Trois poètes et le quotidien
Emanuel Campo, François de Cornière, Thomas Vinau
Le quotidien est le pain de moult poètes qui ont choisi cet angle d’appréhension du réel par l’écriture, de s’en faire le scribe subjectif, émerveillé ou las, fidèle ou infidèlement ; nombreuses et variées sont ces approches du quotidien, posant cette question : le quotidien est-il le réel, et inversement ? En mars 2019, trois livres paraissent et sont dans ladite approche quotidienne.
Emanuel Campo, Faut bien manger, La Boucherie Littéraire
Le titre est une expression parlée, familière, une de celle de la vie courante qui nous amène souvent à tronquer les phrases par rapidité linguistique et pour répondre à la vie vite. Se dit « faut bien manger » par désabusement las et par excuse de ne pouvoir autrement faire. Emanuel Campo, en assez droite hoirie du réalisme carvérien (revendiquée : « Une fois de plus, la lecture/d’un poème de Raymond Carver m’inspire/un recueil entier »), Emanuel Campo a choisi, au contraire cependant de l’auteur des Vitamines du bonheur, a choisi d’en rire jaune par les voies du sarcasme teinté d’auto-dérision, en cela héritant de Richard Brautigan, mais l’absurde anamorphique en moins. Toute situation peut générer une pensée-poème satirique chez ce poète à la fois désinvolte et impertinent, qui laisse aller et parler ses pensées comme elles viennent en les coupant en vers. Cette poésie relève du spoken word, pratique spontanément orale et urbaine de la poésie dans laquelle Emanuel Campo exerce ses talents, avec le courage de ne pas faire dans la dentelle, de n’épargner personne et ne pas verser dans la séduction :
C’est quand j’ai vu
la vieille dame éternuer
au-dessus du buffet
à volonté
que je m’suis dit
« T’as raison. On aurait dû se faire un kebab. »
Profitant de saynettes de la vie quotidienne, il fait rythme, car les poèmes ne sont pas simples transcriptions des observations, et cela est ce qui préserve les poèmes de la banale banalité d’être simplement banals et sans aucune envergure. (Musicien également, évoluant sur des scènes rock, on ne doute pas que cette qualité-là chez ce poète intervient dans la composition des poèmes.) On imagine fort bien certains des longs et très longs poèmes dits sur scène, micro à la main, comme apparemment improvisés, dits de mémoire et en dansant, comme le fait si excellement John Giorno. Emanuel Campo est de cette veine, moins « humaniste » que le géant américain. Il prend cependant le risque de déplaire, ce qu’on attend quelques-fois des poètes, dans leur liberté de parole affranchie du politiquement et socialement correct des temps d’huy.
François de Cornière, Ça tient à quoi, Le Castor Astral
Créateur et animateur des Rencontres pour Lire à Caen pendant une trentaine d’années, invitant de nombreux poètes et écrivains sur scène, le poète François de Cornière fut des plus discrets quant à ses écrits, s’effaçant au profit des autres. Rattaché aux éditions du Dé Bleu, la critique en fit une sorte de chef de file malgré lui d’une poétique désignée « poésie du quotidien », laquelle ne fut pas sans susciter railleries et polémiques (on ne s’en souvient peut-être pas, mais Bertrand Visage suscita une polémique involontairement en les nommant, non sans morgue, macro-méprisant avant l’heure, en fronton du n° 540 de la NRF qui leur était consacré, « Les Moins-que-rien »), et dont pourtant se réclament quelques fameux poètes comme Valérie Rouzeau ou Eric Sautou, qui comme lui ont choisi de dire « la vie ordinaire » que narra si bien Georges Perros. Discret, voire très discret puisqu’après plusieurs publications dans les années 80 et 90 il fut en retrait éditorial pendant plus de dix ans, consacrant son temps aux Rencontres Pour Lire mais également à sa femme atteinte d’un cancer auquel après des années de lutte elle n’allait