Paroles de créateurs…la suite

Publié le 26 juin 2019 par Aicasc @aica_sc

Photo M Arretche

 Avis aux lecteurs : gardez en mémoire qu’il s’agit de la retranscription d’un débat, d’échanges entre plasticiens et avec le public

Est-ce qu’il est important dans la pratique, de vous  positionner par rapport à la création historique et contemporaine ?

ERNEST BRELEUR

Oui, je crois que c’est capital. Avec la création contemporaine, notamment à partir des  années 60, il est question de renouveler l’Art et dans tous les domaines.  Il y a le nouveau roman et puis il y a les recherches qui font que le monde évolue.  Je  crois qu’il est important de se positionner, tout simplement parce que la lucidité ne peut pas s’accommoder, se contenter  de  ce qui est connu. Même si c’est vrai qu’aujourd’hui, après toutes les grandes révolutions artistiques, il n’y a plus  de grandes révolutions que l’on nomme. Mais il y a l’avancée d’un certain nombre de propositions nouvelles, d’un certain nombre de tendances. Les artistes sont dans leur solitude créatrice, il n’y a plus de regroupements. Chaque artiste représente ce qu’il fait. Nos regards ne s’arrêtent que s’ils perçoivent chez l’artiste quelque chose de nouveau. Et notre travail n’est intéressant pour les autres, que ce soit le monde de la critique, que ce soient les personnes qui sont homologuées ou non homologuées, pour les  grandes institutions, que parce qu’on nous proposons  quelque chose de nouveau.

D’autre part aussi, créer c’est vivre une véritable aventure. On se rend compte qu’il ne s’agit pas, je dirais,  de se contenter – même si les choses marchent- d’une certaine routine créatrice. Il y a un moment où apparaît une lassitude qui fait qu’apparaissent déjà de nouvelles choses qui vont annoncer cette évolution. Eh bien, je m’exprime dans cette espèce de déroulement que je considère comme véritablement logique et en même temps, je crois que le positionnement me permet d’effectuer un certain nombre de déplacements pour renouveler mon propos.

J’ai commencé à travailler avec le groupe Fwomajé et si j’ai rompu avec lui, c’est simplement pour me donner gagner une plus grande liberté  personnelle pour pouvoir effectuer les étapes de ma création, pour ne pas avoir de frein.  C’est une espèce de déroulement.  Dans la création, il n’y a pas d’objectif à atteindre mais  au contraire un inatteignable, un impensable et au fur et à mesure que l’on avance, on se rend compte qu’il y a de nouvelles découvertes qui sont possibles et que le champ s’ouvre.

Photo M. Arretche

CLAUDE CAUQUIL

Oui, oui. De toute façon, on se nourrit de tout ce qu’il y a eu avant. Ça pour moi, c’est essentiel. Comment dire. On est tous, enfin on est tous, non ! On ne peut pas parler pour les autres. Par rapport à la peinture, on est un relais quelquefois. Enfin, moi je considère que c’est comme ça. On bénéficie des acquis de tous ceux qui nous ont précédés. Il faut s’y ouvrir, ça fait gagner beaucoup de temps.  Et puis on se nourrit également de tout ce qui se fait autour de nous actuellement, du mouvement global et ça c’est ce qui fait avancer les choses. C’est essentiel ! En fait, pour tout ce qui est artistique, comment dire, on a des techniques,  des principes  basiques, que ce soit en musique, en arts plastiques, en écriture, il y a des choses qui sont posées depuis très longtemps. Chaque époque amène des nouvelles techniques, mais la base et le fond sont toujours les mêmes et pourtant c’est différent à chaque fois, parce que c’est le filtre de l’individu qui fait que l’œuvre – je dis l’œuvre au masculin, l’ensemble des productions d’un artiste- est unique. Chaque parcours est unique, chaque individu est unique et donc une création est forcément unique si on considère l’ensemble du travail. Parce que bon, il y a évidemment des pièces qui ont moins d’intérêt que d’autres, mais sur l’ensemble du travail, il y a l’unicité, mais l’unicité se fait à partir de ce dont on s’est nourri et ce qu’on en fait. On n’a pas tous les mêmes nourritures spirituelles, il y a tellement de choses à apprendre, qu’à un moment donné celles qu’on a acquises sont uniques.

