Entre le donateur-souris et le donateur à taille humaine, on peut distinguer une situation intermédiaire, où sa taille est comparable ou supérieure à celle de l’Enfant. Un autre critère est que son corps peut être touché par le saint accompagnateur (lequel, debout, est en général de taille inférieure à celle de Marie assise).
Vierge à l’Enfant avec un saint moine et un donateur
Maestro della pala di San Niccolò, 1350 – 1399, collection privéeDans cet exemple, la position debout de la Vierge fait que le donateur se trouve de taille souris par rapport à elle, mais de taille « enfant » par rapport au saint présentateur, lui-même de taille « enfant » par rapport à la Madonne.
Les premiers siècles
La formule du donateur Enfant est en fait la plus archaïque. Totalement remplacée au Moyen Age par le donateur-souris, elle réapparaît ensuite comme une forme transitoire, avant que le donateur à taille humaine ne soit totalement accepté parmi les personnages sacrés.
Vierge à l’Enfant, Saint Adauctus avec la veuve Turtura, et Saint Felix
528, Catacombe de Commodille, Rome
Dans ce plus ancien exemple connu, une veuve, debout, est présentée à la Vierge par une des deux « stars » de la catacombe de Commodille, Saint Adauctus, qui pose la main sur son épaule. L’épitaphe en vers, très émouvante, mérite d’être citée (traduction personnelle) :
Saint Adautus, Saint Felix
Reçois maintenant les larmes, mère, que ton enfant survivant va verser pour tes louanges.
Après la mort de Père tu a conservé ta foi pour ton mari, pendant trente six ans, dans un chaste veuvage.
Tu as porté pour ton fils la charge de père et de mère.
Dans le visage de ton fils vivait Obas, ton mari.
Tu avais pour nom Turtura et tourterelle, tu le fus vraiment, toi pour qui, ton mari mort, il n’y a pas eu d’autre amour.
L’unique matière en laquelle la femme mérite les louanges, c’est celle que tu nous enseignes, évidente, par ton mariage.
Ici repose en paix, Turtura,
Qui a vécu plus ou moins soixante ans.
Suscipe nunc lacrimas, mater, natique superstisquas fundet gemitus laudibus ecce tuis.
Pos(t) mortem patris servasti casta mariti
sex triginta annis sic viduata fidem.
Officium nato patris matrisque gerebas ;
in subolis faciem vir tibi vixit Obas.
Turtura nomen abis set turtur vera fuisti,
cui coniunx moriens, non fuit alter amor.
Unica materia est quo sumit femina laudem quod te coniugio exibuisse doces.
hic requiexcit in pace Turtura
Que bisit pl(us) m(inus) annus LX
Le pape Pascal I aux pieds de Marie
817-24, Santa Maria in Domnica, Rome
Le pape, qui avait fait faire les mosaïques de l’abside, porte le nimbe carré caractérisique des hauts personnages. Sa position s’explique par le baisement du pied droit de Marie, qu’il va ou vient de pratiquer.
L’amiral Georges d’Antioche aux pieds de Marie
1151, Basilique de la Martorana, Palerme
Il s’agit ici d’une vue de profil, où le donateur se prosterne au ras du sol devant Marie. Ce geste de la proskynese est issu du rituel impérial byzantin. La Vierge le désigne de la main droite tout en tendant en direction de son Fils un texte d’intercession :
« O Enfant, Verbe Saint, garde de tous les maux Georges, le premier des Archontes, qui a érigé ma maison depuis les fondations jusqu’ici, assure-lui la rémission des ses péchés, car toi, le Dieu unique, tu en as le pouvoir. » [1]
La réapparition à la fin du XIIIème siècle
Vierge à l’Enfant avec Saint François d’Assise et le donateur Bonagiunta Tignosini
Orlandi Deodato, 1274 , église S. Francesco, Lucca
Cette toute première réapparition dans l’art occidental d’un donateur de taille enfant pourrait paraître assez paradoxale, puisqu’elle se fait d’emblée avec la formule la moins usitée pour les donateurs-souris : la bénédiction par la droite. Elle est très probablement liée d’une part à la fonction, d’autre part à la forme très particulière de cette fresque :
- La fonction d’un tel monument funéraire était d’attirer les prières des vivants pour réduire le temps de Purgatoire du défunt : on comprend que l’accroissement de taille était un atout pour « accrocher » l’oeil des passants, et que la présentation de l’âme du défunt à l’Enfant impliquait le geste de bénédiction.
