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Les 100 romans du «Monde»... et dix de mieux

Par Pmalgachie @pmalgachie
Les 100 romans du «Monde»... et dix de mieux Ambition et modestie: Le Monde, dont le supplément littéraire est une lecture sur laquelle je me jette (et depuis très longtemps) dès qu'il est disponible, choisit cent romans dans les coups de cœur de la rédaction depuis que le quotidien existe. Une excellente sélection, dont Jean Birnbaum, en ouverture, et Tiphaine Samoyault, en conclusion, pointent les limites avec une belle honnêteté. Comme chaque fois, devant ce genre de liste, on a envie de compléter, de corriger, d'enlever l'un ou l'autre titre et de proposer leur remplacement. Je ne dirai pas à la place de quoi j'aurais mis les dix qui suivent (sinon, que, pour certains auteurs présents dans la sélection du Monde, j'ai simplement choisi un roman différent - les autres cas sont plus complexes...). Ils auraient pu, bien entendu, être dix autres... Les années de référence sont celles des parutions des traductions françaises. Le Monde a fait le choix de l'édition originale. Et je me suis limité dans le temps - de 1988 à 2009. Avant, les archives me manquent. Ensuite, c'est le recul...
1988 : Water Music, de T. Coraghessan Boyle (Phébus, traduit de l’américain par Robert Pépin)
Il est des phrases d’ouverture qui ne trompent pas. Celle de Water Music, premier roman de l’Américain T. Coraghessan Boyle, donne accès à un monde dont la découverte ne peut dès lors se faire que toutes affaires cessantes : « A l’âge où les trois quarts des jeunes Écossais retroussent les jupes des demoiselles, labourent, creusent leurs sillons et répandent leur semence, Mungo Park, lui, exposait ses fesses nues aux yeux du hadj Ali Ibn Fatoudi, émir de Ludamar. » Mungo Park, cela vous dit bien quelque chose ? Le malheureux explorateur écossais qui fut, en 1795, le premier Européen à voir couler le Niger au cœur du continent africain, puis qui disparut dix ans plus tard lors d’une seconde expédition, n’a pas laissé dans les mémoires une trace digne de son existence. Bien des compilations de récits de voyage l’oublient, malgré le succès qu’obtint, à l’époque, le récit de son premier voyage africain. Comme il y a quand même une justice, cet homme qui n’était pas fait, n’en déplaise à son épouse Ailie, pour rester en place, est le héros du livre de T. C. Boyle qui lui rend une espèce d’hommage en lui donnant la place centrale de sa grande fresque épico-historico-érotico-burlesque. Si L’Exposition coloniale, d’Erik Orsenna, qui obtint très justement le Goncourt, a été dans la rentrée littéraire française la manifestation la plus époustouflante de l’imagination d’un romancier, Water Music aurait dû être son pendant étranger. T.C. Boyle y fait la preuve d’un souffle comparable, d’une inventivité égale, et d’un bonheur d’expression qui réjouira tous les lecteurs en partance pour les grands voyages de Mungo Park. Dès que le fil du récit a été attrapé par cette première phrase que nous citions plus haut, quelques questions titillent l’esprit et les réponses sont attendues avec impatience. Que fait Mungo Park dans cette inconfortable position ? Faut-il douter de sa virilité ? Les statistiques concernant les jeunes Écossais sont-elles exactes ? A ces premiers points d’interrogation et aux autres, qui ne cesseront par la suite de nous tirer allègrement jusqu’à la fin du roman, les sept cents pages de Water Music répondront par des affirmations diverses, placées dans des contextes parfois surprenants, mais toujours énoncées avec la grâce de l’absolue pertinence. Revenons à Mungo Park. Pendant qu’il court les pistes d’Afrique et les dangers les plus extraordinaires en compagnie d’un guide noir plus cultivé que lui, ou presque, la jeune fille qu’il a promis d’épouser se morfond dans l’attente d’un retour de plus en plus hypothétique. Ailie semble même, un temps, renoncer à Mungo Park dont on pense qu’il s’est définitivement égaré sur le continent africain, au profit d’une soudaine passion pour l’infiniment petit qu’elle découvre dans ses microscopes – les outils de ses explorations – grâce à Georgie Gleg, né sous une mauvaise étoile mais qui semble avoir redressé d’autant plus facilement la situation qu’il est devenu, en l’absence de Mungo, le seul soupirant d’Ailie. Celle-ci s’apprête donc, en fille de bonne famille où l’on ne peut rester trop longtemps célibataire, à l’épouser. Jusqu’au moment où un sursaut de l’amour ancien qu’elle porte à l’explorateur lui donne la patience d’attendre encore un peu… quelques jours à peine avant l’annonce du retour de Mungo Park, auréolé d’une gloire toute fraîche. Mungo et Ailie pourraient dès lors couler des jours heureux et paisibles, entourés des enfants que la bonne nature des jeunes gens leur donne à intervalles réguliers, si le démon de l’aventure laissait l’explorateur en repos. C’est loin d’être le cas, et il ne peut donc que repartir pour l’expédition qui lui sera fatale. Avant celle-ci, T. C. Boyle a longuement tissé un réseau d’histoires qui se recoupent au moment où le petit groupe d’hommes commandé par Mungo Park s’enfonce dans la terre africaine. Des personnages, suivis depuis le début du roman sans raison apparente, trouvent alors leur place dans un récit qui s’accélère au rythme du fleuve Niger, jusqu’aux rapides, jusqu’à Boussa où la barque se déchire sans laisser d’espoir au lecteur de retrouver encore le valeureux Écossais… Il n’empêche. L’avoir accompagné pendant sa vie aventureuse – et parfois un peu ridicule dans l’obstination dont il fait preuve contre tout bon sens –, avoir rencontré ceux qui lui permirent d’aller si loin, tout cela à travers le regard sans complaisance de T. C. Boyle, est une expérience qui laisse les traces d’une grande allégresse, d’un immense bonheur de lecture comme on en rencontre peu. L’éditeur nous dit que T. C. Boyle a publié, après Water Music, un deuxième roman : World’s End. C’est peu dire que sa traduction est dorénavant attendue avec impatience !