JULIE BESSARD

Je ne revendique pas une identité d’avant – garde, de renouveau. Ce n’est pas important pour moi. Par contre, être en écoute permanente des échos du monde contemporain qui résonnent en moi, oui et être, du moins ressentir, rechercher et fouiller l’histoire de l’Art pour nourrir ma recherche intérieure absolument. Quand Claude parlait, je pensais au vers de Baudelaire :

Le  meilleur témoignage que nous puissions donner de notre dignité que cet ardent sanglot qui roule d’^zge en âge et vient mourir au bord de votre éternité

Je pense que vous connaissez, tous ces paragraphes où Baudelaire parle des auteurs successivement dans le temps et le  moment où il place l’artiste dans ce flot, là  où il va redire les choses, toujours dans ce but d’humanité et d’identité humaines. Tout ça, c’est quelque chose qui me parle. Après,  dans ce que le monde des spectateurs va percevoir de moi, qu’on me dise que mon travail se situe plutôt en 1920 ou que c’est un travail totalement novateur, franchement, je n’en ai absolument rien à faire. L’important, c’est que je sois pertinente dans ma démarche à ce  moment X. Est-ce que la toile réalisée est une toile qui résonne et qui me permet de continuer, c’est toute la question. Bien sûr, je visite des biennales, je lis des essais critiques, j’ai des doutes et des révélations, comme tout artiste qui se respecte mais ce  n’est pas un sujet fondamental pour moi. L’essentiel, c’est vraiment, est-ce que cette toile- là va réussir à vivre ? Si elle vit, c’est qu’elle est contemporaine et donc actuelle, voilà !

VALERIE JOHN

Alors effectivement, il est important de se positionner, c’est vrai. C’est-à-dire que je pense, comme je l’ai dit tout à l’heure, que je préfère la position « palimpseste » et je pense que le premier palimpseste, c’est moi-même. En créole on dit sac vid pa ka tienbé douboutt. Je pense que tout plasticien a besoin de nourriture, quelle qu’elle soit et si l’on a décidé de faire ce voyage-là de créateur, c’est qu’on s’est nourri de toutes les pratiques. En tout cas, on sait, on continue à être quelqu’un qui se nourrit, qui va vers les autres, quelles que soient les pratiques.  Mais c’est vrai que moi j’ai décidé, à un moment donné que, dès lors que je rentre dans mon espace, c’est mon propre territoire, c’est mon territoire et que c’est un territoire dans lequel j’essaie de manière cohérente d’essayer de répondre à une question que je me suis posée au départ et je pense que tant que je n’aurai pas trouvé la réponse, je continuerai à créer. Mais, effectivement, on a besoin d’être avec cette histoire du monde, ou d’un monde. J’ai eu besoin d’aller à la rencontre de ces artisans, en Afrique et des techniques qu’ils ont pu m’apprendre, pour me permettre de désapprendre, de détricoter le savoir que j’avais, j’ai besoin de toute cette nourriture-là pour construire le propos, ou l’action que je me suis donnée au départ. Voilà !

ERNEST  BRELEUR

Parler de la « fabrique » des œuvres, c’est parler du processus de création lui-même. Je trouve ça vraiment périlleux de parler du processus de création, c’est  tout simplement dévoiler  une énigme, un mystère. C’est tenter de dévoiler un savoir-faire qui appartient véritablement à l’artiste, d’autant plus que dans le processus de création lui échappe en fin de compte. Il y a un moment donné où ça nous échappe. Par contre, quand je travaille sur des projets, j’ai un certain nombre de procédures, j’ai un certain nombre d’étapes dans mon travail, je m’entoure à la fois de littéraires, de philosophes, je m’entoure d’artistes, j’ai besoin d’élan, je convoque mon lieu et j’accède  à d’autres lieux. C’est tout cet ensemble qui finalement va faire que l’être que je suis apparemment aujourd’hui devant vous n’est plus le même lorsque il franchit la porte de l’atelier. Je suis très différent, je suis dans une espèce d’ouverture, dans une dynamique.  D’ailleurs quand je travaille il est pratiquement interdit de monter dans mon atelier, parce qu’effectivement être troublé me coupe du fouillis que je convoque. Donc, je suis désolé de ne pas vous dire comment je pratique, parce que moi-même, les choses m’échappent à un certain moment. Et c’est ça qui me semble important : comment on est emporté véritablement dans ce tourbillon de la création.  Et c’est ça qui permet véritablement à l’artiste de créer. Lorsqu’il est conscient, il y a ce que j’appelle une espèce d’abandon à ce moteur, cette   espèce de « folie » qui vous entraîne dans la création.  Il faut se mettre dans cet état, il faut convoquer un certain nombre de choses pour se mettre dans cet état. Si on ne le fait pas, on ne devient pas un créateur. Et deuxièmement, ce qui est important dans la création, ce n’est pas la question de la connaissance, la connaissance du lieu, la connaissance de l’histoire, la connaissance des pratiques artistiques. Tout cela, on  nous l’enseigne. Quand on voit quelqu’un, un grand cinéaste comme Hitchcock par exemple, comment il s’est inspiré justement du surréalisme. Par exemple, les ombres très graves d’ après la guerre, les inquiétudes du surréalisme se retrouvent  à travers tout le cinéma d’Hitchcock, ce  qui fait qu’on sursaute et on tremble. Donc, vous voyez qu’il y a là, à ce moment de la création, des références qui se font malgré nous.

