Pour la deuxième fois, 8 ans après le premier épisode (2011), je suis à nouveau jury dans le cadre du Prix du meilleur polar des éditions Points.
Concrètement, cela signifie dix livres à lire pour déterminer quel auteur, quel style, quelle intrigue tire le mieux son épingle du jeu. Tous les titres, logiquement, sont publiés par les éditions Points au format poche – ils sont d’ailleurs en librairie estampillés d’un « Sélection des lecteurs ».
J’ignore comment la sélection initiale est faite. Certains de ces livres sont parus à l’origine il y a plus de vingt ans, d’autres datent d’à peine plus d’un an. La majorité sont signés par des auteurs français, mais la sélection nous balade dans d’autres contrées. A ce jour, j’ai six livres sous la main (quatre arriveront plus tard), dont la moitié de lus à l’heure où j’écris ce premier article.
Pour résumer brièvement mon expérience d’il y a 8 ans, il y avait dans le lot deux véritables pépites comme je l’avais signalé à l’époque : Leonardo Padura et son Les brumes du passé (Cuba), et Pete Dexter pour son Cotton Point (Etats-Unis) que le jury avait très majoritairement plébiscité (les deux titres avaient reçu le plus de votes, avec une belle avance pour le second). Il y avait aussi de très mauvais titres (Origine par Diana Abu-Jaber demeure parmi mes pires lectures). Des choses efficaces, certaines banales, des moments de détente, des moments d’ennui, des moments de fascination. Bref, un panel du polar finalement assez éclectique et, en somme, fidèle à la diversité de l’éditeur.
Pour le coup, je considère Rivages et Points comme les meilleures maisons d’édition de roman policier à l’heure actuelle en France (sans prendre en compte les classiques de la littérature policière vieux de plusieurs décennies). Et, dans le cas de Points, j’y ai mes fétiches : notamment Leonardo Padura, Jean-François Vilar, Pete Dexter, Cormac McCarthy (un seul livre classé en polar, le reste est considéré comme littérature à part entière – la démarcation est discutable dans les deux sens et on rentrerait dans un débat sans fin, où Padura serait convoqué une fois encore, et bien d’autres).
Pour la fournée annuelle des dix sélectionnés, plus encore qu’il y a huit ans, j’ai choisi d’être aux aguets, mordant, de relever autant que possible le moindre accroc comme les traits de génie, les ratés dans l’intrigue ou la narration comme les pointes marquantes en cours de lecture. Bref, de tenter autant que possible de désosser chaque livre tour à tour de façon assez détaillée sans pour autant donner trop d’éléments pour ne pas vous gâcher la lecture (à plus forte raison si le livre ou l’auteur sont bons !).
Je publierai donc un article pour chaque livre afin de partager mon retour sur les pages tournées, en essayant aussi de renifler un peu l’architecture ou les références de tel ou tel auteur, ou plus simplement le pourquoi (de façon bien subjective) du fonctionnement efficace ou non du bouquin. Tout cela de façon chronologique selon mon ordre de lecture.
Bref, place au sujet avec le premier livre ouvert dans cette série (les six premiers auteurs me sont tous inconnus) :
Renaud S. Lyautey – Les saisons inversées
Et ce premier contact n’est pas bon. Pas dramatique pour autant, mais mauvais, par trop convenu, et les éléments qui composent l’intrigue sont mal répartis. Explications.
Le livre est publié à l’origine en 1999 et il s’agit alors du premier roman que signe Lyautey. « Meurtre au Quai d’Orsay » indique le sous-titre, et le quatrième de couverture nous annonce une plongée dans « l’agitation du ministère », sans compter que l’auteur est lui-même présenté comme diplomate et ambassadeur (il semble que Lyautey soit un pseudonyme), ce qui rajoute sur le tout un enrobage de vécu, de fidèle, de crédible.
Pour le lecteur, cela ajoute une curiosité aussi ; si les couloirs du Quai des Orfèvres sont un coin assez familier dans le polar français, les couloirs d’un ministère sont moins souvent arpentés par un protagoniste et le lecteur qu’il entraîne derrière lui. Et puis, il y a du même coup ce doute, savoir si l’on s’apprête à ouvrir un polar dans un cadre ministériel (un simple paysage finalement) ou si l’intrigue va carrément tomber dans le politique et sortir ainsi un peu plus des sentiers battus. Alors, quid ?
Tout débute avec le meurtre d’un diplomate à l’intérieur du Quai d’Orsay. Et le protagoniste, René Turpin, se retrouve embarqué dans l’enquête par sa hiérarchie, pas vraiment contre son gré, mais sans y avoir une réelle motivation personnelle, d’abord pour aider la DST qui enquête et n’est pas assez familière des couloirs feutrés du ministère.