1989 : Les Versets sataniques, de Salman Rushdie (Bourgois, traduit de l’anglais par A. Nasier)
Tout a été dit, ou presque, sur « l’affaire Rushdie ». Sur les mouvements de protestation des intégristes musulmans contre le « blasphémateur » dont le livre a été interdit en Inde, son pays d’origine, où de violentes manifestations ont cependant causé, ainsi qu’au Pakistan, la mort de plusieurs personnes en février. Sur la « fatwa » prononcée le 14 février par Khomeiny qui condamnait ainsi l’écrivain à mort au nom du respect de la religion. Sur, par ailleurs, le succès du livre dans les pays où il était déjà disponible. Sur, aussi, les hypothèses d’un rapport entre les déclarations modérées de l’imam Abdullah al Ahdal et son assassinat à Bruxelles, le 29 mars. Tout, donc, ou presque. Puisque manquait jusqu’à présent une traduction française des Versets sataniques. Présente dans la plupart des librairies françaises et belges – quelques-unes se sont abstenues, par prudence – depuis hier, elle peut enfin être lue. Pour elle-même. Et les amateurs se sont précipités dès l’arrivée du volume qui recueillait, mercredi, un franc succès. Il est difficile de nier l’importance de Salman Rushdie dans la littérature d’aujourd’hui. Cet écrivain de langue anglaise, mais né à Bombay en 1947, avait par deux fois déjà – après un premier roman, Grimus, non traduit en français et que lui-même estime mineur – montré l’étendue de son talent. Les Enfants de minuit et La Honte avaient révélé le tempérament exceptionnel d’un homme qui, imprégné de la lecture de Joyce et de Faulkner, cherchait, comme il l’expliquait, à introduire dans la langue anglaise le rythme et la mélodie de l’hindi. Son humour et son sens aigu de la digression – jamais gratuite – étaient capables dès lors de s’attaquer – le mot est le plus exact qui soit – à de grands sujets pour leur donner un éclairage nouveau. Les Versets sataniques ne sont cependant pas un roman consacré à un seul sujet. Ce serait trop simple. Il s’agit d’un ouvrage ample et touffu dans lequel chaque chose possède son image, en miroir – et donc exactement inverse –, et où la réalité se trouve donc démultipliée. L’anecdote à elle seule est déjà difficile à résumer. Mais elle est révélatrice de l’ambition du romancier qui ne se contente pas de réalisme. Deux acteurs célèbres en Inde se sont retrouvés dans un avion volant vers l’Angleterre. Ils sont pris en otage, avec les autres passagers, par une bande de quatre terroristes parmi lesquels une femme, bardée de grenades et d’explosifs qui lui font une floraison de seins sur le ventre, est un singulier bras du destin. C’est elle en effet qui, déclenchant une formidable explosion alors que l’appareil survole la Manche, provoque la mort de tous les voyageurs, à l’exception des deux acteurs, Gibreel Farishta et Saladin Chamcha. L’étrange couple tombe du ciel – ou presque : d’une hauteur de huit mille huit cent quarante-huit mètres, celle de l’Everest – pour atterrir en douceur, ou au moins sans mal, sur les côtes de l’Angleterre. Telle est l’ouverture du roman : grandiose. Cette chute qui n’en finit pas ressemble davantage à un vol qu’à la simple application de la loi de la pesanteur. Dès lors, les deux acteurs – dont nous saurons, en cours de lecture, pourquoi et comment ils sont arrivés là après avoir connu la gloire dans leur pays – vont connaître une succession d’aventures qui feront d’eux, à première vue, des incarnations du bien et du mal. Le bien sera Gibreel, souvent qualifié d’ange, voire même d’archange – et on pense alors à Gabriel, qui fit à Mahomet la révélation du Livre lors de « la lutte avec l’Ange », épisode transposé dans le roman – et le mal, Saladin. D’ailleurs celui-ci, sitôt arrêté par la police, commencera à subir une étrange métamorphose – son nom, Chamcha, n’évoque-t-il pas le Grégoire Samsa de Kafka ? – qui le transforme partiellement en bouc, animal diabolique s’il en est. Mais rien n’est complètement blanc ou complètement noir dans ce roman – ou plutôt tout y est blanc et noir, à la fois ou successivement. Et Gibreel aura l’occasion de se demander s’il est l’agent du courroux de Dieu ou de son amour, s’il est la vengeance ou le pardon. En effet, la fiction – les fictions, faudrait-il presque écrire en voyant Gibreel luttant dans ses nombreuses histoires – se déroule à plusieurs niveaux de réalité ou d’irréalité : le « réel », ou celui qui est décrit comme tel par le roman, se double d’un « réel imaginaire » qui participe tantôt du rêve, tantôt de la vision. Un passage situé au milieu du livre, endroit évidemment stratégique, ouvre le débat à ce sujet. Il s’agit d’un projet cinématographique, mais le parallèle s’impose : le film dont il est question, qui se passerait dans une ville de sable fabuleuse et imaginaire, comme une partie du roman, raconterait la rencontre d’un prophète et d’un archange, épisode présent dans Les Versets sataniques. Mais il ne pourrait être reçu comme un blasphème, puisque la fiction c’est la fiction, et que ce conte moral serait comme un rêve… La part onirique du livre – intimement liée au reste – est tout entière habitée par l’attirance pour les hauteurs et le vol. On a vu, déjà, que les deux personnages principaux volaient dans les premières pages. Ils continueront ensuite, et de fréquentes allusions sont faites à l’Everest, ainsi qu’à un immeuble très élevé. Salman Rushdie file même la métaphore jusqu’à évoquer la manière dont un drogué plane. Avec les risques que cela comporte : quelles descentes en flammes, quels enfers macabres attendaient de tels Icares ! De toute manière, toute métaphore est dangereuse dès lors qu’elle touche à la foi, parce que toutes peuvent être mal interprétées. Ainsi Les Versets sataniques, roman d’une absolue liberté de ton et de pensée, recèle au sein de ses pages tous les commentaires qu’on peut faire à son sujet. Ce n’est pas sa moindre force, qui lui donne – non sans ironie – le recul nécessaire à gérer un tel monde. Car il est vrai que si, pour simplifier, nous nous sommes attachés jusqu’à présent aux deux personnages principaux, il en est d’autres qui foisonnent dans les différents épisodes de l’ouvrage. Deux écrivains, en particulier, méritent qu’on s’arrête à leur cas. L’un, le poète Baal (!), expliquera sa conception du travail du poète : « Nommer l’innommable, dénoncer les fraudes, prendre parti, provoquer des discussions, façonner le monde et l’empêcher de s’endormir. » L’autre, le scribe persan Salman (!), déformera le texte dicté par le prophète Mahound – c’est ainsi que fut réellement écrit le Coran. Mahound, sans lui pardonner, ne le condamnera cependant pas à mort. Ce sera en revanche le sort de Baal, pour avoir singé le prophète en donnant à douze prostituées les noms des douze femmes de Mahound, qui conclura : « Les écrivains et les putains. Je ne vois aucune différence. » Dans ce contexte, une brève réflexion, glissée discrètement à propos d’un homme qui n’ose pas prendre la parole, prend tout son sens : « Le langage c’est le courage : la capacité de concevoir une pensée, de la dire, et, ce faisant, de la rendre vraie. » La thématique extrêmement riche des Versets sataniques interdit de se limiter à un seul aspect du livre, car aucun ne le domine complètement et tous se nourrissent les uns des autres. La caricature de prophète qui trouve place dans le roman en est cependant un élément important, d’où vient le titre : Mahound, dans sa lutte avec l’Ange, croira avoir été visité par le Diable et effacera du Livre les versets dorénavant considérés comme sataniques. Tout se déclinant dans cette fiction débridée, les versets sataniques trouveront leur pendant dans quelques vers envoyés par téléphone à Gibreel par l’amant de la femme qu’il aime, Alleluia dite Allie – elle viendra en Asie, plus tard, pour grimper sur l’Everest, puisque les différentes faces du livre ne constituent qu’une seule construction. Là où il n’y a pas de croyance il n’y a pas de blasphème. Si la vision que donne Salman Rushdie de la foi n’est évidemment pas satisfaisante pour les croyants, il lui donne une singulière valeur en la plaçant au cœur de ce réseau complexe où s’ébattent des êtres pour lesquels le monde est le lieu dont nous prouvons la réalité en y mourant. Les lecteurs cartésiens qui apprécient un style dépouillé trouveront ce roman confus plutôt que riche. Les autres, prêts à s’embarquer dans une grande aventure romanesque dont les règles s’édictent au fur et à mesure qu’elles sont appliquées, pourront satisfaire leur appétit.
