Avis aux lecteurs : gardez en mémoire qu’il s’agit de la retranscription d’un débat, d’échanges entre plasticiens et avec le public
Est-ce qu’il est important dans la pratique, de vous positionner par rapport à la création historique et contemporaine ?
ERNEST BRELEUR
Oui, je crois que c’est capital. Avec la création contemporaine, notamment à partir des années 60, il est question de renouveler l’Art et dans tous les domaines. Il y a le nouveau roman et puis il y a les recherches qui font que le monde évolue. Je crois qu’il est important de se positionner, tout simplement parce que la lucidité ne peut pas s’accommoder, se contenter de ce qui est connu. Même si c’est vrai qu’aujourd’hui, après toutes les grandes révolutions artistiques, il n’y a plus de grandes révolutions que l’on nomme. Mais il y a l’avancée d’un certain nombre de propositions nouvelles, d’un certain nombre de tendances. Les artistes sont dans leur solitude créatrice, il n’y a plus de regroupements. Chaque artiste représente ce qu’il fait. Nos regards ne s’arrêtent que s’ils perçoivent chez l’artiste quelque chose de nouveau. Et notre travail n’est intéressant pour les autres, que ce soit le monde de la critique, que ce soient les personnes qui sont homologuées ou non homologuées, pour les grandes institutions, que parce qu’on nous proposons quelque chose de nouveau.
D’autre part aussi, créer c’est vivre une véritable aventure. On se rend compte qu’il ne s’agit pas, je dirais, de se contenter – même si les choses marchent- d’une certaine routine créatrice. Il y a un moment où apparaît une lassitude qui fait qu’apparaissent déjà de nouvelles choses qui vont annoncer cette évolution. Eh bien, je m’exprime dans cette espèce de déroulement que je considère comme véritablement logique et en même temps, je crois que le positionnement me permet d’effectuer un certain nombre de déplacements pour renouveler mon propos.
J’ai commencé à travailler avec le groupe Fwomajé et si j’ai rompu avec lui, c’est simplement pour me donner gagner une plus grande liberté personnelle pour pouvoir effectuer les étapes de ma création, pour ne pas avoir de frein. C’est une espèce de déroulement. Dans la création, il n’y a pas d’objectif à atteindre mais au contraire un inatteignable, un impensable et au fur et à mesure que l’on avance, on se rend compte qu’il y a de nouvelles découvertes qui sont possibles et que le champ s’ouvre.
CLAUDE CAUQUIL
Oui, oui. De toute façon, on se nourrit de tout ce qu’il y a eu avant. Ça pour moi, c’est essentiel. Comment dire. On est tous, enfin on est tous, non ! On ne peut pas parler pour les autres. Par rapport à la peinture, on est un relais quelquefois. Enfin, moi je considère que c’est comme ça. On bénéficie des acquis de tous ceux qui nous ont précédés. Il faut s’y ouvrir, ça fait gagner beaucoup de temps. Et puis on se nourrit également de tout ce qui se fait autour de nous actuellement, du mouvement global et ça c’est ce qui fait avancer les choses. C’est essentiel ! En fait, pour tout ce qui est artistique, comment dire, on a des techniques, des principes basiques, que ce soit en musique, en arts plastiques, en écriture, il y a des choses qui sont posées depuis très longtemps. Chaque époque amène des nouvelles techniques, mais la base et le fond sont toujours les mêmes et pourtant c’est différent à chaque fois, parce que c’est le filtre de l’individu qui fait que l’œuvre – je dis l’œuvre au masculin, l’ensemble des productions d’un artiste- est unique. Chaque parcours est unique, chaque individu est unique et donc une création est forcément unique si on considère l’ensemble du travail. Parce que bon, il y a évidemment des pièces qui ont moins d’intérêt que d’autres, mais sur l’ensemble du travail, il y a l’unicité, mais l’unicité se fait à partir de ce dont on s’est nourri et ce qu’on en fait. On n’a pas tous les mêmes nourritures spirituelles, il y a tellement de choses à apprendre, qu’à un moment donné celles qu’on a acquises sont uniques.