Les bases posées le long des vingt premières pages, dans une narration classique Lyautey frappe au détour d’un paragraphe avec une formule lourde et poétique « Au bord du fleuve, les scribes polyglottes se turent. » (p. 14) Brisure soudaine du rythme assez banal, le coup marque, et on se demande si l’auteur osera ce genre de choses sur la longueur, et avec le même panache. Et puis…
Et puis, rien. A une ou deux exceptions peut-être (une tentative ratée – p. 123), cette incursion chargée sera la seule de tout le livre. Du coup, c’est l’effet inverse qui se produit : on se demande ce qu’elle vient faire là. Le sursaut littéraire s’estompe, la déception grandit.
Et ça ne va pas en s’arrangeant car des lourdeurs apparaissent, des phrases fades, un manque de fluidité récurrent. Un ensemble de défauts qui s’aggrave sur le final, le temps des 50 dernières pages, avec une scène de sexe tirée d’un mauvais sitcom ou de 50 shades : « Il flottait toujours dans la chambre une odeur de sueur, de sexe et de savon, et il se demanda comment prolonger cet instant » (p. 215).
Une pensée me ramène vers Padura, vers ses interdits sexuels tellement bien trouvés, bien tournés et joueurs (dans Les brumes du passé) « Refusant la solution masturbatoire à laquelle il recourait avec une fréquence notable malgré son âge inadéquat, [il] opta pour la douche, confiant dans la capacité de l’eau à le laver de ses obsessions et de ses chaleurs adolescentoïdes. » et ses obsessions et dérives charnelles : « Il respira avec gourmandise l’odeur de peau propre et féminine, sans se rendre compte que ses mains, son odorat, sa langue parcouraient une femme tandis que son cerveau altéré en cherchait obscurément une autre. » Là, c’est une évidence, on est en compagnie d’un grand bonhomme dont la plume tape avec brio – et c’est sans compter sur les relents de sa Havane, le charme tropical de ses intrigues, balancées entre le côté démerdard des Cubains et l’odeur du rhum ambré.
Lyautey pour le coup ne se contente pas des couloirs et des rues parisiennes, lui aussi fait voyager son lecteur. Mais lui le fait de façon exotique, ou plutôt touristique, puisqu’il en appelle à l’Iran et au Chili notamment. Mais non seulement l’intrigue en elle-même ne parvient pas à légitimer totalement ces déplacements, mais une fois l’intrigue bouclée, le voyage n’en valait pas la peine.
Les paysages ne sont même pas ceux d’une carte postale, le déplacement n’est finalement qu’utilitaire. Une information glanée ici, un évènement là-bas. Pas vraiment de moiteur, pas de saveurs culinaires, pas de déambulations en profondeur, pas non plus de véritable culture – au mieux quelques rappels historiques. Un manque évident dans la dynamique du tout. Changez un ou deux éléments, le nom de tel personne, il ne reste plus qu’à donner un autre nom de pays, le déménagement aura été opéré. Pourtant, en tant que lecteur, on suppose que Lyautey est passé par ces pays, qu’il ne les a pas choisi au pif sur une mappemonde… Alors, a-t-il passé trop de temps dans son ambassade et dans les lieux officiels, et pas assez dans les rues de Santiago ou celles de Téhéran ?
Cette dérive amène à un autre élément, et à une hypothèse. Car, ce que Lyautey raconte peut-être encore le mieux, ce sont de brefs jeux de couloirs, des intrigants (plus que des intrigues), des mesquineries, des tentations rapportées lors d’anecdotes ou qui prennent brièvement place entre deux pages.
Concrètement ? Le fait que l’un baise avec l’autre, qu’il s’est passé des frasques dans telle ambassade, que ce type (un supérieur hiérarchique le plus souvent) est imbuvable, et qu’au milieu de tout cela, eh bien son protagoniste René Turpin est un peu dépassé, un peu lassé.
Ca, ça sent le vécu. Là, il y a affluence de détails (ou récurrence de ce type de chamailleries et de racontars). Forcément, on en vient à se demander si Lyautey ne règle pas quelques comptes au passage et si, en creusant un peu, on ne pourrait pas coller sur tel ou tel personnage de son roman un bonhomme bel et bien réel, croisé au cours de sa carrière, un supérieur un peu trop venimeux, une jalousie de bureau, ou tout simplement une ambiance générale dans ce petit monde du ministère qu’il a fréquenté et côtoie toujours.