1991 : Le Royaume de Morphée, de Steven Millhauser (Rivages, traduit de l’anglais par Françoise Cartano)
En 1975, les lecteurs francophones découvraient avec stupéfaction un roman qui allait d’ailleurs être salué par le prix Médicis étranger mais qu’il était impossible de classer tant il se situait hors de toutes les catégories habituelles : La Vie trop brève d’Edwin Mullhouse écrivain américain 1943-1954 racontée par Jeffrey Cartwright (Albin Michel) avait tout du livre improbable dont on se demande comment il a pu malgré tout être écrit. Steven Millhauser, qui signait là son premier roman (publié trois ans auparavant aux Etats-Unis, alors qu’il avait 29 ans), faisait raconter par un biographe de onze ans la vie d’un écrivain prodige, mort à onze ans en laissant un chef-d’œuvre méconnu, Cartoons. C’était drôle et triste, c’était une révélation qui, curieusement, n’allait pas être suivie très rapidement d’une confirmation. Il y eut bien, à une date que nous ne connaissons pas, ce titre qu’on trouve maintenant dans la bibliographie mais qui dut passer presque inaperçu à sa publication, Portrait d’un romantique (Denoël). Il y eut bien aussi, en 1987, un recueil de nouvelles, La Galerie des jeux (Rivages). Pas de quoi, cependant, créer le même effet. Et puis, voici Le Royaume de Morphée avec lequel, cette fois, on retrouve l’indescriptible magie de Millhauser. La comparaison avec l’Alice de Lewis Carroll est inévitable, même si elle est loin de tout expliquer. Commençons quand même par là, puisque, lorsque Carl Hausman disparaît dans une sorte de tunnel sombre en cherchant une balle de base-ball dans un fourré, il passe lui aussi dans une autre dimension, de l’autre côté du miroir. Carl Hausman, pour autant qu’on puisse en juger, n’est pas une petite fille ressemblant à celles que Lewis Carroll aimait tant photographier, et en particulier Alice Liddell, la charmante enfant qui donna son prénom au personnage de fiction. Alice était prête à s’émerveiller de tout, puisqu’elle ne connaissait rien de la vie. Carl Hausman, lui, est un homme jeune mais apparemment peu prêt à se laisser séduire par l’irrationnel. Et pourtant… Comme Alice, le voici qui décide de s’enfoncer sous terre. « Rien ne prépare à une telle expédition. Ou plutôt, la vie n’est que la somme de secrets préparatifs, une sombre complicité entre le destin et le désir s’entendant derrière notre dos. Et c’est ainsi que, par une belle journée… Bien sûr, il y a des présages. À ce stade, il serait peut-être bienvenu d’inclure deux ou trois pages pour narrer l’histoire de ma vie. Mon arrière-grand-père maternel, cordonnier mélancolique originaire de Coblence… On imagine aisément la suite. Non, rien ne prépare à une telle expédition. Un jour on l’entreprend, voilà tout. » Voici donc notre homme prêt à affronter des ténèbres où il ne sait absolument pas ce qu’il peut trouver. Rapidement, il comprend que des pièges lui sont tendus à chaque endroit et qu’il doit se frayer un chemin dans l’inconnu en prenant garde à pouvoir faire marche arrière si cela s’avère nécessaire. Presque aussi vite, il se rend compte que ce n’est pas possible car l’espace dans lequel il se déplace semble se modifier en permanence. Pour en finir avec l’inévitable comparaison Carl-Alice, il faut insister sur les différences entre les univers dans lesquels l’un et l’autre se trouvent plongés par hasard. Là où Alice découvre un monde merveilleux, une féerie animalière, Carl trouvera quelque chose de plus angoissant, un véritable envers de notre monde « réel », et cela dès sa rencontre avec les ombres, tout au début de son long voyage. Les ombres sont celles des êtres humains disparus. Non pas leurs âmes, mais véritablement leurs ombres, cette projection de notre corps qui lui reste attachée toute notre vie, sauf dans quelques cas rares qui renvoient au Peter Schlemihl de Chamisso ou, pour une étude plus complète du phénomène, au Conservateur des ombres de Thierry Haumont. (Tant il est vrai que, même dans le domaine de l’irréel, du fantastique, du merveilleux, appelez-le comme vous voudrez, la fiction bâtit un monde qui possède sa logique et à l’existence duquel plusieurs écrivains peuvent contribuer.) Les ombres que Carl Hausman entend chuchoter sont celles qui n’ont pas encore pris l’habitude d’être séparées de leurs corps, et qui ont besoin de conserver un contact avec des humains de passage. Passons sur les débuts de Carl dans cet immense sous-sol labyrinthique où, on l’aura compris, il est déjà totalement égaré. Le voici sur un vaste lit où dort d’un profond sommeil un être pansu. C’est Morphée lui-même qui, une fois réveillé, pourra faire visiter son royaume à Carl. La présence de Morphée permettra au lecteur rationnel d’interpréter tout ce qui précédait et qui suivra comme un long rêve. Après tout, Carl était assis au soleil sur un banc, il peut très bien s’être assoupi et rêver toute cette histoire. Mais il vaut mieux, nous semble-t-il, ne pas chercher d’explications de ce genre et se laisser aller complètement à suivre les méandres de l’imagination fertile de Steven Millhauser. Morphée est un bon vivant. La bouteille toujours à la main, mais toujours prêt aussi à partager ses libations, il a quelque chose d’un Bacchus dont les propriétés s’étendraient sous terre. Après avoir bien bu, bien dormi, Morphée et Carl partent en promenade. Au cours de leur périple, ils rencontreront des personnages étranges, comme ce jeune homme anglais sorti d’un tableau et qui sera le prétexte d’une histoire, comme plusieurs autres par la suite. Le roman de Steven Millhauser devient un récit à tiroirs, il suffit de tourner la page et voici un conte. Petit à petit, ce voyage extraordinaire se transforme en collection de contes. Il y a de quoi : la bibliothèque de Morphée est un de ces endroits comme on aimerait en fréquenter. Plus sélective que la bibliothèque de Babel (là encore, le monde imaginaire participe de plusieurs fictions qui se répondent), elle ne contient pas tous les livres possibles : « Ici se trouvent tous les livres qui en votre monde furent désirés sans jamais être écrits, par caprice, ou par négligence. Figurent donc ici les poèmes de la maturité des poètes qui meurent jeunes, les livres d’après le dernier livre, les chefs-d’œuvre d’après l’ultime chef-d’œuvre. Ici tu trouveras le roman qui suivit Finnegans Wake, le poème qui suivit L’Enéide, la pièce qui suivit La Tempête. Et tu trouveras de même les livres désirés par une époque, ou une nation, parmi lesquels le grand roman américain et la grande poésie épique française. N’est-ce pas là une bibliothèque de rêve ? » (Aïe ! ce mot, chez Morphée, est peut-être de trop !) Il y a aussi, dans cette bibliothèque, des livres à manger, d’autres d’où sortent les personnages, des livres volants, des livres gloutons… On aimerait s’attarder dans cet endroit, mais le voyage continue, il faut partir vers d’autres aventures. Ce n’est pas ici le lieu de les raconter toutes. Elles ont leur caractère propre, chaque conte pouvant d’une certaine manière se suffire à lui-même, mais aussi leur caractère commun : tout cela se passe au royaume de Morphée, il