JULIE BESSARD
Je ne revendique pas une identité d’avant – garde, de renouveau. Ce n’est pas important pour moi. Par contre, être en écoute permanente des échos du monde contemporain qui résonnent en moi, oui et être, du moins ressentir, rechercher et fouiller l’histoire de l’Art pour nourrir ma recherche intérieure absolument. Quand Claude parlait, je pensais au vers de Baudelaire :
Le meilleur témoignage que nous puissions donner de notre dignité que cet ardent sanglot qui roule d’^zge en âge et vient mourir au bord de votre éternité
Je pense que vous connaissez, tous ces paragraphes où Baudelaire parle des auteurs successivement dans le temps et le moment où il place l’artiste dans ce flot, là où il va redire les choses, toujours dans ce but d’humanité et d’identité humaines. Tout ça, c’est quelque chose qui me parle. Après, dans ce que le monde des spectateurs va percevoir de moi, qu’on me dise que mon travail se situe plutôt en 1920 ou que c’est un travail totalement novateur, franchement, je n’en ai absolument rien à faire. L’important, c’est que je sois pertinente dans ma démarche à ce moment X. Est-ce que la toile réalisée est une toile qui résonne et qui me permet de continuer, c’est toute la question. Bien sûr, je visite des biennales, je lis des essais critiques, j’ai des doutes et des révélations, comme tout artiste qui se respecte mais ce n’est pas un sujet fondamental pour moi. L’essentiel, c’est vraiment, est-ce que cette toile- là va réussir à vivre ? Si elle vit, c’est qu’elle est contemporaine et donc actuelle, voilà !
VALERIE JOHN
Alors effectivement, il est important de se positionner, c’est vrai. C’est-à-dire que je pense, comme je l’ai dit tout à l’heure, que je préfère la position « palimpseste » et je pense que le premier palimpseste, c’est moi-même. En créole on dit sac vid pa ka tienbé douboutt. Je pense que tout plasticien a besoin de nourriture, quelle qu’elle soit et si l’on a décidé de faire ce voyage-là de créateur, c’est qu’on s’est nourri de toutes les pratiques. En tout cas, on sait, on continue à être quelqu’un qui se nourrit, qui va vers les autres, quelles que soient les pratiques. Mais c’est vrai que moi j’ai décidé, à un moment donné que, dès lors que je rentre dans mon espace, c’est mon propre territoire, c’est mon territoire et que c’est un territoire dans lequel j’essaie de manière cohérente d’essayer de répondre à une question que je me suis posée au départ et je pense que tant que je n’aurai pas trouvé la réponse, je continuerai à créer. Mais, effectivement, on a besoin d’être avec cette histoire du monde, ou d’un monde. J’ai eu besoin d’aller à la rencontre de ces artisans, en Afrique et des techniques qu’ils ont pu m’apprendre, pour me permettre de désapprendre, de détricoter le savoir que j’avais, j’ai besoin de toute cette nourriture-là pour construire le propos, ou l’action que je me suis donnée au départ. Voilà !
ERNEST BRELEUR
Parler de la « fabrique » des œuvres, c’est parler du processus de création lui-même. Je trouve ça vraiment périlleux de parler du processus de création, c’est tout simplement dévoiler une énigme, un mystère. C’est tenter de dévoiler un savoir-faire qui appartient véritablement à l’artiste, d’autant plus que dans le processus de création lui échappe en fin de compte. Il y a un moment donné où ça nous échappe. Par contre, quand je travaille sur des projets, j’ai un certain nombre de procédures, j’ai un certain nombre d’étapes dans mon travail, je m’entoure à la fois de littéraires, de philosophes, je m’entoure d’artistes, j’ai besoin d’élan, je convoque mon lieu et j’accède à d’autres lieux. C’est tout cet ensemble qui finalement va faire que l’être que je suis apparemment aujourd’hui devant vous n’est plus le même lorsque il franchit la porte de l’atelier. Je suis très différent, je suis dans une espèce d’ouverture, dans une dynamique. D’ailleurs quand je travaille il est pratiquement interdit de monter dans mon atelier, parce qu’effectivement être troublé me coupe du fouillis que je convoque. Donc, je suis désolé de ne pas vous dire comment je pratique, parce que moi-même, les choses m’échappent à un certain moment. Et c’est ça qui me semble important : comment on est emporté véritablement dans ce tourbillon de la création. Et c’est ça qui permet véritablement à l’artiste de créer. Lorsqu’il est conscient, il y a ce que j’appelle une espèce d’abandon à ce moteur, cette espèce de « folie » qui vous entraîne dans la création. Il faut se mettre dans cet état, il faut convoquer un certain nombre de choses pour se mettre dans cet état. Si on ne le fait pas, on ne devient pas un créateur. Et deuxièmement, ce qui est important dans la création, ce n’est pas la question de la connaissance, la connaissance du lieu, la connaissance de l’histoire, la connaissance des pratiques artistiques. Tout cela, on nous l’enseigne. Quand on voit quelqu’un, un grand cinéaste comme Hitchcock par exemple, comment il s’est inspiré justement du surréalisme. Par exemple, les ombres très graves d’ après la guerre, les inquiétudes du surréalisme se retrouvent à travers tout le cinéma d’Hitchcock, ce qui fait qu’on sursaute et on tremble. Donc, vous voyez qu’il y a là, à ce moment de la création, des références qui se font malgré nous.
L’heure est venue que je passe la parole au public. Est-ce que juste avant l’un d’entrevous veut rajouter quelque chose ?
