Autour de 1500 en Italie, la formule de la Vierge en Majesté entourée de saints, réservée aux retables d’église, se démocratise pour la dévotion privée. Le cadrage resserré, la suppression du trône, la simplification du décor, le nombre réduit de personnages, rendent accessible à un grand nombre de donateurs cette formule attrayante- un selfie auprès de la Madone.
Les Dialogues sacrés : présentation
Commençons par les « Dialogues sacrés » : situations où le donateur se trouve soit seul, soit accompagné par un saint ou un couple de saints.
Madonna del Certosino, avec Sainte Catherine de Sienne et le Bienheureux Stefano Maconi
Bergognone, 1488-90, Pinacoteca di Brera, Milan
Il est quelquefois difficile d’être certain que tel est bien le cas : dans ce tableau provenant de la Chartreuse de Pavie, on a longtemps pensé que le moine en bas à droite était le possesseur du tableau. On pense maintenant qu’il s’agit d’une dévotion envers un moine décédé depuis longtemps, le bienheureux Stefano Marconi, prieur du couvent ente 1411 et 1421 et fervent dévot de Sainte Catherine.[1]
En Italie donc, l’explosion de la demande conduit à multiplier les combinaisons autour d’un modèle de base, dans un forme d‘industrialisation modulaire. Dans l’atelier de Bellini par exemple, Anchise Tempestini a suivi les dérivations produites par différents élèves à partir d’un modèle aujourd’hui perdu du maître ([2], p 62 et ss), où l’Enfant bénit sur la gauche tandis que la Vierge étend sa main dans la même direction.
Avec Saint Pierre Martyr et le donateur Bernardo de Rossi, évêque de Trévise
Lotto,1503, Capodimonte, Naples
Avec Saint Pierre Martyr, Sant Nicolas et un donateur
Fra Marco Pensaben, Accademia Carrara, Bergamo
Avec Saint Jean Baptiste, deux donateurs et une Sainte
Vincenzo Catena, collection privée
Avec deux saints et deux saintes
Previtali, anciennement Kaiser Friedrich Museum, détruit en 1945
Avec Saint Jean-Baptiste enfant,Budapest Avec un livre, Basilea
Atelier de Bellini
Avec un donateur
Francesco di Simone da Santacroce, Nivaagaard Collection, Niva (Danemark)
En tête à tête : le donateur à gauche
Vierge à l’Enfant avec Saint Jean Baptiste
Bartolomeo Montagna, 1483, Walker Art Gallery, Liverpool
Ce panneau retrouve la puissance ascensionnelle de la composition que nous avions déjà notée dans le cas des donateurs souris, ainsi que sa capacité à « projeter » l’Enfant dans le donateur. Pour un personnage à taille humaine, cette proximité n’est concevable que pour un Saint (d’où l’auréole, très peu visible). On a néanmoins proposé que ce Saint Jean Baptiste soit un portrait caché de François de Gonzague [3].
Vierge à l’Enfant avec un donateur
Cima da Conegliano, 1492-94, Gemäldegalerie, Berlin
Grâce à la montagne qui prolonge la Madone sur la droite, Cima da Conegliano trouve un autre moyen d’obtenir une dynamique ascensionnelle tout en gardant à distance le donateur : à ma connaissance, cette idée ne sera pas reprise.
Pier Maria Pennacchi, 1490-1510, Franchetti Gallery, Ca’ D’Oro, Venise
1510, National Gallery, Londres 1500-20, Wadsworth Atheneum, Hartford
Andrea Previtali
Ces trois exemples se rattachent tous au modèle de Bellini que nous avons vu plus haut : Enfant bénissant positionné à l’opposé du donateur, et Vierge imposant sa main droite sur sa tête, dans une sorte de compensation : la composition porte donc structurellement la vieille idée de médiation, d’intercession de Marie auprès de Jésus.
En tête à tête : le donateur à droite
Dans cette configuration, les dispositifs sont plus variés.
Virgen de les Febres avec le donateur Francisco de Borgia
Pinturrichio, 1495, Museu de Belles Arts de Valencia
Ce portrait a été commandé à Rome par le cousin er trésorier du pape Francisco de Borgia pour être envoyé à la chapelle funéraire de sa famille, à la collégiale de Santa Maria de Xàtiva.[4]
Le tableau montre le moment précis où l’Enfant, qui apprend à lire en suivant les lignes avec un stylet, sort de sa concentration et prend conscience du donateur qui l’observe.
