À la tête d’Ineos, conglomérat pétrochimique, l’homme le plus riche du Royaume-Uni, exilé fiscal, sponsorise désormais la plus grande équipe cycliste mondiale, ex-Sky.
Quelque chose dans le regard, très raccord avec l’image qu’il se donne à souhait, exprime l’appétit de ceux qui ont déjà tout. Dégingandé, des lourdes poches sous les yeux, direct et massivement accroché à des objectifs qu’il exprime rarement en public, Jim Ratcliffe n’est pas l’homme le plus riche du Royaume-Uni pour rien. S’il pèse 21 milliards de livres (24,4 milliards d’euros), selon le Sunday Times, le patron d’Ineos, géant de la pétrochimie, revendique avec fierté sa mauvaise réputation de capitaliste dominateur et controversé. Ni vert, ni tendre, ni souple, ni philanthrope, celui qu’un syndicaliste avait un jour surnommé «Dr No», le méchant dans James Bond, n’a pas investi dans le cyclisme pour ses idées progressistes. Pourtant, depuis le 1er mai dernier, jour de la Fête des travailleurs, le self-made-man au parcours fracassant possède la première équipe mondiale, l’ex-team Sky, rachetée à prix d’or. Un symbole. Sinon une provocation. Que l’équipe qui a remporté six des sept derniers Tours de France, avec Bradley Wiggins, Christopher Froome puis Geraint Thomas, soit désormais sponsorisée par un conglomérat pétrochimique, quoi de plus logique? S’ajoutent aux soupçons de dopage ceux de vouloir laver plus blanc une étiquette de «pollueur». Présente dans vingt-quatre pays, Ineos possède en effet des raffineries, fabrique des plastiques, des solvants et des carburants, et aspire aussi à produire du gaz de schiste en Angleterre…
Anobli en 2018, le milliardaire de 66 ans a grandi à Manchester et assure avoir appris à compter en inventoriant les cheminées d’usine qu’il voyait depuis sa chambre de gamin. Son père était menuisier, puis directeur d’usine. Sa mère, employée de mairie. Après un diplôme d’ingénieur chimiste, Jim Ratcliffe débute une modeste carrière à la compagnie pétrolière Esso, puis étudie la finance, avant de rejoindre un groupe privé en capital-investissement. Le déclic. En 1992, avec un emprunt garanti sur sa propre maison, il achète à bas prix la division chimique du pétrolier BP, Inspec, qui devient Ineos en 1998. C’est le début des acquisitions boulimiques. Une usine à Anvers, en Belgique. Et, en 2005, sur un simple coup de téléphone alors qu’il participe à une sortie en VTT dans les montagnes écossaises, sous une pluie drue, il met la main sur Innovene, une autre filiale de BP, à l’envergure beaucoup plus importante: dix-neuf usines d’un coup, dont deux raffineries en difficulté financière, notamment celle de Lavéra à Marseille. «J’étais tout à coup en train de racheter deux énormes raffineries et on n’y connaissait que dalle», a raconté Ratcliffe au Sunday Times, l’an dernier.Vent debout contre toute pratique syndicale et partisan de la manière dure, l’homme, pro-Brexit acharné, ne cesse de critiquer les taxes, les législations environnementales et l’idée même des impôts. Pas le genre à s’émouvoir de ses choix et des éventuelles polémiques qui en découlent. Pour preuve, Jim Ratcliffe ne cache pas son exil fiscal, il s’en vante. Basé à Monaco – comme la plupart des cyclistes de son écurie, dont Chris Froome –, il avait même déménagé son entreprise en Suisse, après la crise de 2008, pour « réduire la facture », selon sa propre expression. Au cœur de cette toile tentaculaire, se trouve Ineos Limited, une société enregistrée – comme par hasard – à l’île de Man, dont il détient 62%. Sa méthode de management n’a rien d’innovant, mais au moins signe-t-elle par la brutalité son option ultralibérale avérée. Les salariés concernés par ses rachats peuvent témoigner : réduction drastiques des coûts, suppression massive de cadres dirigeants intermédiaires, attaques antisyndicales systématiques, entraves aux droits des personnels et, bien sûr, obligation pour chaque actif de dégager une trésorerie positive calculée à l’avance. «Quand j’ai investi en 1992 pour la première fois, j’avais mis sur la table 40 millions de livres, analyse-t-il (1). Je demande donc à tous mes collaborateurs de faire aussi bien, s’ils le peuvent!»
Sa frénésie a depuis gagné le sport, bien que ce soit assez récent. Pratiquant le vélo, la voile et le ski, Jim Ratcliffe a d’abord racheté, en 2017, un club de football en Suisse, Lausanne Sport. En 2018, il a même convaincu Ben Ainslie et le team UK, le défi britannique engagé dans la prochaine Coupe de l’America en 2021, d’accepter son sponsoring. Accord scellé dans un pub. «Je voulais juste prendre un gin tonic et ça m’a coûté 110 millions de livres» (128 millions d’euros), aurait-il plaisanté, rapporte l’Équipe. Forcément, l’idée de racheter la prestigieuse et ultradominatrice équipe Sky devait germer depuis longtemps. Mais pourquoi? «Ineos gagne de 6 à 7 milliards de dollars par an, répond-il. Quel mal de vouloir mener à bien ces projets?» Et il ajoute: «C’est ridicule de dire qu’on pratique le greenwashing (blanchiment écologique). Ça fait vingt ans qu’on dirige cette entreprise, elle a du succès, on aime le sport et on peut se permettre de réaliser ces opérations de sponsoring. Quel est le problème?»
Un argument peu partagé, en Grande-Bretagne, par les associations de défense de l’environnement. «Cette décision de financer une équipe cycliste est une façon de laver son image de pollueur, accuse Frack Free United, un réseau anti-gaz de schiste. L’hypocrisie est évidente. L’an dernier, l’équipe Sky faisait campagne contre le plastique dans les océans. Cette année, elle est sponsorisée par un producteur de plastique.» Ineos emploi près de 20.000 salariés et réalise un chiffre d’affaire de 54 milliards d’euros, dont 12% en France. Ceci explique cela. D’ailleurs, depuis une semaine, l’entrepreneur serait sur le point de racheter le club de football de l’OGC Nice. Entre Monaco et la baie des Anges, à peine 22 kilomètres. Juste un petit contre-la-montre…
(1) Lu dans son autobiographie, The Alchemists, éditions Biteback, 2018.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 5 juillet 2019.]