L’intrigue au final est classique. On revient donc à l’option 1 du début de cette réflexion – plutôt que de sombrer dans le politique, Lyautey reste en surface avec le panorama ministériel, pas plus. Certains lecteurs (moi le premier) regrettent donc un côté plus poisseux, plus pervers, un jeu vicieux de pouvoir qui reste désespérément lointain. On voudrait un Quai d’Orsay nauséabond ou un cas criminel qui nous conduise dans des méandres peu ragoûtants (je pense à une autre auteur : Dominique Manotti – Nos fantastiques années fric en particulier -) de la politique. Mais Lyautey ne veut pas se l’autoriser. Probablement ne peut-il pas se l’autoriser : il est diplomate, neutralité avant tout.
Enfin… neutralité… On se dit qu’il règle quand même des comptes, mais cela rendrait presque l’exercice mesquin dans l’odeur qui se dégage au fil des pages.
Un ultime point négatif, le protagoniste de Lyautey, son René Turpin, qui souffre d’un manque de charisme évident. Et son implication dans l’affaire est proche du zéro absolu : il se contente de suivre un ordre hiérarchique direct et n’a strictement aucun lien, aucune émotion vis-à-vis du meurtre ou de la victime. Par conséquent, le lecteur suit tout cela sans grand émoi, avec un certain manque d’intérêt. Voire un énervement grandissant, car René Turpin est un être passif, qui subit du début à la fin (comme un fonctionnaire du ministère ? la question peut se poser), mais aussi est ressenti comme un attardé.
A de multiples reprises, lors de conversations, une information va lui être donnée deux fois, comme pour s’assurer de sa bonne compréhension des choses (et donc, c’est le lecteur qui ressent le dialogue comme une adresse directe et se demande si ce n’est pas Lyautey qui doute de sa sagacité). Ou, ailleurs, c’est une infantilisation grossière de Turpin qui a lieu (un bonhomme qui a autour de la quarantaine !) : « Promets-moi que tu seras gentil avec lui » lui dit sa mère en lui confiant le chien (p. 53) ; « n’oubliez pas » lui assène son supérieur à de multiples reprises (p. 23 par exemple) ; « Nous coinçons toujours sur la question du mobile, je vous le rappelle » lui lance-t-on (p. 117)… C’est tout de même vexant – pour Turpin et pour le lecteur ! Le premier reste passif malgré tout, le second prend sur lui pour continuer l’intrigue.
Problème de narration également, l’abandon ici ou là du protagoniste pour changer de perspective et de personnage alors que 90% de l’intrigue passe par Turpin et 95% des réflexions intérieures émanent de Turpin. Pourquoi alors s’encombrer d’un autre personnage assez inutile ? Pas pour la scène de sexe évoquée plus haut tout de même et ses odeurs « de sueur, de sexe et de savon » ! si ?
Alors, est-ce que tout dans Les saisons inversées est aussi mauvais que cette critique un brin assassine le laisse penser ? Non, heureusement. Mais les incohérences (petites mais récurrentes), les inutilités de parcours, l’ambiance de surface, le peu de charisme des protagonistes et les choix littéraires douteux (changement de protagoniste succinct, élan lyrique soudain aussitôt écrasé) noient le récit.
Reste une intrigue convenue mais convenable, qui se dirige dans le peu crédible tout en évitant l’écart de trop vers l’impossible (ou pire, le ridicule), quelques points du monde ministériel qui apportent une touche trop rare dans le roman policier français (et auraient gagné à y patauger un grand coup), une épaisseur adéquate pour ce type de roman (250 pages), une lecture facile pour un bref détour.
Petite ironie finale et qui ne manque pas de faire tiquer à cette période de l’année 2019, la page de remerciements qui clôt le tout, où apparaît la mention « à (…) Nathalie Loiseau qui, découvrant ce roman au fur et à mesure que je l’écrivais, m'[encourageait] en me pressant de poursuivre ».
On songera à l’orientation politique actuelle de Mme Loiseau (il s’agit très certainement de la bonne, tête de liste LREM aux élections européennes) ; ni de gauche, ni de droite (dixit le président Macron en campagne, chacun aura les doutes qu’il veut sur la question après 2 ans d’existence politique du parti) ; on songera au côté bien neutre de Lyautey dans son intrigue ; on songera enfin aux petits pics qu’aurait envoyé Mme Loiseau à ses coreligionnaires de Bruxelles, et à ces petits pics que M. Lyautey adresse probablement à quelques-uns des collègues qu’il a fréquenté, et on fermera le livre avec un léger sourire ironique aux lèvres…
Sous peu devraient suivre les deux critiques suivantes, plus enthousiastes, mais le hasard a voulu que ce soit Les saisons inversées que j’ouvre en premier.
Attentes non remplies pour ce premier livre, là où les suivants ont su opérer d’un certain charme ou carrément créer des surprises… A suivre !