- La forme en lunette a joué sans le même sens : en effet, une fois la position d’honneur occupée par le patron de l’église, la plage de droite était libre, et sa taille relativement exiguë se prêtait à un accroissement raisonnable de la taille du donateur.
La tombe est celle de Bonagiunta Tignosini, un riche marchand de Lucques : la taille accrue a certainement aussi une valeur ostentatoire. L’épitaphe, en quatre vers latins alambiqués, écrits en cercle sur les quatre côtés, a pour particularité que le nom du défunt se retrouve en bas, écrit à l’envers : comme pour signifier qu’il est destiné a être lu non par le passant, mais par la Madonne elle-même :
Ci git pour être loué, et pour que son roi pieusement lui fasse pitié,
Un homme généreux, et de même apportant le réconfort par son oeuvre,
Prêt à servir plus volontiers ses nombreux frères
Que la mort frappé a, Tignosini Bonaiunta
hoc jacet overe, pie rex hujus miserere,vir dispensator, in opum simul et relevator,
fratribus at gratius multis servire paratus,
morte quidem sunt a, Tignosini Bonaiunta
-
Cette relation entre donateur à taille enfant et monument funéraire est confirmée, au tournant du siècle, par les tombes de ces considérables personnages que sont les papes et les cardinaux romains.
Ciborium de Boniface VIII, avant 1296, revers de la facade de l’ancienne église Saint Pierre, Rome (image tirée de [2], fig 107)
Ce monument réalisé par Arnolfo di Cambio avant la mort du pape a aujourd’hui disparu (seul le gisant a été conservé dans les Grottes vaticanes). La mosaïque de Torriti montrait (à la différence du dessin), l’apparition céleste de la Madonne à deux papes agenouillés, Boniface IV présenté par Saint Pierre et Boniface VIII présenté par Saint Paul ([3], p 431)
Le défunt est apparaît donc sous deux formes -en sculpture dans le gisant qui conserve sa mémoire ici bas, et en deux dimensions dans le panneau votif qui le montre monté au Paradis : comme si l’abstraction inhérente à la forme peinte en faisait le medium privilégié pour la représentation du sacré.
Selon la chronologie établie par Julian Gardner, cette oeuvre innovante a servi de modèle pour une série de tombes de cardinaux romains [3].
Chapelle Caetani
1296-97, Duomo, Anagni.
La fresque montre à gauche un saint (peut être Saint Thomas Becket) présentant le cardinal Benedetto II Caetani, à droite Saint Etienne présentant son frère Roffredo II Caetani, comte de Caserte (la fresque a été repeinte au cours du temps, de sorte que les habits du cardinal ont été remplacés par ceux d’un frère franciscain) [4].
Monument de l’évêque Guillaume Durand (Saint Privat de Mende avec l’évêque, Saint Dominique)
1296, Santa Maria sopra Minerva, Rome
Monument du cardinal Gonsalvo Garcia Gudiel (Saint Mathieu avec le Cardinal , St Jerôme)
1299, Basilique de Sainte Marie Majeure, Rome (dernière chapelle du bas côté gauche)
Giovanni di Cosma
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Dans le monument Gudiel, les inscriptions indiquent l’emplacement des tombeaux des deux saints : St Mathieu est enterré près de l’autel majeur de la basilique,(« Me tenet ara prior ») tandis que Saint Jérôme « repose dans une grotte près de la crèche » (Recubo praesepis ad antrum).
