Décryptage de la stratégie d’encerclement cognitif du lobby sucrier en France

Publié le 26 juin 2019 par Infoguerre

Face à une crise majeure et aux polémiques, la filière sucrière a dû se mobiliser pour sauvegarder son activité et améliorer l’image du sucre. Le 16 avril 2019, le Centre d’études et de documentation du sucre CEDUS) qui n’est autre que l’organisme interprofessionnel de la filière betterave-canne-sucre en France, devient Cultures Sucre. Véritable bras armé du Syndicat National des Fabricant de Sucre (SNFS), Culture Sucres dans sa nouvelle identité affirme sa volonté d’écoute et de dialogue avec l’ensemble des parties prenantes du secteur de l’alimentation et de l’opinion publique. Pourquoi une telle démarche de changement d’identité, pourquoi maintenant ?

Les polémiques récurrentes

La France est le premier producteur européen avec près de 30% de la production et le 9ème producteur mondial. Plus de 5 millions de tonnes de sucre sortent des 25 sucreries implantées dans l’hexagone. Longtemps protégé par les règles européennes, le secteur est exposé à la concurrence mondiale depuis le 1er octobre 2017 avec la suppression des quotas et donc la fin d’un prix garanti. Les répercussions de l’année écoulée 2018 n’ont pas tardé à se faire sentir avec l’annonce cette année des premières fermetures d’usines en France.

Sans oublier des polémiques autour du sucre depuis près de 60 ans sur les effets néfastes du sucre, d’après l’étude “The toxic truth about sugar” parue dans la revue scientifique Nature en 2012, l’excès de sucre peut être à l’origine d’un syndrome métabolique comprenant les maladies non transmissibles suivantes : le diabète, l’hypertension artérielle, les maladies cardio-vasculaires et les hépatites non alcooliques voire certains cancers. L’impact des révélations sur le « Sugar papers » aux Etats-Unis, mettant ainsi en lumière la stratégie d’influence de l’industrie du sucre à orienter une étude scientifique pour contrer une campagne dentaire dans les années 60. Dans ce contexte fragilisé, le lobby sucrier s’organise pour trouver de nouveaux débouchés notamment dans l’agri-carburant mais aussi en adaptant une stratégie offensive mêlant l’encerclement cognitif et les réseaux sociaux dans leur prise de parole.

L’encerclement cognitif comme terrain de jeu privilégié

Comment le lobby sucrier parvient à passer inaperçu et à neutraliser la plupart des « bad buzz » qu’ils pourraient susciter contrairement aux lobbies du tabac, de la viande etc. ? La tactique du lobby du sucre ressemble en tout point à celle du lobby du tabac à savoir : faire diversion, voire apporter des résultats scientifiques contradictoires, semer le doute.

Le lobby sucrier français a mené de front deux types d’actions simultanées, d’une part, elle a mobilisé des actions d’influence classique, notamment auprès des pouvoirs publics et d’autre part, elle a fortement infiltré les « élites » et les relais d’opinion pour qu’ils l’aident à améliorer l’image du sucre par deux officines :

  • Ainsi est né Le Centre d’Étude et de Documentation du Sucre (CEDUS) désormais Cultures Sucre (2019) qui ne cache pas son lien avec la profession. Mais il avance masqué, derrière des sites plus neutres comme « Sucre info » ou « lesucre.com ». Ces sites visent à diffuser une information positive sur le sucre à destination du grand public. Au-delà du changement d’identité par le nom, le design du site a été largement modernisé ressemblant plus à un blog qu’à un site d’informations, souvent jugé froid et non lisible. Il adopte aussi une stratégie offensive sur les réseaux sociaux en étant présent sur pas moins de 7 d’entre eux dont Instagram, Pinterest, Twitter et Facebook démontrant ainsi, leur volonté de rajeunir l’image de cet organisme interprofessionnel et d’utiliser les médias sociaux comme caisse de résonnance à leur stratégie d’encerclement cognitif.
  • L’institut Benjamin Delessert sert quant à lui précisément à développer l’influence du sucre dans les milieux scientifiques notamment en desservant des prix pour distinguer les chercheurs et les relais d’opinion. Ainsi, en 2009, l’institut a remis un prix au diabétologue à André Grimaldi. Trois ans plus tard, le lauréat de ce prix déclarait à la presse : « Il ne faut pas diaboliser le sucre ». À force de les récompenser et de les promouvoir, elle obtient d’eux qu’ils évitent d’adresser au grand public une communication qui serait trop catastrophiste. Ceci explique que l’opinion publique soit largement convaincue que la matière grasse est plus dangereuse pour la santé que le sucre. Les preuves apportées par le « Journal of Internal Medecine » sur le rôle des lobbies sucriers dans la recherche scientifique remettent sur le devant de la scène les pratiques d’un secteur qui n’hésite pas à jouer la carte de l’influence pour faire oublier ses responsabilités en matière de santé publique.