Madonna della pace avec le donateur Liberato Bartelli
Pinturicchio, 1498-99, Pinacoteca Comunale, San Severino Marche
C’est à l’occasion de sa nomination dans sa ville natale de San Severino Marche que le prieur Liberato Bartelli, auparavant en poste à Rome, a commandé cette Madone somptueuse au jeune peintre romain [5]. Destinée à un usage public, ce grand panneau donne une image officielle de dévotion : l’Enfant, vêtu d’un riche manteau et accompagné de deux anges, bénissant de la dextre et tenant de la senestre un globe de cristal, imite les gestes de Père Eternel entouré de six chérubins.
La position du donateur à droite se prête parfaitement à cette descente hiérarchique, du Père au Fils, puis à leur humble serviteur.
Giovanni Bellini, 1500, Collection Alana
Dans le modèle du chef de file, l’Enfant est du côté du donateur mais se contente de le regarder. Le potentiel émotif de cette composition tient à la suspension des mouvements : l’enfant pourrait bénir, et le donateur pourrait, tout comme Marie son pied droit, toucher du bout de ses doigts son pied gauche.
En créant une oblique puissante entre la Vierge, l’Enfant et le donateur, cette composition véhicule structurellement une autre idée ancienne : l’humain, frère terrestre de l’enfant divin.
Antonio Solario, 1500-10, Capodimonte, Naples Basaiti, 1501-02, Museo Correr, Venice
Les peintres qui conservent l’Enfant à proximité du donateur banalisent l’idée de Bellini, en ajoutant le geste de la bénédiction. Les deux ont aussi conservé l’idée d’un contact rassurant entre la mère et l’Enfant : chez Solario elle touche son pied droit, chez Basaiti sa main droite.
Marziale Marco, 1504, Accademia Carrara, Bergame
Cette toile atteint un sommet dans la familiarité : la main de l’Enfant s’ajoute à celle de sa mère pour toucher le donateur, dont on ne connait malheureusement pas l’identité. Le motif de couronnes du drap d’honneur rappelé dans le brocard du manteau crée une autre solidarité tout à fait étonnante, et le geste des mains croisées est lui aussi révélateur d »une piété exceptionnelle. Je ne connais aucune autre Conversation sacrée faisant montre d’une telle intimité avec les saints personnages.
1500-28, Collection privée 1500-28, Collection privée
Andrea Previtali
La composition de gauche reste fidèle à l’esprit bellinien, en mettant en parallèle deux gestes suspendus : le doigt de Jésus, presque bénissant ; et celui de Marie, presque touchant le pied. La composition de droite est plus banale.
Giovanni Bellini, 1505, Musée national de Poznań.
Il existe chez Bellini une autre formule avec donateur à droite, et avec l’Enfant s’éloignant vers la gauche. Il tient une fleur à l’envers, geste qui anticipe le destin tragique que sa mère pressent déjà.
Dans cette formule empreinte de tristesse, le donateur n’est plus un frère éloigné de Jésus, mais une sorte d‘antagoniste pesant, qui fait pencher la balance et glisser le divin vers la terre.
1500-28, Museo Civico degli Eremitani, Padoue 1506, Mellerstain House, collection Earl of Haddington
Andrea Previtali
Pour compenser le caractère culpabilisant de cette composition, Previtali rajoute le geste protecteur de la main gauche de Marie, qui vient en quelque sorte pardonner la faute humaine. Cette idée de balance rétablie est particulièrement sensible dans l’architecture à l’arrière plan de la seconde composition : Marie y constitue un pilier central, entre l’arche qui va tomber, côté Jésus, et l’arche depuis longtemps écroulée, côté humain.
Giovanni Busi dit Cariani, 1520, Accademia Carrara, Bergame
La verticalité du rideau contraste avec la forme enveloppante du manteau, qui souligne la solidarité organique entre la mère et son fils : tenu avec une grande douceur par le coude et du bout du pouce, l’Enfant apprend la station debout, à l’imitation des trois arbres plantés sur un Golgotha bucolique, que seul occupe une famille de lapins.