pas survivre. Il la célébra dans un livre de deuil, Le nageur du petit matin. Comme Emanuel Campo, le titre tient du registre parlé ; mais la comparaison s’arrêtera là. Si le premier relate l’instant présent, François de Cornière relate quant à lui l’instant passé. L’épigraphe choisie, de Marie Rouanet, indique bien la voie qu’on va suivre : « Toute œuvre se crée à partir de la mémoire, de son désordre où brillent les éclats minuscules des jours, où l’on trouve les débris du vécu fuyant » ; le poète tente de remettre de l’ordre dans le désordre de sa mémoire. Tout part d’un détail de vie quotidienne, et ce détail, tout en restant dans la sphère personnelle quant à son premier plan, ce détail explose en arrière-plan en une sorte de cosmogonie interrogative du temps. D’une minimalité familière, la poésie de François de Cornière s’élève en grandeur macrocosmique. La mélancolie générée par l’absence, le manque de l’épouse morte, est une mélancolie du temps qui passe généralement et pour tout le monde. Ce qui touche, dans les poèmes de François de Cornière, est l’ambition de l’humilité. Fortement teintés de tristesse, les poèmes disent ce à quoi se rattache le poète, le rescapé, le remenant dirait Villon (« Et dieu saulve le remenant ! »), à quoi il se rattache dans les menus faits de la vie quotidienne, s’étonnant, malgré la mort de l’être aimé, d’éprouver émotion sur émotion, et non point indifférence lasse. C’est un réel teinté de passé, qui fait les poèmes de François de Cornière. Ce qui marque et qui se glisse dans le corps du lecteur, pendant la lecture des poèmes de François de Cornière, est cette musicalité très particulière, intimiste, qui rappelle les airs d’Erik Satie, une sorte de monotonie émouvante qui glisse jusqu’à la fin du poème, que certains nomment « chute », qu’on lira plutôt comme une élévation finale. Il ne faut pas oublier François de Cornière comme poète majeur.
Thomas Vinau, C’est un beau jour pour ne pas mourir, Le Castor Astral
Prenant le contre-pied du titre du livre de Jim Harrison, Un bon jour pour mourir, qui est un livre dur sur l’Amérique des années 60, le livre de Thomas Vinau, au contraire de l’écrivain américain connu comme explorateur des grands espaces, le livre de Thomas Vinau explore quant à lui les petits espaces de la vie sur ton de douceur, pour rendre « 365 poèmes sous la main » (le sous-titre du livre), comme on donne 365 recettes pour bien vivre. Grand lecteur de Richard Brautigan, mais aussi de Charles Bukowski, de Pierre Autin-Grenier et de Roger Lahu, il est un écrivain qui, au contraire des deux écrivains français ci-nommés, n’a pas vraiment digéré l’écrivain américain premièrement nommé ; et bien souvent, très souvent, on a le sentiment de lire des poèmes de Richard Brautigan mal assimilés, maladroitement revisités :
La lune et le serpent vert
Ton petit cul
sur les galets froids
de la rivière
méritait bien un poème
Celui-ci livre rassemble 10 années de poèmes éparsement publiés. Le quotidien, c’est l’écriture. En un lymphatisme souriant les poèmes n’ont pas d’autre intention que le plaisir immédiat au petit poème et, ce faisant, à faire plaisir au lecteur ; aucun autre portée que soi-même, assavoir le poème et son auteur, d’un autotélisme sans étendue et qui recherche souvent la beauté poétique, avec volonté d’humour assurément, ou de l’effet de surprise poétique, « j’aurai oublié à quel point/les instants sont des rosées/qui s’évaporent » ; faisant sourire et sans plus quelques fois, et pas du tout la plupart du temps ; mais c’est peut-être l’ambition du poète : le poème n’aurait pas pour fonction d’amener à une réflexion au-delà du périmètre personnel (sur le monde, sur la langue, sur l’existence). Certes, il y a quelques réussites, qui s’imposent comme une évidence, mais elles sont rares.
Jean-Pascal Dubost