Dans les deux cas, la lunette surplombe un gisant en taille réelle du prélat, qui rend ainsi plus tolérable l’accroissement de taille de son image en deux dimensions. Il est remarquable que cette dernière ne soit pas systématiquement au dessus de la tête du gisant, comme pour représenter son « surgissement » hors du tombeau (elle est à l’opposé dans le monument Gudiel). Il est probable que les deux représentations, peinte et sculptée, obéissent à des logiques positionnelles différentes :
- l’emplacement du donateur dans la fresque est à gauche à cause de la haute position du défunt dans la hiérarchie ecclésiastique, qui lui confère un accès privilégié à la Madonne ;
- la tête du gisant est en direction du choeur (en tout cas dans pour le tombeau Gudiel, la position originale du tombeau Durand étant inconnue). Ceci est conforme à la tradition médiévale d’enterrer les prêtres la tête vers l’Est.
Vierge à l’Enfant, Saint Matthieu, Saint Francois avec le cardinal Matteo di Aquasparta
Pietro Cavallini, vers 1302, Santa Maria in Aracoeli, Rome
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Le quatrième tombeau de la série se trouve à sa position originale, sur le mur du fond du transept nord de Santa Maria in Aracoeli [5] : le gisant a donc ici encore la tête dirigée vers le choeur.
Pour la fresque, la position à droite du cardinal se comprend par la logique du double patronage : à la fois par saint Matthieu (à cause de son prénom) et par Saint François (à cause de sa fonction de ministre général de l’Ordre des Franciscains). La préséance de l’apôtre sur le saint imposait la position de saint Matthieu à gauche ; mais les fonctions terrestres du cardinal, les plus importantes pour sa mémoire, imposaient de le faire présenter à la Vierge par Saint François : d’où sa position à droite, qui n’a pas été cependant jusqu’au retournement de l’Enfant et à la bénédiction sur la droite.
Vierge à l’Enfant, un ange, Saint Jean Baptiste avec l’évêque Bianchi Vierge à l’Enfant entre le pape Grégoire le grand et l’évêque saint Augustin
Maitre de 1302 (Maestro di Gerardo Bianchi), Baptistère de Parme, photos Hans A. Rosbach.
Le même artiste a réalisé ces deux Madonnes : l’une avec le trône vu de trois quarts, dans la fresque funéraire de l’évêque Bianchi [6] ; l’autre en position centrée.
Dans la première, la rotation du trône modifie la valeur héraldique de la composition : la moitié gauche, à laquelle la Vierge tourne le dos, devient moins privilégiée, et l’artiste y a posté un ange ; de l’autre côté, le donateur fait son entrée au paradis par une porte latérale, avec une splendide bénédiction par la droite.
Dans la seconde Madonne, la place d’honneur est très logiquement occupée par le pape (supérieur hiérarchique de l’évêque)/
Niches de l’Est du baptistère
L’explication de la version « de trois quart » résulte de son emplacement, dans la niche qui se trouve elle-même en position d’honneur, juste à gauche de l’autel du baptistère. L’autre Madonne, centrée, se trouve plus à droite, après une chapelle comportant elle-même deux scènes centrées (Crucifixion et Vierge de la Misércorde).
Dans ce cas très particulier, la position du donateur, béni par la droite, résulte donc mécaniquement d’un autre choix, très novateur pour l’époque : celui de montrer la Madonne de trois quarts, assistant depuis sa niche à la cérémonie du baptême.
Vierge à l’Enfant avec le cardinal Giocomo Stefaneschi et deux anges
Simone Martini, 1336-40, intérieur du porche Nord de Notre Dame des Doms, Avignon
Cette fresque est très connue, car la plupart des historiens d’art y voient l’invention d’une iconographie nouvelle : celle de la Vierge de l’Humilité assise sur le sol (voir 3-3-1 : les origines) . Cette fresque surplombait le portail de sortie : il s’agit donc d’une oeuvre de grand format, tout à fait officielle, pas du tout d’une oeuvre de dévotion privée comme on le dit souvent des Vierges de l’Humilité.
