Il s’agit de garder en mémoire ce qui a été traversé, même si l’histoire événementielle, qui ne fait pas de quartier, efface les traces de son furieux passage. Tout est fumée dans la foule immergée et souillée de charniers mais la poésie n’est-elle pas le fondement qui permettra de supporter l’histoire ? Le temps de l’écriture n’est pas le temps de la chronologie, ni le temps de l’oubli ou de l’ennui spectaculaire. Konorski, en pensant l’historial, prend en compte le travail du négatif et de sa mise en perspective sensible.
C’est la périphérie (l’exil) qui fait sens ici et non le centre (la demeure, l’enracinement) introuvable. La raréfaction des signes, le recours aux vers décalés sur la page, les bribes de sensations et de perditions entrecoupées de silence, bref un certain traitement abrupt de la langue ébranle le tissu narratif afin de faire violence à la violence du temps et de son ressentiment.
Lourdes traces
des marches
aussitôt effacées
L’errance forcée d’un peuple, son effacement, ne doit pas conduire au ghetto du blanc, au solipsisme d’une négativité sans emploi. Si les traces sur le chemin s’effacent, Le bouillon de la langue (deuxième séquence du recueil) est encore poème : mots pour déployer / tous les envols / dans nos têtes. Dès lors, la question qui nous est adressée peut se formuler ainsi : comment poursuivre l’existence en dehors des rythmes violents de l’histoire ? Peut-être en brisant symboliquement les chaines de toutes les époques, en postulant une métaphysique de l’exil, en méditant l’oubli afin de mieux garder la mémoire et en devenant, selon Franz Rosenzweig, des sans-patries du temps.
Liés déliés
Sous un baiser de brume
les noms
Psaumes
au fond des yeux
éteints
Entendre le bruit
des larmes
Coulée de ciel vers Bethani
Pascal Boulanger
Martine-Gabrielle Konorski, Bethani suivi de Le bouillon de la langue. Préface d’Emmanuel Moses, Le Nouvel Athanor.