CLAUDE CAUQUIL
Je rejoins Ernest, ce qui est essentiel, c’est l’atelier. La vie de l’atelier, c’est quelque chose de vraiment personnel qui se mélange à tout un tas de trucs. Quand on peint en l’atelier, les gens nous imaginent devant le chevalet ou devant la table d’appoint. Il y a de ça, mais c’est aussi c’est tout à fait autre chose. Il y a tous les gestes du quotidien qu’on mélange à ça. Il y a le temps qui pour moi est essentiel, dont on parle très peu, de ce que j’appelle le temps de la contemplation, c’est le moment où on ne fait rien, c’est le moment où on fait tout, en fait. C’est le moment où on tourne en rond, on lit un livre, on met quelque chose sur le feu, on fait des tas d’autres choses et c’est là que tout est en train de s’enclencher en fait. C’est le moment où l’acte n’est pas pictural, que la magie va opérer, que quelque chose va se déclencher. Mais on ne sait jamais à quel moment ça s’est passé. On sait que c’est dans cette zone-là, mais où ? On ne sait pas.
VALERIE JOHN
Ce temps de latence est capital. L’important, c’est véritablement, le trajet pour arriver à la création. On n’est plus dans le temps, le temps du quotidien, le temps où on doit aller vite au quotidien. Quand je rentre dans l’atelier, il n’y a plus de temps. Il n’y a plus que le temps de l’œuvre. Même si j’ai envie d’aller vite, l’objet m’astreint à prendre le temps pour qu’il existe, pour qu’il s’assemble, pour qu’il se construise, voilà ! Et ça c’est totalement en dichotomie par rapport à ce que je peux vivre dans le quotidien où je suis en permanence dans une obligation d’aller vite, de faire vite les choses. L’atelier, c’est véritablement un autre temps.
Maintenant la parole est à la salle, si vous avez des questions ?
QUESTION DU PUBLIC
Je réagis par rapport à quelque chose qu’a énoncé Ernest Breleur. Il dit qu’il laisse le soin aux critiques, aux historiens de donner sens à son œuvre une fois qu’elle est terminée. Donc, elle se désengage de l’intention du créateur. Voilà ma question : A quel point le créateur peut-il accorder, peut-il accepter la liberté absolue du critique ou de l’historien dans la construction du sens de l’œuvre.
ERNEST BRELEUR
C’est une question extrêmement pertinente. C’est peut-être déroutant pour les gens qui m’écoutent. Pour moi, le sens c’est la plus grande des bêtises. Le sens est un frein à la création. Lorsqu’on regarde un cocotier, quel sens a le cocotier? Et pourtant on est en face d’une forme de beauté. Je ne travaille pas en pensant au public, au problème de la compréhension. Alors, pardonnez-moi, mais le public je n’y pense pas, ce n’est pas mon problème. Pour les historiens et les critiques d’art, ceux qui ont fréquenté mon travail, je suis exactement dans la même posture. Ce que je cherche mon travail, c’est toute ma liberté face au réel. Parce que le réel c’est une chose qui est comme un bateau, là, aujourd’hui. Qu’est-ce que je vais donner, que je vais construire ? Je vais construire du beau et je crois que le beau échappe au sens. Aujourd’hui, dans l’art contemporain, c’est le nouveau questionnement. Cependant, ce que j’offre, c’est un dispositif à réflexion capable – je dirais – d’émouvoir, et dans lequel chacun va faire son expérience esthétique, son expérience du sens et c’est cette liberté qui me semble importante. Parce que si je suis en Martinique, si mon œuvre est à New York ou à Paris ou en Allemagne, personne ne l’explique. Au regardeur de vivre son expérience. Je crois que c’est Merleau-Ponty qui disait cela, lorsqu’on peint un paysage, on regarde le paysage, il y a là un échange. Et lorsqu’on regarde l’œuvre, eh bien, l’œuvre nous parle, mais nous parlons aussi à l’œuvre. Et il y a une négociation qui se fait et c’est là toute la puissance de l’oeuvre. Je crois qu’il n’y a pas de jouissance artistique sans effort et sans questionnement. Tout est là. Offrir à celui qui regarde, cette possibilité de recréation qui demande cet effort intellectuel, cet effort du désir de regarder, du plaisir de regarder. Mais du plaisir aussi de la satisfaction d’avoir cru trouver à un certain moment quelque chose, qui pourra peut – être être remis en cause demain parce que le regard de de demain sera différent. Et je crois que c’est cette aventure qui me semble la plus extraordinaire et pour moi, en tant qu’artiste, c’est donner au regardeur la possibilité d’un certain nombre d’expériences.