Tintoret, 1524, National Museum of Serbia, Belgrade Tintoret, Collection privée
Tintoret utilise deux fois la formule, avec des effets opposés :
- à gauche le format circulaire sépare diamétralement la Madone, surhaussée par la contre-plongée, et la donateur en situation d’humilité maximale, regard bas et mains absentes ;
- à droite un format circulaire implicite (amorcé par la gloire d’angelots), absorbe au contraire dans l’intimité maternelle, tel un enfant du bras gauche, le donateur au regard haut et aux mains croisées.
Le donateur avec son saint patron, à gauche
Cette formule, non symétrique, a pour effet de décentrer Marie. Commençons par le cas le plus courant, où le donateur et son saint se présentent par la gauche.
Avec Saint Jacques
Maestro della Pala Sforzesca, vers 1495 , Museum of Fine Arts, Houston
Le donateur fait corps avec son saint patron. Seul son bonnet dépasse, frôlant le bras bénissant de l’Enfant. Le corps allongé de celui-ci épouse la diagonale descendante, qui sépare les humains en bas à gauche et le paysage sacré, en haut à droite, peuplé d’allégories mariales : la « porte du ciel » (le rocher troué), l’eau limpide et la ville fortifiée.
Avec Saint Paul, Saint George, et deux saintes martyres
Marco Bello, 1523 Morgan Library, New York
On retrouve ici le modèle de Bellini, avec le donateur agenouillé sous la main droite de Marie.
L’ajout de quatre personnages ne modifie pas l’équilibre d’ensemble : les deux saintes renforcent le camp féminin tandis que les deux saints apportent au donateur les attributs virils de l’épée et de la lance.
Avec Saint Jérôme, collection privée Avec Saint Antoine, collection privée
Paris Bordone, vers 1530, collection privée
Dans ces deux panneaux, le saint âgé (choisi sans doute en fonction du prénom du donateur) place celui-ci dans le même rapport filial que Jésus par rapport à Marie. Le parallèle est particulièrement souligné dans la première composition, avec les deux livres à main gauche de Saint Jérôme et de Marie, et les deux « enfants » enlacés par leur bras droit.
Madone avec St Francois et donatrice
Paris Bordone, vers 1530, collection privée
Pour comparaison, ce panneau de la même époque, avec une donatrice à droite, s’amuse à mélanger les couples et à bouleverser complètement les relations de filiation : en jouant avec son crucifix, l’Enfant apparaît graphiquement comme le « fils » de Saint François, tandis que la donatrice vient chercher protection auprès de sa « mère » Marie.
Avec Saint Antoine et saint Jérôme, 1522, Kelvingrove Art Gallery and Museum , Glasgow Avec Saint Ambroise, 1524-26, Brera, Milano
Paris Bordone
Mais revenons au donateur à gauche. Dans ces deux panneaux, le saint âgé se dédouble, éloignant un peu plus le donateur de l’enfant sans modifier l’équilibre de l’ensemble. On voit ici que, pour Bordone, le geste et la position de l’enfant sont relativement secondaires, puisqu’il peut sans problème l’interchanger avec le livre. Il n’y a plus ici de signification théologique à rechercher, d’interaction à préciser : simplement le résultat d’une combinatoire graphique.
Avec Saint Christophe (« Vierge de Christophe Colomb »)
Anonyme, 1540, Museo Lázaro Galdiano, Madrid
Christophe Colomb, introduit par son Saint patron, est représenté en chevalier, sa lance, son casque et ses gantelets déposés aux pieds de sa Dame. il porte sur sa poitrine un écu (difficilement lisible) avec la devise PLUS OULTRE entre les colonnes d’Hercule. L’écu dans le ciel est celui des Dominicains, et la cathédrale est celle de Saint Domingue, terminée en 1540 et dans laquelle la dépouille de Colomb, mort en 1506 en Espagne, a été ramenée en 1541.
Ce tableau est sans doute le mémorial commandé par ses fils pour sa tombe à Saint Domingue [6].
Le donateur avec son saint patron, à droite
Voyons maintenant ce que donne la même formule, mais inversée.
<cbellini><>
VDS
Maestro veneto dell’Incredulità di San Tommaso, 1490 – 1524 , collection privee.
