Ce court article s’intéresse à une configuration particulière, assez peu fréquente : celle où la Vierge à l’Enfant est accompagnée par Saint Joseph. Comment le donateur va-t-il s’intégrer à la Sainte Famille ?
Joseph avec le donateur : à gauche
Dayton Localisation inconnue
Pier Francesco Bissolo, 1520-25
Dans ces deux variantes, le donateur profite de sa ressemblance physique avec Saint Joseph pour faire corps avec lui et s’immiscer discrètement au plus près de l’Enfant, lequel ne tient pas compte de sa présence. A l’image des deux parents autour de l’Enfant, les deux collines encadrent un lointain encore voilé. Notons que Joseph n’est pas le patron du donateur, puisqu’il ne pose pas la main sur lui. Sa position, à droite de son épouse, correspond à l’ordre héraldique.
Sainte Famille avec un donateur, Sainte Marie Madeleine et saint François
Bonifacio de Pitati , 1510-50, collection privée
Ici encore le donateur s’autorise d’une familiarité avec le Saint Joseph pour s’immiscer près de l’Enfant, mais à l’arrière-plan, spectateur aussi négligeable que le perroquet sur sa tringle. ou la perdrix du premier plan.
Anonyme vénitien, 1500-50, collection privée
Dans ces deux tableaux de dévotion, Joseph accompagne la donatrice venue offrir un cadeau à l’enfant, rose ou pomme. Leur position à gauche est conforme aux conventions : pour Joseph à l’ordre héraldique, pour la donatrice au geste du don (voir 2-3 Représenter un don).
Joseph avec le donateur : à droite
Pier Maria Pennacchi, 1500-15, Museo civico, Bassano del Grappa
Cette composition est extrêmement illogique :
- Joseph est à droite, inversant l’ordre héraldique ;
- Marie bénit et l’Enfant offre la fleur de la main gauche ;
- le drap d’honneur ne se trouve pas derrière Marie, mais derrière Joseph ;
- la lumière vient de la droite,
Francesco di Simone da Santacroce, Nivaagaard Collection, Niva, Danemark
On ne peut la comprendre que comme une inversion délibérée de la formule très connue de Bellini, dont nous avons vu plusieurs exemples (voir d’autres dans 6-3 …en Italie, dans un Dialogue sacré). Peintre rare et excentrique, Pennacchi a voulu, en les plaçant à droite et en laissant leur visage dans l’ombre, exalter l’humilité du vieillard et de son modèle, Saint Joseph.
Vierge à l’Enfant avec Saint Jean Baptiste, une sainte, un donateur et Saint Joseph
Dosso Dossi, 1510-20, Capodimonte, Naples
Explorant la même symétrie, Dosso Dossi met lui aussi en pendant le jeune Jean Baptiste, avec sa croix, et le vieux Joseph, avec son bâton.
L’ajout d’une sainte inconnue et du donateur, tous deux regardant vers la gauche, crée une situation superposée dans laquelle le tableau se lit :
- depuis le bas de manière ternaire (flèches vertes), Jean Baptiste étant le symétrique de Joseph ;
- depuis le haut se lit de manière binaire (flèches blanches) : attirant l’attention d’un couple et étant ignoré par l’autre, Jean Baptiste apparaît comme l’analogue de l’Enfant, tourné comme lui vers la droite.
Dans cette composition raffinée, Dosso Dossi illustre le double rôle de Jean Baptiste : à la fois père spirituel (en bas) et précurseur de Jésus (en haut).
Vierge à l’Enfant avec Sainte Marie Madeleine, deux saintes, Saint Joseph avec un donateur
Pasqualino Veneto, 1496-1504, Galerie nationale, Prague
Le jeune homme est présenté par son saint patron,qui l’introduit dans cette compagnie exclusivement féminine : c’est pour jouer ce rôle paternel à l’égard du donateur que Joseph a quitté sa position d’époux et s’est éloigné de Marie.
Gemäldegalerie, Berlin Gemäldegalerie Alte Meister, Kassel
Polidoro de Renzi, 1535-65
Ces deux compositions de Polidoro de Renzi insistent elles aussi sur le rôle « paternel » de Joseph : initiateur et accompagnateur.
Dans le panneau de Berlin, Marie enveloppe l’Enfant comme la draperie la colonne : à l’écart de cette affection mère-fils, le groupe masculin illustre un autre type de lien : le patronage, version dévote du parrainage.