L’heure est venue que je passe la parole au public.  Est-ce que juste avant  l’un d’entrevous veut rajouter quelque chose ?

Claude Cauquil

CLAUDE CAUQUIL

Je rejoins Ernest, ce qui est essentiel, c’est l’atelier. La vie de l’atelier, c’est quelque chose de vraiment personnel qui se mélange à tout un tas de trucs. Quand on peint en l’atelier, les gens nous imaginent devant le chevalet ou devant la table d’appoint.  Il y a de ça, mais c’est aussi c’est tout à fait autre chose. Il y a tous les gestes du quotidien qu’on mélange à ça. Il y a le temps qui pour moi est essentiel, dont on parle très peu,  de ce que j’appelle le temps de la contemplation, c’est le moment où on ne fait rien, c’est le moment où on fait tout, en fait. C’est le moment où on tourne en rond, on lit un livre, on met quelque chose sur le feu, on fait des tas d’autres choses et c’est là que tout est en train de s’enclencher en fait. C’est le moment  où l’acte n’est pas pictural, que la magie va opérer, que quelque chose va se déclencher. Mais on ne sait jamais à quel moment ça s’est passé. On sait que c’est dans cette zone-là, mais où ? On ne sait pas.

VALERIE JOHN

Ce temps de latence est capital. L’important, c’est véritablement, le trajet pour arriver à la création. On n’est plus dans le temps, le temps du quotidien, le temps où on doit aller vite au quotidien. Quand je rentre dans l’atelier, il n’y a plus de temps. Il n’y a plus que le temps de  l’œuvre.  Même si j’ai envie d’aller vite, l’objet m’astreint à prendre le temps pour qu’il existe, pour qu’il s’assemble, pour qu’il se construise, voilà ! Et ça c’est totalement en dichotomie par rapport à ce que je peux vivre dans le quotidien où je suis en permanence dans une obligation d’aller vite, de faire vite les choses. L’atelier, c’est véritablement un autre temps.

Maintenant la parole est à la salle, si vous avez des questions ?

QUESTION DU PUBLIC

Je réagis par rapport à quelque chose qu’a énoncé Ernest Breleur. Il dit qu’il  laisse le soin aux critiques, aux historiens de donner sens à son œuvre une fois qu’elle est  terminée.  Donc, elle se désengage de l’intention du créateur. Voilà ma question : A quel point le créateur peut-il accorder,  peut-il  accepter la liberté absolue du critique ou de l’historien dans la construction du sens de l’œuvre.

Ernest Breleur

ERNEST BRELEUR

C’est une question extrêmement pertinente. C’est peut-être déroutant pour les gens qui m’écoutent. Pour moi, le sens c’est la plus grande des bêtises. Le sens est un frein à la création. Lorsqu’on regarde un cocotier, quel sens a le cocotier? Et pourtant on est en face d’une forme de beauté. Je ne travaille pas en pensant au public, au problème de la compréhension. Alors, pardonnez-moi, mais le public je n’y pense pas, ce n’est pas mon problème. Pour les historiens et les critiques d’art, ceux qui ont fréquenté mon travail, je suis exactement dans la même posture.  Ce que je cherche mon travail, c’est toute ma liberté face au réel. Parce que le réel c’est une chose qui est comme un bateau, là, aujourd’hui. Qu’est-ce que je vais donner, que je vais construire ? Je vais construire du beau et je crois que le beau échappe au sens. Aujourd’hui, dans l’art contemporain, c’est le nouveau questionnement. Cependant, ce que j’offre, c’est un dispositif à réflexion capable – je dirais – d’émouvoir, et dans lequel chacun va faire son expérience esthétique, son expérience du sens et c’est cette liberté qui me semble importante. Parce que si je suis en Martinique, si mon œuvre est à New York ou à Paris ou en Allemagne, personne ne l’explique. Au regardeur de vivre son expérience. Je crois que c’est Merleau-Ponty qui disait cela, lorsqu’on peint un paysage, on regarde le paysage, il y a là un échange. Et lorsqu’on regarde l’œuvre, eh bien, l’œuvre nous parle, mais nous parlons aussi à l’œuvre. Et il y a une négociation qui se fait et c’est là toute la puissance  de l’oeuvre.  Je crois qu’il n’y a pas de jouissance artistique  sans effort et sans questionnement. Tout est là. Offrir à celui qui regarde, cette possibilité de recréation qui demande cet effort intellectuel, cet effort du désir de regarder, du plaisir de regarder. Mais du plaisir aussi de la  satisfaction d’avoir cru trouver à un certain moment quelque chose, qui pourra peut – être être remis en cause demain parce que le regard de de demain sera différent. Et je crois que c’est cette aventure qui me semble la plus extraordinaire et pour moi, en tant qu’artiste, c’est donner au regardeur la possibilité d’un certain nombre d’expériences.