Le peintre a repris la composition de Bellini avec donateur à droite, en rajoutant le saint vers l’extérieur. Il a conservé le geste de la Vierge tenant le pied de l’Enfant, mais s’est essayé, avec un certain embarras, à la formule plus vendeuse de la bénédiction par la droite : l’enfant croise les bras de manière peu élégante et sa bénédiction est interceptée par les trois boules, attributs de Saint Nicolas, qu’il a fallu caser juste sous le nez du donateur.
Avec saint Barbe, Saint Jean Baptiste et la donatrice Catarina Cornaro, reine de Chypre
Jacopo de’ Barbari, 1490-1500, Gemäldegalerie, Berlin
Une Conversation Sacrée purement féminine étant inconcevable, c’est le prestigieux Saint Jean Baptiste qui sert de patron à la donatrice à la place de Saint Catherine (mais l’identification de la donatrice est incertaine). Le profil à deux collines accompagne la scène, épousant les têtes des deux autorités et s‘abaissant à l’aplomb des deux subordonnées.
Avec Sainte Catherine et Saint François d’Assise
Vincenzo Catena, 1505-10, Musée des Beaux Arts, Budapest
Le donateur se trouve au bas d’un triangle matérialisé par la palme et la croix. Bien que structurellement identique au tableau précédent (une sainte et un saint encadrant le donateur), cette composition produit un effet radicalement différent, qui mérite une comparaison.
En centrant sa composition autour de l’Enfant, Jacopo de’ Barbari met en compression la moitié droite, cassant la ligne qui relie les trois saints et inclinant celle entre l’Enfant et le donateur.
En centrant sa composition sur Sainte Catherine, Catena relâche les tensions : les lignes se recollent et se redressent, conduisant à une impression d’équilibre.
Cette composition traduit visuellement le rôle très particulier de Sainte Catherine, sommet commun entre deux triangles :
- en tant qu’épouse mystique, elle forme un triangle privilégié avec Marie et Jésus ;
- en tant que sainte patronne elle s’inscrit dans le triangle entre le donateur et ses patrons.
.
Sainte Catherine, un donateur et Saint Dominique
Titien, 1512-16, Fondazione Magnani Rocca, Mamiano
Saint Jean Baptiste
Titien, 1513-14, Alte Pinakothek, Münich
Dans ces deux oeuvres, Titien retrouve a composition de Catena et utilise comme lui le prestige particulier de Sainte Catherine ou de Saint Jean-Baptiste pour en faire, en l’écartant du donateur, non plus un second patron, mais une sorte de « siamois » de Marie, relié à elle par le corps de l’Enfant. Ce rejet de l’Enfant à l’opposé du donateur comprime la moitié gauche et crée une forte tension interne.
Du coup le saint patron du donateur devient secondaire, au point même de disparaître dans le second cas.
Avec Saint Hommebon de Crémone (Sant Omobono)
Paris Bordone, vers 1530, Collection privée
Paris Bordone place le plus souvent ses Conversations Sacrées dans un décor pastoral, comme s’il s’agissait d’une rencontre fortuite à la campagne. Nous avons ici l’exemple le plus simple de la formule : le donateur se prosterne à gauche de Marie, en position d’humilité, présenté par son saint patron. C’est ici saint Hommebon, patron de la ville de Crémone, mais aussi des hommes d’affaire et des tailleurs (d’où ses ciseaux). La Vierge lui prête une oreille attentive, tandis que l’Enfant Jésus s’intéresse à un chardonneret, symbole de sa future Passion. Marie tient dans sa main droite ce qui semble une petite couronne de fleurs, antithèse de la couronne d’épines.
Avec Saint Antoine de Padoue
Giovanni Busi, 1530-40, Eglise de San Francesco, Rovigo
La composition rapproche dans le losange central d’une part l’Enfant, que Marie tient des deux mains, d’autre part le donateur et le lys, que le Saint tient dans les siennes.
Jaillie de la bure et comme enracinée dans le coeur du frère franciscain, la fleur représente sa Chasteté et sa Pureté, offertes à l’Enfant.
http://mismuseos.net/fr/communaute/metamuseo/ressource/la-virgen-de-cristobal-colon/4ba9fd9d-01e5-415c-8201-d9169cde3574