L’ensemble du porche constituait un hommage appuyé à Marie : à l’extérieur du tympan,sur les retombées de l’arc, un ange à gauche lui tendait sa couronne, et un à droite une tige de lys, tandis que le texte du « Salve regina » courait autour de l’arcade. On pense que ce renouveau humilitaire de l’iconographie mariale visait, pour l’Eglise officielle, sous l’influence des ordres mendiants, à tenter une « réconciliation avec les courants minoritaires : joachimistes et paupéristes » [7].
Le très mauvais état de conservation de la fresque empêche de reconnaître son caractère novateur, voire provocateur : le cardinal, en camail blanc recouvrant une robe rouge, ose se présenter en taille presque adulte, sans saint accompagnateur, seulement encouragé par un ange, derrière la Vierge et l’Enfant qui ne le regardent ni ne le bénissent (Jésus porte un parchemin avec l’inscription habituelle : « Ego sum lux mundi »).
Retable Stefaneschi, Face « Saint Pierre », détail du panneau central
Giotto di Bondone, vers 1330 , Musée du Vatican, Rome
Pour percevoir la modernité et la familiarité de la formule, il suffit de comparer la fresque avec le triptyque que le cardinal avait commandé à Giotto vingt ans plus tôt, où il comparaît en taille souris devant un Christ trônant en majesté (voir 2-3 Représenter un don).
Une transposition audacieuse (SCOOP !)
L’audace de Stefaneschi est d’avoir transposé l’iconographie des tombeaux de cardinaux romains à une endroit totalement inattendu, non plus l’arcade fermée du monument mais le tympan d’un porche : annexant en quelque sorte l‘ensemble de l’édifice comme un tombeau virtuel et faisant édifier, entre deux colonnes corinthiennes, une sorte d’arc de triomphe à sa mémoire : il mourra à Avignon après l’achèvement de la fresque, et sera enterré, selon son voeu, à Saint Pierre de Rome.
Dans une conception toute relative de l’humilité, les fidèles passaient donc en sortant sous les pieds du cardinal, lui-même déjà au paradis, placé en pendant de l’Enfant et sous la bénédiction supérieure du Christ en Gloire du fronton.
Vierge à l’Enfant avec quatre saints et un donateur
Mello da Gubbio, vers 1350, chapelle palatine, Palazzo dei consoli, Gubbio
On trouve cependant quelques rares cas de donateurs enfant dans un contexte civil, où la taille enfant semble réservée à de hauts personnages : on pense qu’il s’agit ici de Giovanni Gabrielli, seigneur de Gubbio. L’identité des quatre saints est discutée (Donato, Ciriaco, Largo and Smaragdo ?).
[1] Traduction Jahrhunderts Dirk Kocks, « Die Stifterdarstellung in der italienischen Malerei des 13/15″ 1971, p 345
[2] « The Tomb and the Tiara: Curial Tomb Sculpture in Rome and Avignon in the Later Middle Ages », Julian Gardner, Clarendon, 1992
[3] « Arnolfo di Cambio and Roman Tomb Design », Julian Gardner, The Burlington Magazine, Vol. 115, No. 844 (Jul., 1973), pp. 420+422-439, https://www.jstor.org/stable/877354
[4] http://www.cattedraledianagni.it/museo/percorso/cappella-caetani
[5] Haude Morvan. Le tombeau du cardinal d’Acquasparta à Santa Maria in Aracoeli à Rome. Arte medievale, 2008, 7 (1), pp.95-104 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01292931/document
[6] L’inscription du bas, très lacunaire, récapitule le cursus honorum du cardinal.
[7] « Maria l’Immacolata: la rappresentazione nel Medioevo : et macula non est in te », Emma Simi Varanelli, 2008 , p 81