VALERIE JOHN

Oui, je pense que c’est tout à fait ça. Tout à l’heure, vous avez employé le mot  trajet , je dirai aussi  le mot aventure  ; c’est-à-dire que pour moi le regardeur- je ne vais pas reprendre tout ce qu’Ernest  a dit – mais on va à la rencontre du travail parce qu’on est soi-même nourri de quelque chose. Et souvent les gens demandent : « Qu’est-ce que tu veux dire ? Qu’est-ce que ça veut dire ». Et je pense que c’est chacun,  avec ce qu’il est, qui va à la rencontre de l’oeuvre. Et effectivement, on peut percevoir la pièce d’une certaine manière ici, en Martinique, et on la reçoit autrement au Canada, au Mexique, en Colombie. Et c’est intéressant, et même pour l’artiste, c’est aussi cette rencontre de l’autre avec son travail. Il y a des choses auxquelles on n’aurait jamais pensé. Et c’est fascinant de voir comment quelqu’un qui nous est totalement étranger peut au travers de cet objet qu’on propose, qui est pour nous aussi une aventure, vivre une expérience. Autre chose me semble aussi important,  dans l’art contemporain  qui peut être très déroutant, sachant qu’il n’y a plus de grands mouvements auxquels se raccrocher, on est véritablement dans un dialogue avec ce que quelqu’un a tenté de donner ou d’extraire de lui-même.

JULIE BESSARD

Ça, c’est ce que dit Duchamp. On regarde les toiles, bien sûr on va avoir une interprétation différente. On est dans le cadre d’une œuvre ouverte comme dit Umberto Eco. Chaque personne va être touchée par les éléments. La légende oriente… quelquefois, vous voyez une légende, vous voyez par exemple un Monet avec le titre : « Melons sur des cercles » et cette œuvre, malgré la légende, et au-delà de la légende, va vous emporter vers un monde extraordinaire. Donc il y a des titres, effectivement, qui peuvent enserrer des tableaux et entraver la projection du spectateur. Personnellement, moi je n’ai jamais donné de titre à mon travail, mais je suis dans l’abstraction, c’est un peu différent… Parfois  une œuvre sans titre va être lisible parce que l’œuvre est tellement orientée que de toute façon le spectateur aussi va être orienté par  l’œuvre.

CLAUDE CAUQUIL

Dans ce que tu disais par rapport à la lecture que l’on on peut avoir d’une œuvre,  je considère qu’une pièce d’art n’est pas une illustration. A partir du moment où elle sert de miroir au regard de l’autre, il va y trouver quelque chose de lui-même. Et par rapport aux critiques, justement, ça me fait penser à une anecdote de Paul Valéry qui était allé assister à un cours à la Sorbonne sur son travail, et qui avait dit : « C’est extraordinaire, tout ce que vous trouvez dans mon travail je ne l’ai pas mis et pourtant, ça y est, puisque vous l’avez trouvé. »