ne faut pas l’oublier. Peut-être suffira-t-il d’un autre exemple pour donner une idée de ce ton à la fois extravagant et parfaitement naturel sur lequel Steven Millhauser nous entraîne dans cet univers peuplé de fables, comme celle des quatre âges du miroir. De l’âge d’or à l’âge de fer, en passant par l’argent et le bronze, les miroirs ont eu, dans leur histoire, des fonctions différentes. Au début, le reflet était un art noble et élevé, car en ce temps-là, seules les images harmonieuses et belles étaient visibles aux yeux des miroirs du monde. Puis vinrent les images laides, qui permettaient aux miroirs de montrer à l’homme ce qu’il était vraiment. À l’âge de bronze, l’imagination fut donnée aux miroirs qui pouvaient se permettre de déformer les images et d’en créer d’autres en fonction de leurs qualités propres. Enfin, l’âge de fer est celui de l’objectivité froide – et ennuyeuse, se dit-on en lisant le récit que fait le vieux miroir dont on sent bien, à travers son enthousiasme, qu’il préférait l’âge de bronze. Tout espoir n’est cependant pas perdu pour les miroirs, puisqu’on annonce un cinquième âge au cours duquel les miroirs ne refléteraient plus l’apparence extérieure, mais l’âme intérieure. D’ores et déjà, dit-on, au milieu des miroirs de l’âge de fer apparaît en secret un des nouveaux miroirs : une reine, dans un pays nordique, aurait regardé un tel miroir et y aurait vu un crapaud. Le Royaume de Morphée est, rationnel ou non, un roman pour lecteurs gourmands : là où la plupart des écrivains se contentent de nous donner (voire même seulement de nous prêter) chichement une histoire, Steven Millhauser offre avec générosité un plateau abondamment chargé.
1995 : Le Livre noir, d’Orhan Pamuk (Gallimard, traduit du turc par Munevver Andac)
On connaît plutôt mal la littérature turque contemporaine. Elle se résume le plus souvent pour nous, lecteurs francophones, à un seul nom : Yachar Kemal, abondamment traduit (et dont une interview donnée à Der Spiegel vient de rappeler les positions face à la question kurde). Mais voilà qu’avec son deuxième livre paru en français, Orhan Pamuk, quarante-deux ans, cinq romans à son actif, prend place dans ce paysage presque désert comme un lien très puissant entre la tradition et la modernité. La trame du Livre noir pourrait être celle d’un roman policier, une de ces distractions auxquelles s’adonne Ruya, l’épouse de l’avocat Galip. Auxquelles elle s’adonnait, du moins, puisqu’elle a disparu en laissant derrière elle un bref message n’expliquant rien du tout. Très vite, Galip découvre que le demi-frère de sa femme, Djélâl, le chroniqueur vedette d’un grand journal, est lui aussi introuvable. Transformer un soupçon en certitude est l’affaire d’un instant : Ruya et Djélâl sont partis ensemble, la piste de l’un mènera à l’autre. Galip se lance donc dans une enquête à travers Istanbul, recherchant dans son passé, dans les chroniques de Djélâl, le moindre indice qui pourrait le conduire à retrouver sa femme… Mais l’épais roman d’Orhan Pamuk ne se limite pas à cette trame, loin de là. Il développe bien des thèmes qui lui donnent une dimension universelle tout en l’inscrivant profondément dans les lieux où il se déroule. Car Istanbul se visite ici mieux que si l’on se trouvait sur place. Les pérégrinations de Galip à travers la ville lui en font découvrir les histoires cachées, les vérités mystérieuses. Chaque personnage rencontré, ou même seulement entendu au téléphone, est à l’origine d’une nouvelle histoire et, même si toutes ces histoires paraissent n’avoir aucun rapport direct entre elles, elles se combinent pour donner l’impression d’un véritable grouillement de vie et, davantage encore, faire naître la certitude que rien de ce qui se passe maintenant n’est étranger à ce qui peut arriver un peu plus tard. C’est ainsi que les chroniques de Djélâl, même les plus anciennes, celles que republie son journal depuis sa disparition et que les réserves de matière fraîche sont épuisées, prennent un sens que nous devinons progressivement, au fur et à mesure que l’auteur nous les donne à lire en alternance avec des chapitres où il fait avancer l’enquête de Galip. Si l’on peut dire que cette enquête avance, du moins. Car le jeune avocat fait du surplace, tourne en rond. Il se trouve face à davantage de questions que de réponses et, chaque fois qu’il croit trouver la solution d’un problème, c’est pour se trouver devant deux autres. Les rues d’Istanbul dessinent une géographie dont une des caractéristiques est d’être à l’intersection de deux continents. Au-delà de ce fait déjà remarquable par lui-même, des perspectives s’ouvrent au lecteur attentif à suivre chacun des fils tendus ici comme pour constituer un piège. Le plan d’une ville peut ressembler à celui d’une autre. Les trajets accomplis dans différents quartiers peuvent finir par ressembler à un visage. Et les traits de celui-ci, renvoyer à un alphabet. Toute vérité, dans le roman, semble successivement cryptée et décryptée, mais on ne sait jamais très bien quelle est la part du masque et celle de la révélation. D’ailleurs, Galip lui-même s’enferre dans ses recherches, aborde des zones d’ombre qui sont peut-être dangereuses… Même des faits anodins, des endroits connus du personnage principal depuis toujours, deviennent menaçants. À travers cette enquête doublée des chroniques attribuées à Djélâl, un certain nombre de thèmes prennent forme, et se développent en même temps que l’action. Il faut les observer attentivement et les suivre pour comprendre ce qui, dans le roman, et bien plus que sa trame narrative, en constitue l’épine dorsale. Un chapitre s’intitule : « Je dois être moi-même », et la question de l’identité court du début à la fin. Galip, en mettant ses pas dans ceux de Djélâl, finit par se prendre pour lui, si bien qu’après un certain temps il se mettra à rédiger ses chroniques, à sa place et en imitant son style. Peut-être est-ce parce que Galip est un personnage assez transparent, assez inexistant par lui-même, qu’il peut devenir ainsi un autre. Peut-être aussi la personnalité de Djélâl est-elle assez forte pour que bien des hommes soient tentés, dans la ville, de se prendre pour lui – un mannequin, parmi une immense collection, ne lui ressemble-t-il pas tout à fait ? Et pourquoi un être vivant ne pourrait-il pas, autant qu’un objet, prendre l’apparence d’un individu particulier ? Si Ruya a quitté Galip, laissant celui-ci à des interrogations dont les réponses sont de plus en plus introuvables, c’est pour une vie différente dont son mari ignore tout. D’ailleurs, il ignore beaucoup de choses, et ne parvient même pas à se représenter ce que pouvait être le quotidien de sa femme avant sa disparition. Qui est donc Ruya ? Elle est au centre du livre, et elle en est peut-être l’élément le plus mystérieux, celui sur lequel nous ne saurons jamais rien. Jamais rien, en tout cas, que des faits sans importance réelle, des images du passé, des anecdotes rapportées par d’autres… Pas de quoi en faire un portrait consistant. Ce creux, ce vide autour duquel se bâtit le roman est comme un secret qu’on n’atteindra pas. Un noyau dur