Surface de réparation (extrait), de Philippe Claudel

Publié le 27 juin 2019 par Onarretetout

(…) Dites-moi la vérité : quand est-ce que vous avez pensé à la prison la dernière fois. Je ne veux pas dire y penser quand vous en entendez parler, à l’occasion d’un compte-rendu de procès à la radio ou à la télé, dans les journaux. Non, je veux dire, vous tout seul. Y penser sans raison particulière. Alors. Soyez honnête. Jamais. Voilà. C’est dit. Jamais. On est 70000 en ce moment à être en prison. La première fois que je suis tombé, fin 99, on était dans les 50000. Ça n’a pas arrêté d’augmenter. Bien plus vite que la population. On aime enfermer en France. Une tradition. On croit que c’est un remède mais c’est une vraie maladie. 70000. Vous ajoutez le personnel, les surveillants, les gens des SPIP, ceux de l’administration, on arrive à 110000 à l’aise. 110000, c’est la taille d’une grande ville déjà. Et pourtant cette ville, personne ne la voit et tout le monde s’en fout. Une ville invisible. Une ville qui est là pourtant, tout près de vous. Avec des gens comme vous à l’intérieur. Je vous entends dire, non, il pousse le bouchon un peu loin, pas des gens comme moi. Je persiste. Des gens comme vous. On n’est pas des monstres. On est fait comme vous. On a fait des conneries, mais vous aussi vous en faites, peut-être pas les mêmes, mais vous en faites. C’est dur d’être un homme. Pas simple. Et rester un homme en prison. Encore moins simple. Je me dis, c’est ça que je dois faire, garder ça en moi, mon humanité. Essayer de la garder. Ce serait déjà beau. Pas simple. (…) Encore une chose et j’arrête de vous embêter. J’ai fait le calcul une fois, parce que l’espace, les neuf mètres carrés, ça m’obsède. Neuf mètres carrés à partager à deux. Quatre mètres cinquante par détenu. 70000 détenus. Ça fait presque 320000 mètres carrés. Bon, comme ça, vous n’arrivez pas à vous représenter. Mais si je vous dis qu’en gros, c’est l’équivalent de quarante-cinq terrains de football agréés FIFA. Voilà. Ça devrait vous parler ça. On est 70000 êtres humains à vivre sur l’équivalent de quarante-cinq terrains de foot. J’arrête. D’autant qu’il y a un match qui commence à la télé. Je suis sûr que vous aussi vous allez le regarder. Vous penserez à moi quand vous verrez le stade. Ils seront vingt-deux gugusses à cavaler dessus. Dites-vous que nous, on serait près de 1600 sur le même terrain. Et pour un peu plus longtemps qu’une heure et demie.

Philippe Claudel

in « Prisons : la faute à qui ? »
Le 1, numéro 178, 15 novembre 2017

Repris en préface pour Symphonie carcérale, une bande dessinée de Romain Dutter et Bouqé, publiée par Steinkis