DELIA BLANCO, curator et critique d’art de République Dominicaine

  La rencontre est évidemment fondamentale, c’est la question qu’on est en train de se poser partout. Je viens de Saint-Domingue, je pratique beaucoup Cuba et Porto Rico. Alors, il y a la grande question de l’individualisation des artistes dans leur travail. Et il y a la préposition importante qu’on n’a pas évoquée, c’est celle du  sur. Sur quoi on peint, quel medium  et sur quoi, quel sujet ou quel concept? Et je crois qu’aujourd’hui les artistes ont cette fameuse aventure dont vous parlez et ils fabriquent leur « sur ». Leur « sur » de concept et leur « sur » de médium. Mais il y a quelque chose  qui me semble très important, c’est que l’œuvre n’est pas une seule chose. L’œuvre est une multiplicité de choses qui vont être vues. Et dans ce « vu »,  vous parlez du regard. Chaque regardeur  va voir l’œuvre, qui ne sera pas l’œuvre d’intention, l’œuvre d’objectif et l’œuvre pensée. Et on parle de beaucoup de choses, et on laisse de côté l’émotion. L’émotion est un rapport fondamental pour la création. Et l’imaginaire, ce n’est pas seulement une question de l’artiste, il n’y a pas que l’artiste qui a l’imaginaire. Le voyant, le regardeur  a un imaginaire. La différence entre vous artistes et nous, c’est que vous passez à l’acte de votre imaginaire. Nous, nous le voyons passer devant nous. C’est différent. Et quand on parle d’intention, quand on parle de sens, l’intention et le sens seront toujours multiples. Mais moi, ce que je pense en termes de praticienne des arts, je réfute de plus en plus le concept de critique d’art parce que je me considère lectrice d’art, je suis lectrice d’art contemporain je lis une œuvre d’art comme je lis un livre. Et pour les écrivains, c’est la même chose. Je dis toujours à mes étudiants : « Le livre sera la lecture que vous ferez, et l’œuvre est le regard que vous portez ». Je voulais simplement dire cela.

Julie Bessard
Fonoirs

QUESTION DU PUBLIC

J’ai juste une question sur les pratiques plastiques contemporaines. Vous êtes aujourd’hui des artistes connectés au monde et je voulais savoir quelle réflexion vous avez sur ce que je pourrais appeler les œuvres augmentées,  les œuvres ont d’autres approches du fait qu’elles peuvent… par une tablette, par un téléphone, par Smartphone, prendre d’autres dimensions ou d’autres médiations, ou d’autres approches. Je voudrais savoir si vous aviez un regard, si c’est quelque chose sur laquelle vous étiez pour l’instant sans recherche ou au contraire qui vous oblige à entrer avec d’autres métiers, de gens qui travaillent sur les œuvres augmentées

VALERIE JOHN

C’est vrai que je dirai que ce rapport-là, il est aussi générationnel. Je dirai que je suis quelqu’un des années 80. Dans les années 80, le rapport à l’outil informatique est assez particulier. Il fallait faire de la  proba ( NDRL probabilité)  pour avoir juste l’intention de mettre une carte dans une machine. Donc, mon rapport à cet objet-là est assez particulier. Aujourd’hui, pour avoir longtemps et toujours été enseignante, je vois le rapport que mes étudiants ou élèves ont avec cet outil-là, et ce nouveau média. C’est vrai que ça m’interpelle, c’est vrai que c’est un autre rapport au monde, c’est une manière – pour eux, quand je leur pose la question – qui va entraîner de nouveaux enjeux et de nouveaux rapports à ce regard du dehors, puisqu’il invite quelquefois  à intervenir dans cet espace de la fabrique, c’est-à-dire qu’il est… même s’il était déjà, le regard, au cœur du dispositif, il l’est encore plus, parce qu’il est acteur. Il agit, à certains moments. Effectivement, quand il s’agit de mon propre travail … Julie a dit qu’elle invite d’autres personnes à travailler avec elle quand il s’agit de certaines de ses installations, certaines de ses sculptures ou certaines de ses environnements.

Valérie John

JULIE BESSARD

 ….qui réclament  justement des compétences techniques particulières

VALERIE JOHN

Exactement, voilà. Et je dirai que c’est aussi de cet ordre-là. Forte de cette personne des années 80 que je suis, quand j’ai besoin de compétences je vais inviter quelqu’un à venir avec moi dans cet espace atelier pour construire ce propos précis. Effectivement, il y a des pièces qui font intervenir par exemple le mapping. J’ai l’intention, je sais ce que je veux, mais ce que je peux réaliser, je ne le trouve  pas formidable techniquement donc je fais entrer une compétence avec laquelle je vais travailler pied à pied pour sortir, je dirais, cet objet que je veux. Voilà. Donc c’est autre chose. Je me pose cette question-là pour faire évoluer justement ces palimpsestes-là dans mon travail. C’est aussi une nouvelle voie que je suis en train d’opérer, où je vais collecter des images, où je vais utiliser justement des éléments qui me permettent par exemple de faire apparaître de nouvelles images, puisque je garde  le principe du tissage et je vais utiliser ce que l’outil me donne pour créer ces nouvelles images qui sont des images composées de toutes ces images que j’ai accumulées et collectées, et qui viennent se fracasser sur ce palimpseste que je fabrique. Mais ce n’est pas dans ma pratique. Je l’utilise certes mais avec l’aide d’un technicien.

