Bilan. Goûtant aux frissonnements des seuils, incapables que nous sommes de voir une porte fermée sans chercher les possibilités de l’ouvrir en grand et d’aller derrière y puiser quelque chose, comme appâtés par l’inconnu, nous voilà, déjà, à l’orée de l’été avec en tête mille interrogations mélancoliques. Pascal disait: «Le plus souvent, on ne veut savoir que pour en parler.» Découvrir de suprêmes sanctuaires capables de rehausser nos combats, sachant qu’ils n’égalent jamais, une fois le mystère éventé, l’idée que nous en avions au départ – un invariant de l’existence. Nos chemins difficiles (le bloc-noteur ne parle pas là de fausses routes, bien au contraire!) sont-ils le prix à payer pour garder notre liberté de pensée? Régis Debray écrivait ceci à son fils, dans Bilan de faillite (Gallimard), l’an dernier: «La perpétuation de l’espèce me semble joliment bien machinée en ce qu’elle permet aux sortants de la porte à tambour d’accueillir la nouvelle équipe, juste le temps de lui refiler deux ou trois mots de passe, et ainsi de suite à chaque relève.» À méditer, afin d’éviter le désenchantement d’une époque de prétention «libérale» exacerbée. Nous ne sortons donc pas du matraquage idéologique qui a déformé les consciences d’un côté (les plus vieux), inventé des copies qu’on forme d’un autre côté (les plus jeunes). Le philosophe Jean-Claude Michéa, avec qui nous ne serons pas d’accord sur tout, écrivait récemment: «Je suis toujours sidéré par la facilité avec laquelle la plupart des intellectuels de gauche contemporains – c’est-à-dire ceux qui, depuis la fin des années 1970, ont progressivement renoncé à toute critique radicale et cohérente du système capitaliste – opposent désormais de façon rituelle le libéralisme politique et culturel – tenu par eux pour intégralement émancipateur – au libéralisme économique dont ils s’affirment généralement prêts, en revanche, à condamner les “excès” et les “dérives” financières, parce qu’une telle manière de voir invite inévitablement à jeter par-dessus bord toute l’armature intellectuelle du socialisme originel, au sens de Marx.» Comment s’armer désormais pour contrecarrer l’idée selon laquelle les progrès de la liberté économique et du «doux commerce» apparaissaient indissolublement liés à ceux de la tolérance, de l’esprit scientifique et des libertés individuelles, sans que l’État ni la collectivité n’aient à se mêler de ses choix? Toute prétention à limiter la liberté économique des individus au nom de la philosophie et/ou de la politique reviendrait ainsi à contredire ce droit «naturel» de chacun à «vivre comme il l’entend». Perversité du raisonnement…
Panser. Mais il y a, selon Bernard Stiegler, tout aussi grave. Partant du principe que «nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles», écrit le philosophe de la révolution numérique dans Qu’appelle-t-on panser? (éditions les Liens qui libèrent), nous devons prendre conscience que nous vivons une période «eschatologique que constitue l’anthropocène». Pour Bernard Stiegler, il ne s’agit pas seulement du péril climatique, mais d’un péril plus global dû à ce qu’il appelle «l’extrême brutalité d’une désorientation généralisée», dont «la post-vérité du non-savoir absolu» serait l’un des symptômes. Citant le philosophe Félix Guattari, «les algues mutantes et monstrueuses qui envahissent la lagune de Venise», il écrit: «Une autre espèce d’algues relevant, cette fois, de l’écologie sociale consiste en cette liberté de prolifération laissée à des hommes comme Donald Trump (...) pour refouler des dizaines de milliers de familles pauvres, dont la plupart sont condamnées à devenir des “homeless”, l’équivalent des poissons morts de l’écologie environnementale.» Bernard Stiegler nous prévient: il n’est pas trop tard, à condition de laisser «la place à la philosophie et à la politique». Et de quoi inventer un autre chemin que le «capitalisme disruptif», qui ruine toutes les formes d’organisation humaine…
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 21 juin 2019.]