impossible à fracturer, dont chaque écorce en révèle une autre, plus résistante que la précédente. Le goût du secret se manifeste ainsi, et d’abondance, dans bien des méandres où nous entraîne Orhan Pamuk. Galip, comme d’autres, croit pouvoir décoder le monde et les événements à travers des signes discrets semés çà et là, dans la ville ou dans les chroniques de Djélâl, et tout ce qu’on ne comprend pas finirait par se mettre en place quand on aurait eu accès à ce secret. Mais, comme dans un roman d’Umberto Eco, le secret est peut-être un mirage. Son existence n’est affirmée que pour justifier tout ce qui l’entoure, et lui-même pourrait être un leurre. Vertigineuse construction intellectuelle qui saisit d’abord par une atmosphère très réaliste et qui acquiert, au fil des chapitres, une résonance de plus en plus métaphysique, Le Livre noir est de ces romans qui ne permettent jamais au lecteur de s’installer dans le confort rassurant d’une histoire logique. À chaque carrefour, non seulement la voie choisie est inattendue mais encore les possibilités paraissent presque infinies. Et on se prend au jeu, on tire les fils avec l’auteur qui s’ingénie à les mêler, on plonge dans l’inconnu avec délices. Tout ce qui brille et éclaire certains pans de la ville, ce mythe qu’est Istanbul, constitue un univers factice dans lequel le jeu des apparences sert surtout à cacher la vérité. Il y a quelque chose de labyrinthique dans Le Livre noir. Et le guide qui nous y entraîne, dans un hiver donnant de l’endroit une image inhabituelle, ne fait rien pour nous laisser croire que nous trouverons la sortie. Devant les romans policiers que lit sa femme, Galip s’est un jour pris à rêver d’un livre dont le premier et le dernier chapitre seraient identiques, et les indices répandus dans les pages pas nécessairement réunis dans l’unique but de résoudre l’énigme. À cette vision, Ruya a eu beau jeu de répondre qu’elle est impossible, parce qu’elle rend sans limites l’information donnée par un auteur. Mais il y a, dans le roman d’Orhan Pamuk, quelque chose de ce roman policier impossible, un rêve de livre total à travers lequel nous avons accès à la fois à une ville et à des personnages envisagés avec toute leur complexité et toutes leurs contradictions. Autant dire qu’aller à Istanbul avec Orhan Pamuk, c’est éviter les cartes postales et se souvenir ensuite de lieux authentiques, comme cette épicerie qui revient souvent dans la mémoire de Galip ainsi que dans les chroniques de Djélâl. On y trouve tout, même ce qui n’y est pas, puisque dès la demande formulée, l’épicier se met en quête de la commande, aussi saugrenue puisse-t-elle être. Il se dit, cet épicier, que si quelqu’un a pris la peine de demander un objet, il doit forcément exister quelque part. On se dira, en refermant Le Livre noir, que si Orhan Pamuk a pris la peine de l’inventer, il est à l’image d’un monde possible.
1996 : L’incident, de Christian Gailly (Minuit)
Il faut peu de chose, parfois, pour engendrer de grandes catastrophes. Christian Gailly, un écrivain qui ne pousse pas ses titres du col, le prouve une fois encore dans L’incident. Sa bibliographie fait rêver, on se la répète comme une brève litanie : Dit-il, K. 622, L’air, Dring, Les fleurs, Be-bop… De petites pierres qu’il lance dans un quotidien qui s’en trouve à peine bousculé, mais bousculé quand même… D’ailleurs, L’incident commence par une bousculade, en rue. Marguerite Muir vient de s’acheter une paire de chaussures et se retrouve dans la cohue, sur le trottoir. « N’eut pas le temps de refermer son sac à main. On la bouscula. On le lui arracha. Qui, on ? Du calme. » Du calme, en effet. Christian Gailly n’est pas du genre à précipiter le mouvement. Ses vies minuscules à lui méritent qu’on s’y attarde, qu’on en examine les détails. C’est dans leurs détails, en effet, que se trouve la vérité de ses personnages. Ses personnages, donc : Marguerite Muir, dentiste, la quarantaine, passionnée d’aviation, assez pour piloter pendant ses loisirs ; Georges Palet, qui ramassera le portefeuille de Marguerite, aura le réflexe assez naturel d’aller le porter à la police, puis dérapera sur l’idée de cette femme dont un fragment d’existence a croisé la sienne, assez pour devenir l’objet d’une chasse obsessionnelle. Trois lignes de citation, ci-dessus, ont dû suffire pour constater que Christian Gailly pratique l’écriture comme une gymnastique complexe, dans des mouvements hachés, avec des reprises de souffle et de brèves apnées. Un autre exemple pour restituer ce ton singulier, avant que Georges trouve le portefeuille de Marguerite. Il vient de faire remplacer la pile de sa montre : « En attendant, il paya. Passa sa main dans le bracelet extensible, ajusta la montre à son poignet, la regarda. Elle était comme neuve, pas une rayure, pas un éclat dans le chrome, une vague trace sur le verre, mais rien, ça se nettoie, la trace du doigt d’une fille, mais rien, ça s’en va. Nous voici de nouveau réunis, lui dit-il, on s’en reprend pour un an et demi. » S’il savait, il ne parlerait pas ainsi à sa montre. Parce qu’avant, bien avant un an et demi, il y aura la rencontre avec Marguerite, et une succession d’événements qui l’entraînent loin de ses habitudes, et jusque dans le ciel bleu, si bleu que sa profondeur vertigineuse donne des sensations d’infinie plongée. Mais il ne faut pas en dire trop, on aimerait parler de ce roman à la manière dont l’auteur nous en livre les éléments, pièces d’un puzzle qu’il reconstitue patiemment, ou fils d’une tapisserie assemblés avec précision. Laisser venir les choses, laisser s’attarder le regard, comme celui de Marguerite sur Georges en noir, blanc, gris. Prendre le temps d’intégrer au récit les huit phases auxquelles le pilote doit être attentif, de la visite pré-vol au parking, après l’atterrissage. Christian Gailly le fait bien, lui, dans des pages techniques, froides, coupantes comme le passage d’un avion au-dessus de soi. Cela paraît assez gratuit, mais, curieusement, s’inscrit malgré tout dans le droit fil d’une logique romanesque implacable. Artisan solitaire et rigoureux d’une entreprise littéraire toujours surprenante, Christian Gailly nous fait des cadeaux appréciables parce que très personnels, et on les reçoit avec un plaisir qu’il ne faut pas dissimuler. Ensuite, si l’on a découvert Christian Gailly avec ce roman, on ne se privera pas d’explorer les autres titres du même auteur. L’air, où il y a la lumière, la chaleur, le bourdonnement des guêpes, et les couleurs d’une toile avec laquelle se débat, sans grands résultats, le peintre Soti. Ou Dring, qu’on pourrait résumer en répétant simplement le titre. Cela ferait « dring, dring, dring », et Asker, le personnage central, qui vit seul des journées tranquilles, serait à peine perturbé par quelques questions fondamentales : faut-il faire la sieste avant de travailler ou le contraire ? Dois-je sortir la poubelle immédiatement ou attendre ? A qui sont ces pieds que je vois passer ? Ou n’importe quel autre, au fond, ils sont tous animés par une écriture syncopée qui tient du jazz. Christian Gailly joue du saxophone, cela s’entend en le lisant.
