C'est la quatrième mise en scène que je vois d'elle et je suis toujours autant enthousiaste. Si vous ne la connaissez pas, ou mal, je vous invite à lire mes précédents articles.
L'intérêt sociologique et historique de celui-ci est encore évident. Le manifeste des 343 paru le 5 avril 1971 avait ouvert une brèche. Plus d'un an après, le Procès de Bobigny amplifiera le mouvement en marche vers la légalisation de l’avortement.
Ce que j'ai particulièrement apprécié c'est que ce spectacle est d'abord un véritable objet théâtral, qui ne donne pas de leçon au public, et qui traite le sujet différemment de ceux qui l'ont abordé précédemment, notamment en ne nous rejouant pas l'Hymne des femmes (si beau et si émouvant au demeurant, mais tant utilisé, notamment par Jeanne Champagne pour illustrer Les années, qui faisait référence à cette même période, et dont je ne remets pas en cause l'excellente adaptation du livre d'Annie Ernaux).
Pauline Bureau a entrepris un vrai travail d'enquête et d'écriture. Sa rencontre avec la principale protagoniste, Marie Claire Chevalier (interprétée par Martine Chevallier), qu'elle a interviewée, a sans doute beaucoup compté. Pauline bureau n'est pas tombée dans la sur-information ni dans la justification. Tout le début de la soirée se déroule avec une grand économie de dialogues et le spectateur a le temps de se remettre (ou de se placer, pour ceux qui n'ont pas traversé cette période) dans un contexte où les femmes (car ce n'est pas l'histoire d'une seule femme) ne recevaient aucune information, et étaient des proies faciles pour des hommes peu responsables. A fortiori les gamines qui jouaient encore au hulo-hoop ou à l'élastique en cour de récréation.
Il y a peu de mots à ce moment là mais ils sont puissants :
C'est arrivé à moi et ça m'a tant changée que je ne sais plus qui j'étais avant que ça m'arrive. J'ai pour toujours 15 ans dit la Marie-Claire d'aujourd'hui en regardant la jeune fille (interprétée par Claire de la Rüe du Can).La mère (Coralyn Zahonero) élève seule ses deux filles aux sein d'un trio aimant, qui dîne le soir autour de la table en Formica ... il y avait la même à la maison. Rien de spécial à signaler si ce n'est que j'ai cru voir un tour de magie un instant quand le cerceau m'a semblé suspendu, comme un moment de bonheur ... banal.
Daniel, un garçon plus âgé, possédant une voiture,
le premier album de Johnny (Hallyday), charmant, et surtout menaçant avec des ciseaux abusera bientôt de la jeune fille qui ne savait pas se défendre, et de quoi d'ailleurs ... ?Il n'est pas nécessaire d'en dire davantage. Le mal est fait. Or l'avortement est illégal. Il tombe sous le coup de la loi de 1920. C'est un crime passible de la cour d’assises. Sous Vichy la situation était encore plus terrible puisqu'en 1942 c'est un crime d’État et il est arrivé qu'une avorteuse soit condamnée à mort et guillotinée.
La mère de Marie-Claire n'a pas les moyens d'envoyer sa fille dans un pays où elle pourrait avorter dans de meilleures conditions. I
l ne reste plus qu'à se tourner vers une amie, une voisine, une collègue, comme tant de femmes l'ont fait à l'époque : J'ai des ennuis. Tu connais quelqu'un ? C'est ce que fera la mère pour trouver madame Bambuck, conseillée par ses camarades de la RATP.Les déplacements des protagonistes obéissent presque à une chorégraphie, dans un ballet qui pour certaines fut une danse de mort. La contraception n'est pas encore généralisée (la loi Neuwirth,n'a pas été votée depuis longtemps, exactement en 1967). La culpabilité sous-jacente de la mère est désarmante : Je la voulais heureuse. On ne peut pas leur éviter de prendre la vie en pleine gueule (ce qui reste vrai aujourd'hui pour bien d'autres situations).