JULIE BESSARD

Je voudrais rappeler…… je pense que vous connaissez… dans l’esthétique relationnelle, Nicolas Bourriaud parle de la loi de la délocalisation qui commence par la photographie.  Quand la photographie est arrivée, il y a des artistes qui ont utilisé l’outil de l’appareil photo à la place de leurs instruments traditionnels. Mais ce n’est pas pour autant qu’ils  ont eu des réflexions à la hauteur de l’avancée de pensée et des  enjeux de la photographie. Dans des œuvres peintes de Degas et Monet, il y avait plus de principes photographiques que dans certains artistes qui avaient utilisé l’appareil photo, mais pour seulement reprendre tout à fait des compositions et des propos du XIXe siècle. Mais -ce n’est pas de la méfiance- cette question demeure : à quoi ça sert ? Si c’est pour aller plus vite en regardant des images, on peut aussi prendre un livre. Mais j’ai des projets d’exposition avec de la réalité augmentée, avec de la réalité virtuelle, en me posant la question de… on parle de rencontres, de l’incarnation des choses. Parce que bien sûr trois artistes du monde entier peuvent  dans le monde virtuel faire un travail en même temps et créer quelque chose en même temps. Ça donnera de toutes façons de nouveaux questionnements. Mais si j’utilise cette technique, c’est vraiment avec circonspection et je sais que l’expo que j’ai rêvée  en réalité augmentée, justement, demandera des techniques, des outils, des moyens extrêmement importants. Nous ne sommes pas à l’ère du numérique où on donne une idée, et les outils la réalise… donc il y a besoin de médiation technique et donc de travailler en groupe. Donc pour moi, bien sûr que c’est une question, parce on est dans l’ombre et  on est fasciné. Et en même temps, un autre aspect, c’est que je me pose des questions sur ces technologies qui, quand même, ont été créées pour le ministère de la Défense. Il y a aussi l’éthique de ces outils, des outils qui dans le monde du travail poussent vers une décivilisation, vers un oubli de l’homme. C’est un sujet. Pour moi, c’est un vrai sujet et je ne sais pas comment, par quelle voie il va atterrir dans mon travail. Certes je l’envisage mais il faudrait un gros budget pour ça. Voilà, c’est une vraie question et je n’ai pas de réponse. J’ai juste des hypothèses et des idées par rapport à cette problématique de la réalité augmentée

ERNEST BRELEUR

Effectivement, je crois qu’on vit un siècle extraordinaire. Je veux dire qu’un artiste doit être dans son temps. Je ne suis vraiment pas dérangé par toutes ces nouvelles pratiques, toutes liées à la technologie, d’autant plus qu’à un moment donné je fais appel aux technologies dans mon travail. En même temps, je le fais lorsqu’il y a nécessité. Mais ce qui me passionne c’est finalement les nouveaux champs qui sont ouverts. Et ces nouveaux champs, inévitablement, obligent à me faire avancer dans ma contemporanéité. Je trouve ça fondamental. Je ne me pose pas la question , comment dire… c’est bon et c’est mauvais, tout simplement parce qu’on n’est pas là pour une vérité dans l’art. C’est une nouvelle aventure, une nouvelle perspective, la manière dont nous voyons un peu les choses. Prenons les jeunes qui ont 17 ans, 18 ans, toute la musique techno, ça a déjà évolué. Quand on regarde aujourd’hui, le champ de la sculpture est occupé par des artistes qui créent  des œuvres avec des éclairages lumineux dans une grande salle vide. Mais ce n’est pas nouveau, Les Becher ont eu un prix de sculpture pour leurs photographies à une Biennale de Venise.  Ça veut dire que là aussi il y a des choses qui véritablement évoluent, ce qui me semble intéressant c’est cette diversité pour saisir ou ne pas saisir le réel qui doit nourrir les artistes.  Ce n’est pas une question d’âge, c’est une manière d’être, de regarder, d’appréhender ce qui se fait aujourd’hui qui me semble véritablement fondamental pour devenir un artiste. Tous les artistes, les véritables artistes  sont en  relation avec ce qui se fait aujourd’hui dans le champ de l’art contemporain.

VALERIE JOHN

Et on dira que c’est la pertinence de l’outil pour l’avancée de son propre travail, je crois que c’est surtout ça.