1998 : La maison du sommeil, de Jonathan Coe (Gallimard, traduit par Jean Pavans)
Très remarqué pour son précédent roman, Testament à l’anglaise, Jonathan Coe donne avec La maison du sommeil un livre éblouissant, construit avec la précision d’une horlogerie fine et perverse où les heures de la nuit compteraient pour un peu plus que celles du jour et dont la sonnerie, à la fin, nous sortirait du long rêve éveillé où nous avons plongé longtemps – sans voir le temps passer. L’auteur prévient par une note : « Les chapitres impairs de ce roman se déroulent pour l’essentiel dans les années 1983-84. Les chapitres pairs se déroulent pendant la deuxième quinzaine de juin 1996. » A dire vrai, cette précision n’était pas tout à fait nécessaire, on aurait compris sans elle. Mais pas tout de suite, et Jonathan Coe a voulu éviter un flou initial, affirmant sa volonté de poser sans trucages les éléments de départ, et jouant d’autant mieux avec les surprises qui viendront ensuite, comme un prestidigitateur prend soin de bien montrer les deux côtés d’un foulard ouvert dont il sortira une nuée de pigeons l’instant d’après. Coe peut ainsi se permettre de consacrer toute la deuxième page du premier chapitre à décrire la propriété d’Ashdown, une grosse bâtisse posée depuis plus d’un siècle au bord d’une falaise. Puis de recommencer dans le deuxième chapitre, avec exactement la même page – à quelques lignes près. L’effet d’écho est saisissant, en dit long sur les intentions du romancier et précise en même temps, avec une grande économie de moyens, la fonction occupée par la grande bâtisse à l’une et à l’autre époque : résidence pour des étudiants en 1983-84, clinique privée et laboratoire du sommeil en 1996. Mais, qu’il s’agisse de deux douzaines d’étudiants ou de treize patients, c’est la même population nomade, aussi changeante que l’océan qui grondait à ses pieds, en déployant jusqu’à l’horizon sa houle fiévreuse d’un vert maladif. Comme les vagues de l’océan semblent revenir toujours pareilles sur la côte, des personnages vont eux aussi se retrouver, à un peu plus d’une décennie d’intervalle, au même endroit. Mais leur existence a suivi des chemins qui ont modifié entretemps les données bien plus que peuvent le faire quelques lignes. Et les rapports qu’ils avaient noués autrefois, s’ils éveillent bien des échos dans la période la plus proche de nous, sont tout autres. Le patient singulier qui entre à la clinique s’appelle Terry, il est critique de cinéma et ne connaît pas le sommeil. Un cas intéressant pour le docteur Dudden qui dirige l’établissement, un objet d’études comme il ne s’en présente pas assez devant lui – alors, il tente de les provoquer pour éliminer le sommeil, expériences dangereuses qui ne servent que son ambition personnelle, immense. Dès son arrivée, au cours d’une conversation avec l’assistante de Dudden, le docteur Madison, Terry apprend que le directeur a en commun avec lui d’avoir habité à Ashdown quand ils étaient étudiants. Terry ne se souvient pas de Gregory Dudden mais il évoque une amie qui souffrait de troubles du sommeil et pour qui un séjour à la clinique serait tout indiqué. Mine de rien, Jonathan Coe a déjà placé quelques pièces sur son échiquier, et nous n’en sommes qu’au deuxième chapitre. Il faudra du temps pour que ressortent tous les liens qui existent entre les personnages des années quatre-vingt et ceux des années quatre-vingt-dix. Leur mise en évidence se fait comme dans un roman policier, un indice discrètement laissé dans un coin avant d’être placé en pleine lumière. Le parcours que nous fait accomplir le romancier de l’un à l’autre, avec des sauts incessants entre les années, semble aléatoire alors qu’il est calculé à chaque instant. Rien n’est laissé au hasard jusqu’à l’arrivée. Et si l’on est parfois dans le brouillard, celui-ci n’est jamais aussi dense qu’il y paraît : le lecteur perspicace a toujours une chance de précéder les personnages qui, eux aussi, sont les jouets de l’auteur. Le plaisir intellectuel se double d’une profonde charge émotionnelle, venue de loin, et qui déferlera comme une vague plus puissante que les autres dans les dernières pages – la preuve que, même au bord de la mer, une vague n’est jamais tout à fait pareille à la précédente ni à la suivante.