Dans le panneau de Kassel, Sainte Catherine et Marie se partagent l’enfant dans un trio fusionnel et compact, matérialisé par la colonne indestructible : tandis que le deux hommes à l’écart s’agenouillent au pied d’un arbre.
Ces quelques exemples où le donateur est du même côte que Joseph révèlent donc une « règle » assez simple :
- respectant l’ordre héraldique, la position à gauche insiste sur le rôle conjugal de Joseph ;
- réciproquement, la position à droite met en valeur son côté paternel.
Joseph en balance
Mais qu’en est-il lorsque le donateur est placé non pas en phase, mais en opposition avec Joseph ?
Avec Saint Joseph, Sainte Catherine (?) et Saint Sébastien
Sebastiano Del Piombo, 1507-08, Louvre
La diagonale descendante « père-mère-fils » conduit le regard de la moitié sacrée (devant le drap d’honneur) à la moitié profane, de Saint Joseph au donateur. De là le regard remonte à ces deux « parents spirituels » que le donateur s’est donnés, Sainte Catherine et Saint Sébastien.
Vierge à l’Enfant avec Saint Jean Baptiste et Saint Joseph (Pierfrancesco Borgherini ?)
Sebastiano del Piombo, 1517 , National Gallery, Londres
Joseph est ici mis en pendant avec Jean Baptiste, l’autre personnage qui préside aux tous débuts de l’Evangile : l’un protège la naissance physique de Jésus, l’autre par le baptême lui permet sa naissance spirituelle.
Sebastiano del Piombo a construit cette opposition très michelangélesque autour d’un losange central, qui laisse dans l’ombre l‘Eveil et le Sommeil.
Adoration de l’Enfant avec un donateur
Maestro veneto dell’Incredulità di San Tommaso, 1490 – 1524, The Walters Art Museum, Baltimore
De manière peu conventionnelle, Joseph est représenté ici en homme jeune au turban oriental. Bien que centrée autour du drap d’honneur, la composition n’est pas ternaire, mais binaire :
- à gauche, le couple Joseph-Marie (dans l’ordre héraldique) adore l’Enfant ;
- à droite le saint patron Jean l’Evangéliste surplombe le donateur ;
- celui-ci est placé derrière son second patron, Jean Baptiste enfant, qui relaie son adoration auprès de l’Enfant.
Ainsi la moitié haute montre les trois « parents » (père, mère et patron) et la partie basse les trois « enfants » (Jésus, son cousin et le donateur).
Vierge à l’Enfant avec un donateur et Saint Joseph
Bernardino Luini, 1500-49, localisation inconnue
Cette autre composition présente elle-aussi Joseph comme un jeune homme au visage oriental, tenant de la même main son bâton et une fleur (allusion au miracle du bâton fleuri, grâce auquel Joseph s’était fait distinguer par Marie parmi tous les prétendants).
L’étrange est que, nonobstant ces attributs officiels, Luini a fait de Joseph une figure christique prononcée : le turban évoque la couronne d’épine, le bâton fait penser à la croix et la fleur aux clous. L’idée extrêmement originale est de préfigurer la Passion, non par un objet habituel (oeillet, chardonneret…) mais dans l’apparence-même de Joseph. Debout de profil comme Jésus, il représente à droite du tableau, au delà de la Vierge, le futur tragique de son Fils.
Le jeune donateur nous montre d’où il faut regarder, pour voir la couronne derrière l’auréole.
Sainte Famille avec Sainte Anne, Saint Jean Baptiste enfant et un jeune donateur
Ecole de Macrino d’Alba, 1500-20, Palazzo Comunale, Alba
Dans cette amusante composition familiale, le vieux Joseph, qui tend une pomme à Jésus, a laissé la place d’honneur à sa belle-mère Sainte Anne, qui elle lui donne une fleur. Le petit Saint Jean Baptiste joue à se cacher sous la tente, derrière Marie et Joseph.
A l’opposé du vieux Joseph, à gauche et en arrière, le jeune fils de la famille est autorisé à relever de l’extérieur l’autre pan de la tente.
