Paru dans PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 130 – JUIN 2019
Issues du monde de l’informatique, ces séances intensives de travail en commun ont pour but de faire éclore la nouveauté et essaiment dans les entreprises du monde entier. Et si nos rêves étaient à l’origine de ce dispositif “disruptif” ?
Le problème est bien connu. Comment programmer l’inattendu ? La solution est a priori impossible, car on est aussitôt figé dans un paradoxe. S’il est programmé, l’événement est précisément attendu. Ce problème ancien est sorti des syllogismes pour faire irruption dans la vie sociale, et cela même à grande échelle.
Le problème est bien connu. Comment programmer l’inattendu ? La solution est a priori impossible, car on est aussitôt figé dans un paradoxe. S’il est programmé, l’événement est précisément attendu. Ce problème ancien est sorti des syllogismes pour faire irruption dans la vie sociale, et cela même à grande échelle.
Tout a commencé dans les années 1990, en Californie.
Confrontés à la nécessité d’inventer un nouveau programme, des informaticiens ont fait le pari de produire l’innovation en se fixant trois règles : 1. Le « porteur de projet » réunit des équipes de développeurs dans un même lieu. 2. Il leur octroie un temps limité – en général la durée d’un week-end. 3. Il les met en concurrence en attribuant un prix, parfois assez élevé, à l’équipe gagnante. Hackathon, c’est ainsi que l’on désigne ces sprints consacrés à l’innovation – contraction de hack, en anglais « pénétrer un système », et de marathon en référence à l’intensité de l’effort durant quarante-huit heures sans interruption. Ce mot fut employé pour la première fois en 1999 par John Gage, à l’époque vice-président de Sun Microsystems, quand il mit au défi les participants de la conférence JavaOne de coder un programme pour l’assistant personnel Palm V (une sorte d’ancêtre de nos tablettes et autres smartphones). Depuis, la folie du hackathon s’est emparée des géants du Net – Google et Facebook en tête (on dit que le bouton Like est né d’un tel hackathon) –, puis des start-up à travers le monde, qui, toutes, recherchaient l’innovation. Elle a fini par traverser l’Atlantique pour déferler sur l’Europe et, depuis quelques années, envahir la France.
Née chez les informaticiens, la passion pour l’innovation a fait tache d’huile, les grandes entreprises organisant désormais des hackathons à qui mieux-mieux : les grandes surfaces afin d’imaginer de nouveaux parcours pour leurs clients, les services postaux afin de rendre leur mission plus lisible aux usagers, et jusqu’à l’administration des impôts… C’est dire si l’innovation est devenue à la mode !
Je suis convaincu de la relative efficacité du dispositif technique, non pour les raisons invoquées par ses inventeurs – qui l’attribuent au travail collaboratif, à l’émulation ou à la promesse de se faire remarquer par un éventuel employeur –, mais pour une raison psychologique. Car un tel dispositif reprend, sans doute à l’insu de ses inventeurs, quelques procédés du rêve – oui, du rêve nocturne !
Comme on le sait, le rêve fragmente en unités discrètes les expériences mémorisées durant la veille – c’est la traduction exacte du verbe anglais to hack : « tailler », « couper ». Le rêve est le premier des hackers !Le rêve est, lui aussi, limité par le temps, le sommeil paradoxal se déroulant en un temps limité, biologiquement programmé. Et le rêve a pour principale fonction de trouver une solution à un problème – c’est en tout cas ce qu’ont démontré les recherches cognitivistes les plus récentes. C’est sans doute du fait de sa parenté avec le rêve qu’un hackathon exige de passer au moins une nuit sur place.
Mais il y a une différence cruciale. Contrairement au hackathon qui résout un problème posé par le porteur de projet, le problème que tente de résoudre le rêve est inconnu du rêveur. Ce sera précisément la tâche de l’onirocrite (celui qui interprète les rêves)de l’identifier puis de lui trouver une application dans le réel. C’est ainsi que le rêve résout le paradoxe dans lequel s’englue nécessairement le hackathon et parvient toujours à fabriquer de l’inattendu.
Tobie Nathan
Pour aller plus loin
Comprendre ses rêves pour mieux se connaître, de Jacques Montangero (Odile Jacob, 2007).
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