QUESTION DU PUBLIC

J’ai deux questions, une pour Julie Bessard, l’autre pour Valérie John. La question à Julie Bessard est la suivante : j’ai observé dans votre œuvre la pertinence de la couleur. Je voudrais savoir d’où vient cette inspiration lumineuse? La seconde à Valérie John, je voulais dire que je suis africain. Donc, je suis très frappé par cette inspiration. Alors je veux savoir, d’où vient cette inspiration du bogolan Et quel a été votre trajet, votre parcours, par rapport aux artisans africains

JULIE BESSARD

La couleur ne vient jamais seule, la couleur vient avec une texture, une matière, une dimension, une relation, une rencontre. Matisse disait : il n’y a que les rapports colorés. C’est la relation, c’est les couleurs et la relation. Ça vient de l’ingurgitation  permanente, passionnée, de l’histoire de l’art, de tableaux qui m’ont éblouie. Un point de violet dans un Bonnard ou un rose dans un triptyque de Bacon, il y a quelque chose… Ça passe par la couleur, mais la couleur ne va pas sans sa forme. Et bien sûr, il y a la vie. Et ce n’est peut-être pas par hasard si ces couleurs sont sorties dans ce pays, l’île où je travaille, parce qu’un certains contrastes colorés dans mon travail viennent de ce que je vois dès que j’ouvre les yeux tous les matins. Et ce que je dis, à la fois un regard de la vérité et aussi un regard artialisé c’est-à-dire qu’il y a le filtre de l’art, le filtre de l’esthétique qui intervient . Voilà ce que je peux vous dire. Et la rencontre avec pastels à l’huile de chez Sennelier qui sont quand même la crème fraîche des pastels,  n’est-ce pas ? C’est de la gourmandise.

VALERIE JOHN

C’est un rapport amoureux parce que c’est un objet véritablement… c’est cet objet qui m’a amenée en Afrique. Et c’est en voulant comprendre les tenants et les aboutissants que vraiment, j’ai tricoté l’histoire de ce travail-là. Donc c’est vrai que c’est un besoin… c’est quelque chose, je dirais… la première fois que j’ai vu ce pagne bogolan je devais avoir 11 ans c’était à un festival de la ville de Fort-de-France et j’étais assise au premier rang, à côté du père Elie et j’ai regardé les danseuses africaines, seins nus, avec les ballets du Sénégal, et cet objet-là qu’elles avaient… Donc la première rencontre, c’est de l’ordre du… voilà. Et puis je dirais ensuite, c’est toute l’histoire qu’il y a autour. C’est toute cette mythologie. C’est l’histoire qu’on raconte autour de ces pagnes-là. C’est aussi de l’ordre de l’histoire, de l’ordre d’une histoire d’amour puisque c’est l’homme qui tisse et c’est la femme qui écrit. Et c’est un objet qui est chargé de paroles, c’est un verbe, avec un V majuscule. Et c’est ça aussi qui m’a intéressée. C’est-à-dire que plus je me suis intéressée à cet objet, plus cet objet  m’a permis moi-même de me créer un territoire. Et c’était aussi pour moi la manière de détricoter ce savoir que j’avais, je dirais, très classique. Et c’est un objet qui m’a déroutée, c’est un objet qui m’a nourrie et c’est un objet qui m’a permis de découvrir le lieu. Et je dirais que pendant toute la période où j’étais au Sénégal je n’ai pas créé moi-même. C’est-à-dire que j’étais à la rencontre des gens et j’ai été dans des apprentissages. Dans des apprentissages d’ histoires, dans des apprentissages techniques, de comprendre comment les choses se fabriquaient et quand les choses se fabriquaient avec du sens, de l’histoire, de la mémoire. L’idée d’appartenir à quelque chose de l’ordre d’une filiation, c’est-à-dire que quand on prend cet objet on sait qu’on appartient à un territoire, une histoire, une famille. Et c’est un objet chargé de paroles. Et ça, ça m’a interpellée. Et c’est à ce moment que cet objet m’a permis de m’intéresser à mon propre lieu et  de vouloir devenir un créateur, j’étais bien obligée de savoir moi-même à quoi me raccrocher. Donc cet objet, véritablement, a été vraiment la pierre angulaire… oui, ça m’a façonnée, en tout cas. Et ça continue à nourrir mon travail, à nourrir mon imaginaire, à nourrir aussi mon propos plastique, puisqu’en l’ayant détricoté j’ai compris qu’il était composé de plusieurs morceaux cousus ensemble, c’est un objet rapiécé, c’est un objet qui véritablement était offert à la naissance, qu’on l’utilisait jusqu’à la mort, c’est un objet qui vous territorialisait, c’est un objet qui était fait de recto et de verso, ce sont des éléments qui vont bâtir mon propre travail. Donc, quand je dis que c’est un rapport amoureux, c’est vraiment… Il est à l’origine des choses. C’est-à-dire qu’il me bâtit tout en m’en éloignant, c’est-à-dire que pour pouvoir créer, il a bien fallu que je m’en éloigne, aussi. Et ce n’est vraiment que maintenant que j’essaye de le réinjecter dans mon travail, autrement. Et ça n’a pas été simple. Quand j’ai commencé véritablement à travailler, depuis 1995, tout mon trajet c’était de m’en éloigner, de me mettre à distance, c’est pourquoi, j’ai choisi de travailler avec des papiers recyclés. Tisser oui, mais  avec quoi ? Pas travailler « sur », mais travailler « avec », voilà. Et ce n’est que maintenant que je vais peut-être envisager – parce que c’est une expérience – de poser sur cette table qui est mon métier à tisser cet objet, sans le dévoyer et le faire entrer dans mon espace à moi, dans mon territoire à moi. Donc l’inviter à entrer dans cette fabrique-là. Donc pour aller vite, je dirais que c’est un rapport particulier avec cet objet.