2000 : Les belles âmes, de Lydie Salvayre
Il n’y a rien de pire que les touristes. Tous les touristes vous le diront. Ce sont des inconscients qui passent quelque part pour y prendre ce qui leur semble bon et surtout ne rien donner d’eux-mêmes. Ils peuvent aller partout et rester pareils à ce qu’ils étaient, la confrontation avec l’autre ne les touche pas puisqu’ils ont soigneusement évité la confrontation. Aussi l’initiative de Real Voyages a-t-elle quelque chose de sympathique en ce qu’elle oblige les nantis à s’interroger sur l’écart qui les sépare d’un monde moins favorisé – et moins éloigné d’eux qu’ils le pensent souvent : le reality tour auquel ils participent ne les conduit pas plus loin que l’Europe, un continent qui offre des contrastes suffisants pour qu’il ne soit pas nécessaire de les chercher ailleurs. Telle est la donnée de base du septième roman (et huitième livre) de Lydie Salvayre, Les belles âmes. Elle est une autrice qui appuie là où ça fait mal, qui ne se contente pas des apparences et débusque, sous celles-ci, des vérités grinçantes. Pour y parvenir, elle n’hésite pas à pousser la logique jusqu’au bout, quand elle côtoie la folie. Ici, elle part d’un circuit organisé comme il pourrait en exister, comme il en existe peut-être, avec sérieux et conscientisation. Ne voyagez pas idiot serait un slogan bien adapté au programme proposé par Real Voyages. On commence par une cité, une trentaine de blocs en banlieue. C’est d’un banal… Mais Vulpus, le chauffeur du car, Jason, l’agent d’ambiance, et Olympe, sa petite amie métisse adoptée par les touristes pour être la quatorzième du groupe (treize, quand même ! on aurait pu y penser) vivent là, ils ne montrent en y passant que leur décor quotidien. Ce qui pousse le chauffeur à quelques réflexions silencieuses : « Si ce que cherchent ces excités de la misère, ainsi que Jason les désigne, si ce qu’ils souhaitent en fait de dépaysement, c’est la tristesse et la laideur, inutile de faire le tour d’Europe, il suffit de prendre le métro et de regarder le visage des gens, ou le sien propre, certains matins funestes. La tristesse et la laideur sont partout où l’on supporte de les voir. » Le spectacle de la misère, au début, a quelque chose d’excitant. Mais il lasse très vite. D’ailleurs, Lydie Salvayre prend garde à ne pas ennuyer ses lecteurs et ne s’attarde vraiment que dans le premier de ces lieux choisis pour les différences qu’il offre avec ceux que fréquentent plus volontiers les touristes en temps normal. Déjà pour la deuxième étape, la Belgique, le quartier pauvre qui est le prétexte de l’arrêt est évacué en deux mots tandis que le dîner plantureux dans une auberge du Bois de la Cambre dure plusieurs pages et le groupe dont quelques individualités avaient déjà été mises en évidence occupe toute la place. Harcelés par le discours pontifiant de leur accompagnateur qui fut, ce n’est pas indifférent, séminariste, bousculés parfois par Jason chez qui la colère monte, moins à cause des réactions des touristes que parce qu’Olympe et l’accompagnateur, le premier à voir en elle une personne, sont trop proches, les voyageurs se révèlent dans leur petitesse d’esprit. Ce qu’ils voient et côtoient avec prudence comme s’ils risquaient d’attraper une sale maladie au contact des démunis devient un miroir qui les renvoie à eux-mêmes et à leurs soucis obsessionnels. Entre les blagues grasses d’un Lafeuillade, les désirs amoureux de mademoiselle Faulkircher, les ambitions de l’écrivain Flauchet, et chacun a ses problèmes, pourquoi donc les bassine-t-on avec les pauvres (oubliant au passage qu’ils l’ont voulu), les tensions croissent jusqu’au point de rupture. L’objet du voyage devient secondaire, il ne reste que des personnages. D’un côté, quatre, c’est-à-dire les trois employés de Real Voyages et Olympe ; de l’autre, treize touristes. Ils n’ont plus qu’un point commun : ils se demandent tous ce qu’ils font là. A dire vrai, nous aussi. Tout au long de son livre, Lydie Salvayre n’a fait que proposer des questions sans avancer l’ombre du moindre début de réponse. Quand elle nous abandonne, en même temps que nos compagnons de voyage, il ne reste donc que les questions. L’essentiel, en somme.
2001 : Le Café Zimmermann, de Catherine Lépront (Seuil)
Voici un roman dont on sort sans souffle, étouffé par les phrases que Catherine Lépront ajuste à ses personnages comme des habits non de scène mais de vie, stupéfait des découvertes amenées page après page, ébloui d’une beauté qui ne se laisse pas saisir facilement mais qui, une fois perçue, ne vous lâche plus. Le Café Zimmermann est beaucoup de choses à la fois. Il est d’abord un superbe livre qui, loin du tumulte de la rentrée littéraire où l’agitation médiatique risque de se concentrer sur quelques titres, aurait sans doute créé un choc authentique. Il serait regrettable que la date de sa parution empêche de ressentir ce choc et de partager de grands moments de lucidité artistique. C’est bien d’art en effet qu’il est question ici, de musique en particulier, mais d’art et de musique pour révéler à soi-même ce qu’on est. Le Café Zimmermann, puisque tel est le titre, évoque un endroit où Bach avait rencontré son meilleur auditoire. Loin des pressions sociales qui lui imposaient un travail alimentaire – et si peu nourrissant pour sa grande famille –, il pouvait y développer ses trouvailles en toute liberté. Dans cet endroit de Leipzig, il oubliait les contraintes de ses fonctions successives et se livrait à l’art pur. De Bach, il est beaucoup question dans le roman, et pour cause : Vilhem Zachariasen, qui dirige l’Ensemble du Nord, en est un des grands spécialistes. Il vit avec sa musique et connaît la vie du compositeur dans ses moindres détails, qu’il ne manque jamais de rappeler à tous ceux qu’il a à portée de voix, serait-ce même pendant une répétition ou un cours. Exigeant avec lui-même dans l’interprétation qu’il fait au clavecin, exigeant avec les autres, il apporte avec lui, dans la ville qui l’accueille pour trois concerts dans le cadre d’un festival, un air d’absolue liberté qui détonne dans le paysage local. Avant lui, tout était pesé et empesé, chacun à sa place et dans son rôle. Après lui, plus rien ne sera pareil, comme s’il avait ouvert non seulement à la musique mais aussi et surtout à la vérité de chacun. Chacun, alors, de reconsidérer sa place dans le monde pour se trouver une meilleure raison d’être. Le cas le plus frappant est celui de Joséphine. Elle n’a jamais fait partie d’un couple avec son mari qui, d’ailleurs, collectionne les aventures. Ce n’est pas le plus grave : le vrai couple, dans la maison, est celui constitué par le mari et sa mère, d’où Joséphine se sent totalement exclue. Quand l’Ensemble du Nord, et surtout son violoncelliste, se pose dans la ville, l’avenir se dessine autrement, certes meilleur mais surtout tellement différent que le passé donne l’impression d’avoir été totalement oublié. Chaque personnage a sa fonction dans Le Café Zimmermann. Certains, comme Hanne, la merveilleuse épouse de Vilhem Zachariasen, pour rendre l’atmosphère plus légère. D’autres, comme Thérèse-Ida, épouse de l’adjoint au maire, sans cesse en mission culturelle et y connaissant moins que rien, pour rappeler la pesanteur des structures inutiles qui tuent l’art – si les artistes se laissent faire, ce qui n’est pas le cas ici. Deux conceptions de l’existence s’opposent, avec dans chacune d’elles beaucoup de possibles nuances. Il y a à faire un choix définitif entre l’asservissement aux conventions et la rupture avec celles-ci. Le roman de Catherine Lépront tout entier plaide évidemment, bien que sans aucun discours, en faveur du deuxième choix. Il le fait en donnant la parole à de nombreux personnages, sans qu’on sache toujours immédiatement qui est le récitant du moment. Comme dans un concert qu’on écoute les yeux fermés, on ne sait pas immédiatement quel instrument vient d’entamer une phrase. Un bref instant, il n’y a que la musique, pour elle-même, privée d’interprète, puis il devient clair qu’il s’agit d’un instrument plutôt que d’un autre. Le texte, ici, fonctionne de la même manière et court d’une voix à une autre, qui se répondent, qui se trouvent, s’échappent. Dans les meilleurs cas, une construction très élaborée s’efface derrière la beauté de l’ensemble. C’est ce qui arrive dans ces pages. Sitôt les a-t-on refermées qu’on a envie de les reprendre, par bribes, pour se redonner le bonheur d’entendre à nouveau la grâce absolue.
