Magazine
"Socialistes ou capitalistes, dans tous les pays l'homme est écrasé par la technique, aliéné à son travail, enchaîné,
abêti. Tout le mal vient de ce qu'il a multiplié ses besoins alors qu'il aurait dû les contenir ; au lieu de viser une abondance qui n'existe pas et n'existera peut-être jamais, il lui aurait
fallu se contenter d'un minimum vital, comme le font encore certaines communautés très pauvres- en Sardaigne, en Grèce, par exemple-où les techniques n'ont pas pénétré, que l'argent n'a pas
corrompues. Là les gens connaissent un austère bonheur parce que certaines valeurs sont préservées, des valeurs vraiment humaines, de dignité, de fraternité, de générosité, qui donnent à la vie
un goût unique. Tant qu'on continuera à créer de nouveaux besoins, on multipliera les frustrations. Quand est-ce que la déchéance a commencé ? Le jour où on a préféré la science à la sagesse,
l'utilité à la beauté... Mais maintenant qu'on en est arrivé là, que faire ? Essayer de ressusciter en soi, autour de soi, la sagesse et le goût de la beauté. Seule une révolution morale, et non
pas sociale ni politique ni technique, ramènerait l'homme à sa vérité perdue. Du moins peut-on opérer pour son compte cette conversion : alors on accède à la joie, malgré ce monde d'absurdité et
de désordre qui nous cerne."
in, Les belles images, 1966
La science n'est pas antinomique de la sagesse, technique et beauté pourraient s'harmoniser. Et il ne s'agit pas de revenir aux communautés frugales. N'empêche,
même si le discours de Beauvoir est un rien outré, elle a raison sur un point majeur : la nécessité d'une révolution morale, non pour nous contraindre mais pour nous affranchir.