Le lobby sucrier multiplie aussi un présentiel fort notamment dans l’éducation nationale et a investi en masse dans un programme de lutte contre l’obésité (600 000€). L’exemple du programme EPODE (Ensemble Prévenons l’Obésité Des Enfants) avait pris place mais les communes s’étaient retirées du programme car les industriels avaient une trop grande part de financement dans ce programme contre l’obésité, alors que c’était à l’État de le financer (deux tiers de ce programme était financé par ces industriels). Cet exemple est un cas d’école en matière d’infiltration de la part des industriels agroalimentaires, donc une tactique de diversion de la part de ces derniers. Cela permettait de limiter les risques de voir les politiques en Europe s’attaquer sérieusement un jour à l’obésité infantile. Avec ces programmes, les industriels empêchent toute initiative gouvernementale de santé publique et évite la mise en place de mesures contraignantes en la matière.

Le lobby sucrier a aussi créé la semaine du Goût (initialement La Journée du goût) à Paris en octobre 1990 par la Collective du Sucre, une organisation interprofessionnelle du secteur du sucre, en partenariat avec Jean-Luc Petitrenaud, chroniqueur gastronomique, animateur de radio et de télévision française. À l’origine, l’objectif est de contrer la mode du « light », qui privilégie une diminution du sucre ou l’utilisation de ses alternatives.  Le Championnat de France du Dessert, créé et financé aussi par Culture Sucres, est un concours destiné à valoriser le savoir-faire des jeunes, des enseignants, et des professionnels, il encourage la pratique du dessert en restauration en distinguant les meilleurs pâtissiers de France chaque année. Dans un documentaire Cash Investigation, le sucre : comment l’industrie nous rend accros … certaines firmes ont réussi, en plaçant des experts dans différents comités scientifiques au sein de l’OMS, à bloquer tout projet de réduction du sucre, du gras ou du sel dans les aliments industriels. Dans ce rapport est aussi dénoncé le rôle de l’International Life Sciences Institute, une ONG (organisation non gouvernementale) dirigée jusqu’en 1991 par le vice-président de, qui a lancé une trentaine d’études sur la nutrition, auxquelles a notamment participé Danone.

La problématique de la santé publique  face au lobby du sucre 

Une étude de l’ONG Corporate Europe Observatory (CEO) publiée en juillet 2016 montre en effet l’efficacité du lobbying des industriels du sucre en Europe, qui dépensent chaque année 21,3 millions d’euros pour des activités de lobbying auprès de la Commission européenne. Face à ces Lobbies aux moyens financiers colossaux et aux techniques de manipulation rodées, les organismes de santé publique doivent plus que jamais multiplier les initiatives à l’instar de la France dans le cadre du Plan national nutrition santé (PNNS). Le PNNS s’illustre par de multiples actions locales et nationales pour prévenir les maladies liées à une mauvaise hygiène de vie. Les médecins et professionnels paramédicaux sont mis à contribution, voire formés pour communiquer.

Il y a souvent une sensibilisation des professionnels de la restauration collective pour optimiser l’équilibre alimentaire dans les écoles ou dans les hôpitaux. En 2004, un site web qui porte le nom de « manger bouger » a été conçu pour rendre le programme accessible à tous, avec les objectifs du PNNS. Même si l’OMS résiste plutôt bien au lobby du sucre, n’en reste pas moins que qu’elle recommande de ramener l’apport en sucres libres à moins de 10% de la ration énergétique totale chez l’adulte et l’enfant. Il serait encore meilleur pour la santé de réduire l’apport en sucres à moins de 5% de la ration énergétique totale, soit à 25 grammes (6 cuillères à café) environ par jour afin de lutter contre le fléau de la surconsommation de sucre. Ce décryptage de l’encerclement cognitif du lobby sucrier montre sa capacité d’influence sur les priorités de recherches relatives à la santé publique avec pour conséquence des décisions qui font passer les intérêts des firmes avant l’intérêt général.

Loan Alice Huynh

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