignant sa crosse.
La Vierge étant en extérieur – comme le montre le mur de brique – l’artiste a eu l’idée pour la protéger de rajouter un toit en tonneau, qui fait de son trône ouvragé un meuble de jardin tout à fait extraordinaire.
Livre d’Heures, France
Vers 1420, Morgan MS M.960 fol. 117r
C’est vers 1420 que la formule milanaise de la « Conversation sacrée au Jardin clos » s’introduit en France, avec la protection qui accompagne désormais la Madone en extérieur : le dais au dessus de sa tête.
On constate que l’enlumineur ne maîtrise pas bien la bénédiction sur la droite : il a l’idée de représenter la Vierge de trois quarts, se tournant vers le donateur. Mais si le dais suit bien le mouvement, le trône reste en vue frontale.
Livre d’Heures de Jeanne de La Tour Landry
Vers 1410, Lyon, BM, MS 574
Livre d’Heures à l’usage de Paris
Vers 1420, Morgan Library MS M.1000 fol. 230r
La formule s’installe progressivement, que la Vierge soit debout ou assise, en conservant l’ambiguïté entre une scène d’extérieur (dais, coussin) et une scène d’intérieur (prie-Dieu) : le fond en échiquier ne prend pas partie. Seul le sol vert dans la première image, le tissu vert à fleurs du prie-Dieu dans la seconde, évoquent une pelouse.
Livre d’Heures, France (probalement Besançon)
Vers 1430, MS M.293 fol. 149r
Ici en revanche, le sol vert, le rempart et le pot de fleurs signalent clairement le jardin clos. La chaise curule est maintenant vue de trois quarts, comme le dais.
Vierge à l’Enfant avec le donateur, fol 22v Vierge à l’Enfant, fol 27v
Livre d’heures de Jean de Dunois,
1436-50, British Library YatesThompson3
Dans les Heures de Jean de Dunois, la Madone apparaît deux fois, en extérieur :
- tout d’abord tournée vers la droite, assise sur une chaise et en présence du donateur agenouillé, pour illustrer la prière « Obsecro te » (Je te supplies)
- puis à la miniature suivante, tournée vers la gauche, assise sur un coussin et entourée d’anges musiciens, pour illustrer une prière moins subjective, « Intemerata et in aeternum benedicta » (« Intacte et bénie éternellement…)
Jugement Dernier avec le donateur, folio 32v
Encore une miniature plus loin, le donateur réapparaît, accompagné par Saint Jean qui lui montre le Jugement dernier. C’est sans doute pour respecter ici la position conventionnelle de la vision de Saint Jean (voir 3-4-1 : les origines) que l’illustrateur, par souci de variété, a représenté le donateur à droite dans la première miniature.
Livre d’heures à l’usage de Sarum (Angleterre ou France)
Vers 1440, Bristish Library Sloane 2321 f. 125
Livre d’heures, France du Nord ou Flandres
Vers 1445, Morgan M.287 fol. 21r.
Après 1450 environ, toutes les formules vont désormais cohabiter : on trouvera des donateurs à taille humaine aussi bien à gauche qu’à droite, avec des Enfants bénissant ou non bénissant.
[7] http://www.columbia.edu/cu/libraries/inside/projects/climb/collections/ncma/ncma-20040326.xml
http://ctl.w3.uvm.edu/omeka/exhibits/show/plague/lombardy/madonnlom-madonnaandchildwiths
[8] https://www.metmuseum.org/art/collection/search/437014