Vierge à l’Enfant avec Saint Dominique, Saint Joseph, Saint Vincent Ferrer, Sainte Lucie et un donateur (Pala di Orzinuovi)
Moretto, 1525-30, église San Domenico, Orzinuovi
Saint Dominique, le patron de l’église, se trouve comme il est normal en position d’honneur, une maquette du bâtiment à ses pieds. Ceci laisse penser que le donateur serait Zaccaria Trevisano, l’archiprêtre de Orzinuovi qui avait commandé a construction de l’église en 1499 [1] . Sa position à droite s’explique donc par raison de symétrie, ainsi que par la direction de la lumière : agenouillé à gauche, son visage aurait été dans l’ombre.
L’intéressant est ici que les relations dans le trio d’ecclésiastiques (le Patron, le Prêtre, le Disciple) miment celles de l’autre trio (le Père, l’Enfant, la Martyre) comme pour nous faire comprendre que le donateur est, lui-aussi, un enfant de Marie.
Saint Famille avec un donateur Anonyme, XVIeme siecle, collectio privée.
Ces deux compositions relèvent de la formule particulière du donateur en arrière-plan, où celui-ci vient partager la discrétion de Joseph (voir 2-7 Le donateur en retrait).
Sainte Famille sous le chêne
Raphael, 1518, Prado, Madrid
C’est Raphaël qui a inventé cette formule d’humilité maximale, dans laquelle Joseph se trouve placé à la fois à gauche de Marie, en arrière et dans l’ombre.
Donateurs en couple
Sainte Famille, Saint Jean Baptiste avec une donatrice, Saint Jacques avec un donateur
Andrea Previtali, 1508, Kunsthistorisches Museum, Vienne
Ici les deux Saints patrons accompagnent les deux donateurs sur la droite, d’où l’introduction de Saint Joseph sur la gauche pour rétablir une forme d’équilibre.
Dans cette composition très originale et qui restera sans équivalent, Previtali conserve l’apparence d’une Conversation frontale tout en la déployant en fait dans la profondeur : l‘épouse avec son saint Patron se trouvent en arrière-plan, tandis que le mari et son saint se présentent face à la Madone et à l’Enfant posé sur un autel, tous deux vus de profil.
Sainte Famille avec un couple de donateurs
Anonyme vénitien, XVIeme siècle, localisation inconnue
Voici à peu près la même composition, sans les Saints : l’homme se trouve au premier plan, en contrebas et la femme un peu plus haut, en arrière-plan : la grande différence est qu’elle s’éloigne, laissant à l’homme la première place.
Centrée autour de l’Enfant, cette composition très pensée crée une affinité (à la fois frontalement et dans la profondeur), entre les deux personnages en retrait, Saint Joseph et la femme, et les deux personnages centraux : tout se passe visuellement comme si la Vierge « donnait » l’enfant directement à l’homme, l’autre membre des deux couples ne jouant qu’un rôle subsidiaire. Ainsi la présence de Joseph justifie que les deux donateurs sont bien mari et femme, et la composition donne à voir la conception traditionnelle du couple, selon laquelle l’enfant est la propriété du père.
Saint François d’Assise, Saint Joseph et un couple de donateurs
Pietro Duia , 1510-29, Museo Correr, Venise
Malgré la symétrie de la composition, il ne faut pas chercher ici un quelconque parallèle entre les deux saints : par les gestes des mains, l’artiste nous indique que Saint François est le patron du mari, mais que Saint Joseph n’est pas le patron de la femme (c’est Marie qui pose la main sur elle). Tandis que la position de l’époux (du côté de l’Enfant et de Saint François, le saint par excellence de l’imitation de Jésus) porte une idée de filiation, l’épouse se situe sous le couple chaste de Marie et Joseph.
La morale implicite de cette composition subtilement dissymétrique serait donc que, si l’époux aspire à être un fils de Marie et un petit frère de Jésus, l’épouse reste une fille d’Eve : et l’index levé de Joseph, en pendant à son bâton (attribut et substitut bien connu) pourrait être une invitation sinon à la chasteté, du moins à la tempérance dans le couple.
Saint Joseph, Sainte Catherine et un couple de donateurs
Tintoret, 1550-55, collection privée
Joseph pourrait être ici comme un simple bouche-trou, faisant pendant avec la sainte. Mais la composition peut, plus subtilement, être lue comme un triple portrait de couples, tous trois dans l’ordre héraldique :
- celui des donateurs (mariage physique) ;
- celui de Joseph de de Marie (mariage spirituel) ;
- celui de Jésus et de Sainte Catherine (mariage mystique).