Valérie John

QUESTION DU PUBLIC

Ma question était de savoir si l’insularité a eu un impact sur vos pratiques plastiques.

JULIE BESSARD

oui, ne serait – ce que dans la difficulté à se procurer certains matériaux rapidement par exemple ( rire)

VALERIE JOHN

L’insularité induit la fragmentation de l’œuvre On rêve une œuvre de dix mètres mais on va vers certaines déconvenues. L’œuvre n’entre pas dans l’avion parce qu’elle est trop grande.   Il faudrait qu’elle transite par Paris.  Et l’insularité, à ce moment-là, on l’a en pleine face et on se dit : bon, effectivement, on se repositionne. Et c’est vrai que ce sont des choses que l’on prend en compte, d’une certaine manière, aussi. Et faire voyager une œuvre, ça a aussi un coût. Et  les charges administratives aussi, c’est-à-dire enjamber, c’est-à-dire sortir du territoire, c’est une autre aventure. Donc c’est vrai que l’insularité… même historiquement, elle nous a façonnés , mais économiquement et physiquement, et de manière très triviale dans le déplacement des objets que nous fabriquons, elle rentre en ligne de compte aussi.

JULIE BESSARD

Pour moi, c’est l’intériorité. Vraiment, c’est la bulle dans la bulle dans l’aquarium en fermé dans la boîte ; avantages et inconvénients, je ne développerai pas sur la relation, justement.

ERNEST BRELEUR

 Pour ma part, je crois que j’appartiens au monde autant que j’appartiens à mon lieu. Quel que soit ce que je pourrais faire, je ne pourrai jamais me défaire de mon lieu .Je viens d’un lieu qui a une histoire. Mais il me semble fondamental aujourd’hui d’être à la fois présent dans mon lieu et être présent dans les autres lieux du monde. Je crois que ça donne cette dimension  à l’œuvre. Tout simplement parce qu’il faut éviter, à mon avis, toute fermeture qui serait ethnique. Parce que par delà les divisions de l’histoire, Noirs, Blancs, Jaunes, Chinois,  la chose importante pour moi, c’est l’humain. Et en face de moi j’ai des humains. Et donc il est fondamental pour moi que l’autre me perçoive aussi comme un  humain, que je le perçoive  aussi comme humain. Donc ce que je donne à voir doit interroger les uns et les autres. Parce que moi aussi, parce que je suis dans quelque chose qui intéresse la musique, la littérature, dans ce que j’appelle le langage. Et ça, c’est important. Le langage des arts plastiques n’est pas celui des littéraires, parce que le littéraire a à sa disposition le point, la virgule, le sens des mots, les phrases. On est dans un autre langage. Néanmoins, ces langages se rencontrent quelque part. Ils ont quelque chose de l’ordre de l’aventure humaine, de l’expression humaine. Donc mon langage doit être disponible aussi à l’autre en tant qu’humain. Et je crois qu’il n’y a pas de rejet de mon lieu, il n’y a pas de rejet de mon histoire, mais je suis constitué d’un ensemble de strates, je suis stratifié, et ce sont toutes ces strates qui ressortent véritablement de moi. Et aujourd’hui, les artistes participent et circulent dans le monde, beaucoup d’artistes allemands, beaucoup d’artistes européens vivent l’expérience de l’ailleurs comme Miquel  Barceló qui va travailler en Afrique. Et ça ne date pas d’aujourd’hui. Cézanne s’est déplacé, Delacroix s’est déplacé, ils avaient besoin aussi d’intégrer d’autres humains, d’autres lieux dans leur lieu, dans leurs travaux. Et je crois que l’insularité est contenue en moi, mais je suis ouvert, pas seulement ouvert, je suis constitué aussi des autres parties du monde.

…..