VALERIE JOHN
Oui, je pense que c’est tout à fait ça. Tout à l’heure, vous avez employé le mot trajet , je dirai aussi le mot aventure ; c’est-à-dire que pour moi le regardeur- je ne vais pas reprendre tout ce qu’Ernest a dit – mais on va à la rencontre du travail parce qu’on est soi-même nourri de quelque chose. Et souvent les gens demandent : « Qu’est-ce que tu veux dire ? Qu’est-ce que ça veut dire ». Et je pense que c’est chacun, avec ce qu’il est, qui va à la rencontre de l’oeuvre. Et effectivement, on peut percevoir la pièce d’une certaine manière ici, en Martinique, et on la reçoit autrement au Canada, au Mexique, en Colombie. Et c’est intéressant, et même pour l’artiste, c’est aussi cette rencontre de l’autre avec son travail. Il y a des choses auxquelles on n’aurait jamais pensé. Et c’est fascinant de voir comment quelqu’un qui nous est totalement étranger peut au travers de cet objet qu’on propose, qui est pour nous aussi une aventure, vivre une expérience. Autre chose me semble aussi important, dans l’art contemporain qui peut être très déroutant, sachant qu’il n’y a plus de grands mouvements auxquels se raccrocher, on est véritablement dans un dialogue avec ce que quelqu’un a tenté de donner ou d’extraire de lui-même.
JULIE BESSARD
Ça, c’est ce que dit Duchamp. On regarde les toiles, bien sûr on va avoir une interprétation différente. On est dans le cadre d’une œuvre ouverte comme dit Umberto Eco. Chaque personne va être touchée par les éléments. La légende oriente… quelquefois, vous voyez une légende, vous voyez par exemple un Monet avec le titre : « Melons sur des cercles » et cette œuvre, malgré la légende, et au-delà de la légende, va vous emporter vers un monde extraordinaire. Donc il y a des titres, effectivement, qui peuvent enserrer des tableaux et entraver la projection du spectateur. Personnellement, moi je n’ai jamais donné de titre à mon travail, mais je suis dans l’abstraction, c’est un peu différent… Parfois une œuvre sans titre va être lisible parce que l’œuvre est tellement orientée que de toute façon le spectateur aussi va être orienté par l’œuvre.
CLAUDE CAUQUIL
Dans ce que tu disais par rapport à la lecture que l’on on peut avoir d’une œuvre, je considère qu’une pièce d’art n’est pas une illustration. A partir du moment où elle sert de miroir au regard de l’autre, il va y trouver quelque chose de lui-même. Et par rapport aux critiques, justement, ça me fait penser à une anecdote de Paul Valéry qui était allé assister à un cours à la Sorbonne sur son travail, et qui avait dit : « C’est extraordinaire, tout ce que vous trouvez dans mon travail je ne l’ai pas mis et pourtant, ça y est, puisque vous l’avez trouvé. »
DELIA BLANCO, curator et critique d’art de République Dominicaine
La rencontre est évidemment fondamentale, c’est la question qu’on est en train de se poser partout. Je viens de Saint-Domingue, je pratique beaucoup Cuba et Porto Rico. Alors, il y a la grande question de l’individualisation des artistes dans leur travail. Et il y a la préposition importante qu’on n’a pas évoquée, c’est celle du sur. Sur quoi on peint, quel medium et sur quoi, quel sujet ou quel concept? Et je crois qu’aujourd’hui les artistes ont cette fameuse aventure dont vous parlez et ils fabriquent leur « sur ». Leur « sur » de concept et leur « sur » de médium. Mais il y a quelque chose qui me semble très important, c’est que l’œuvre n’est pas une seule chose. L’œuvre est une multiplicité de choses qui vont être vues. Et dans ce « vu », vous parlez du regard. Chaque regardeur va voir l’œuvre, qui ne sera pas l’œuvre d’intention, l’œuvre d’objectif et l’œuvre pensée. Et on parle de beaucoup de choses, et on laisse de côté l’émotion. L’émotion est un rapport fondamental pour la création. Et l’imaginaire, ce n’est pas seulement une question de l’artiste, il n’y a pas que l’artiste qui a l’imaginaire. Le voyant, le regardeur a un imaginaire. La différence entre vous artistes et nous, c’est que vous passez à l’acte de votre imaginaire. Nous, nous le voyons passer devant nous. C’est différent. Et quand on parle d’intention, quand on parle de sens, l’intention et le sens seront toujours multiples. Mais moi, ce que je pense en termes de praticienne des arts, je réfute de plus en plus le concept de critique d’art parce que je me considère lectrice d’art, je suis lectrice d’art contemporain je lis une œuvre d’art comme je lis un livre. Et pour les écrivains, c’est la même chose. Je dis toujours à mes étudiants : « Le livre sera la lecture que vous ferez, et l’œuvre est le regard que vous portez ». Je voulais simplement dire cela.
QUESTION DU PUBLIC