L
'angoisse de l'avortement est totalement restituée. Les cris silencieux ne minorent pas le drame. Que tu aies 15 ou 80 ans il y a un jour où tu comprends que tout peut basculer.J'avais appris par le spectacle tout récent de Caroline Vigneaux quel est l'homme qui avait dénoncé Marie-Claire et j'avais été choquée par plusieurs éléments concernant la jeunesse de Gisèle Halimi
(Françoise Gillard). De ce fait Hors-la-loi ne m'a pas surprise mais (et je ne veux pas spoiler) il y a de quoi penser que la dramaturge a exagéré les faits alors que pas du tout. C'est tout bonnement monstrueux.Ce procès historique se déroule en accéléré sous nos yeux. C'est le procès politique de l'avortement mais ça reste celui d'une femme. Comme le dit très simplement une des accusées : on n'est pas un gang. Quatre femmes comparaissent devant quatre hommes mais c'est de toutes les femmes qu'il s'agit. Les mots de Gisèle Halimi demeurent justes et puissants. Un être humain qui n'est pas propriétaire de son corps ... c'est un esclave. Quelle chance nus avons de pouvoir les entendre aujourd'hui ! Les plaidoiries ne sont jamais écrites. C'est un exercice qui reste oral mais Simone de Beauvoir avait engagé une sténotypiste pour prendre l'intégralité en notes.
Pauline Bureau nous le rappelle : la loi peut être juste ou injuste mais elle n'est jamais immuable. Il faut la saluer d'avoir entrepris ce travail de mémoire car, on ne le sait que trop, il y a des pays où le droit à l'avortement recule (et il ne fait pas de doute que ce sont les femmes qui vont encore en pâtir) et il subsiste encore beaucoup de pays où l'avortement n’est pas un droit acquis. D'avoir salué la solidarité féminine, soutenue par les intellectuels et les personnalités de l'époque (on se demande si aujourd'hui un tel mouvement serait encore possible ...). D'avoir raconté à sa façon sans jamais trahir. D'avoir pensé la représentation avec une dramaturgie aussi précise qu'incisive, jamais glauque ni misérabiliste, toujours digne ... et traversé de quelques traits d'humour.
Hors-la-loi est un spectacle majeur de notre siècle à l'instar de quelques autres, comme La machine de Turing.
Il faut nommer les comédiens que je n'ai pas cités précédemment et dont la plupart endossent plusieurs rôles, parfois diamétralement opposés, comme Alexandre Pavloff, Laurent Natrella, Daniel Lebrun, Sarah Brannens et Bertrand Roffignac. C'est un plaisir supplémentaire de les applaudir aux saluts. Car, il faut le rappeler, ... nous sommes bien au théâtre.
Avec Martine Chevallier, Coraly Zahonero, Alexandre Pavloff, Françoise Gillard, Laurent Natrella, Daniel Lebrun, Claire de la Rüe du Can, Sarah Brannens et Bertrand Roffignac
Avec la participation artistique du Jeune théâtre national
Avec la participation de l’Ina (Institut national de l’audiovisuel)
Scénographie : Emmanuelle Roy
Costumes : Alice Touvet
Lumières : Bruno Brinas
Vidéo : Nathalie Cabrol
Musique originale et son : Vincent Hulot
Maquillages et coiffures : Catherine Saint-Sever
Dramaturgie : Benoîte Bureau
Assistanat à la mise en scène : Sabrina Baldassarra
Du 24 mai au 7 juillet 2019
Du mercredi au samedi à 20h30, les mardis à 19h00 et les dimanches à 15h00
A La Comédie Française – Le Vieux Colombier
21 rue du Vieux Colombier - 75006 Paris
Le texte de la pièce est à paraître aux éditions Actes Sud-Papiers
Les photos qui ne sont pas logotypées A bride abattue sont de Brigitte Enguerand