2007 : Les belles choses que porte le ciel, de Dinaw Mengestu (Albin Michel, traduit de l’américain par Anne Wicke)
Sepha, le principal personnage du roman, a quitté l’Ethiopie en 1977. Il était adolescent, il venait de voir son père tabassé par les militaires avant d’être emmené pour une exécution sommaire. Autour de lui, il y avait trop de morts. Le prix d’une révolution. Longtemps après, avec ses amis Joseph, le Congolais, et Kenneth, le Kenyan, ils font mentalement le tour des révolutions africaines, comme un jeu nécessaire pour ne pas oublier d’où ils viennent. Ni où ils sont : à Washington, dans un quartier défavorisé où les habitants ont vu avec stupéfaction arriver une Blanche qui a rénové une grande maison. Dans le même temps, les loyers augmentent et les expulsions se multiplient. Le visage du quartier est en train de changer. Tant pis pour ceux qui n’ont pas les moyens de progresser en même temps. Dans sa petite épicerie, Sepha vivote d’autant plus difficilement que ses clients se recrutent dans une classe sociale occupée à abandonner les lieux, de gré ou, plus souvent, de force. L’enthousiasme l’a quitté depuis longtemps. En même temps, probablement, que s’éteignait l’espoir de retourner un jour en Ethiopie. De ce pays dont il garde des images lointaines, il a choisi de s’éloigner. En quittant aussi son oncle quelques années après son arrivée aux Etats-Unis – il habitait, en banlieue, un grand immeuble presque exclusivement peuplé d’Ethiopiens. A distance, il n’a pas pour autant trouvé la sérénité. Il n’est pas américain, il n’est que résident permanent sur le territoire. Comme une plante déracinée, posée là sans que personne n’ait pris la peine de lui trouver une nouvelle terre où elle continuerait sa croissance. Sepha est donc à l’arrêt. Ni passé, ni avenir. Il fermerait même plus souvent sa boutique à la rentabilité incertaine s’il n’avait trouvé une raison d’y passer des heures lumineuses, parfaites, en compagnie d’une petite fille métisse, Naomi, l’enfant de cette femme blanche nouvellement arrivée dans le quartier. Naomi est une séductrice. Sepha aime lui faire la lecture, récompensé par la présence d’une fillette à laquelle il voue une profonde affection. Motivée en partie, peut-être, par son désir de nouer des liens plus intimes avec Judith, sa mère. Mais Sepha est aussi à l’arrêt dans sa vie sentimentale. Et ses tentatives de rapprochement sont d’autant plus maladroites que Judith ne s’embarrasse pas de précautions oratoires. En fait, Judith non plus n’est pas chez elle dans ce quartier. Et on semble vouloir le lui faire comprendre, en envoyant d’abord une brique à travers le pare-brise de sa voiture… L’histoire de Sepha n’est pas tout à fait celle de Dinaw Mengestu. Sa famille a émigré aux Etats-Unis en 1980. Il n’avait que deux ans et n’a donc pu garder le souvenir des troubles qu’il fuyait. Contrairement à son personnage, l’écrivain (dont c’est le premier roman) est allé au terme de ses études universitaires et a enseigné. Son statut social est donc assez différent. Mais il n’est pas besoin de partager une certaine précarité pour la comprendre, et Mengestu nous rend familière celle de Sepha. Les belles choses que porte le ciel – un vers de Dante – est le livre du déchirement et de l’impossible réconciliation. Impossible d’en sortir, à moins d’improviser en permanence : « nous titubons à l’aveuglette d’un endroit et d’une vie à l’autre. Nous essayons de faire de notre mieux. » Une sorte de philosophie pratique, à laquelle accède Sepha à la fin du roman. En se contentant de ce qu’il a. Mieux : en y puisant du bonheur.
2009 : Trois femmes puissantes, de Marie Ndiaye (Gallimard)
Elles sont magnifiques, les Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye. Elles tiennent debout par leurs propres qualités, bien sûr. Mais aussi et surtout par la grâce d’une écriture enchanteresse, lovée dans un roman qui se pare de poésie et abrite des merveilles d’expression. La description ne pouvant rendre qu’un hommage trop faible à ce style ample, il est nécessaire de citer. Et tant pis, ou tant mieux, si le premier paragraphe, une seule phrase parfaite d’équilibre et de beauté, est un peu long. « Et celui qui l’accueillit ou qui parut comme fortuitement sur le seuil de sa grande maison de béton, dans une intensité de lumière soudain si forte que son corps vêtu de clair paraissait la produire et la répandre lui-même, cet homme qui se tenait là, petit, alourdi, diffusant un éclat blanc comme une ampoule au néon, cet homme surgi au seuil de sa maison démesurée n’avait plus rien, se dit aussitôt Norah, de sa superbe, de sa stature, de sa jeunesse auparavant si mystérieusement constante qu’elle semblait impérissable. » Norah est face à son père. Elle ne sait pas pourquoi il lui a demandé de venir le voir en Afrique. Elle se sent peu d’affinités avec lui, qui a quitté son épouse française, a eu d’autres femmes, d’autres enfants. Elle aimerait probablement le dominer pour renverser leurs rapports d’autrefois. Mais la situation imprévue qu’elle découvre la conduit sur un tout autre chemin. Dans la deuxième partie de cet ouvrage composé comme des récits presque, mais pas tout à fait, détachés les uns des autres, Fanta se trouve face à un homme qui est en train de perdre son travail et ses illusions. Et qui entraîne sa femme dans sa chute. Celle-ci a, en réalité, commencé bien des années auparavant, comme on le découvre en même temps qu’un Rudy jusque-là aveugle devant ses propres comportements. Khady, dernière héroïne de ce triptyque, part vers l’Europe pour y immigrer clandestinement. Mais le chemin est fait de tous les dangers qu’elle rencontre et son destin s’écrit en lettres tremblantes, gravées sur un corps malade. Les liens entre ces trois textes sont ténus. Ils sont surtout à voir avec un lieu. Plus largement cependant, les trois femmes sont quelque part entre l’Afrique et l’Europe, face à elles-mêmes et à leurs proches, face aux malheurs et aux moyens de les enrayer. C’est saisissant de vérité. Une vérité qui n’est pas celle des sociologues mais qui emprunte à une sorte de connaissance intime de l’être humain. Les détours des phrases sont aussi ceux d’une pensée qui chemine sans hâte vers l’élucidation d’un mystère profond. Marie Ndiaye avait déjà écrit quelques livres qui comptent. Elle vient probablement de faire mieux encore avec celui-ci.

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