Soixante millions de Français mangeraient chaque jour quarante tonnes de crevettes (p.20) ... et lui, et lui, et lui ... ne regarde pas Catherine Langeais à la télévision, il travaille à l'usine ... et ne joue pas les stars.
J'ignore où se niche le bonheur ... sans doute un peu entre les lignes que Joseph Ponthus enchaine pour nous après l'turbin dans une conserverie de poissons, dans un abattoir ou comme travailleur social quand il arrive à décrocher une mission dans ce qui était "sa" spécialité.
Je connais bien les problématiques des intermittents du spectacle, moins celles des intérimaires des chaines de production. J'ai visité le Pavillon de la marée à Rungis la nuit, mais jamais une telle chaine de production, pardon "ligne de production" en activité (je ne connais que les lignes d'embouteillage qui sont tellement automatisées que l'humain n'y exerce que du contrôle). Si les mots ont changé, la difficulté demeure.
Joseph Ponthus nous livre un matériau brut de décoffrage, d'une beauté extrême, comme seuls les grands architectes de la langue sont capables de le faire.
Florence Aubenas avait contribué, avec Le quai de Ouistreham, à lever un coin du voile sur la précarité des emplois féminins. Embauchée comme agent de propreté sur un ferry, son témoignage reste dans la veine du témoignage alors que le livre de Joseph Ponthus est un objet littéraire hors normes qui arrache complètement le drap qui recouvre le travail en usine.
Il raconte, avec un sixième degré affuté, les différents postes où il passe de la ligne des poissons frais, à celle des poissons panés, puis à l’égouttage des tofus et enfin à la cuisson des bulots, avant de se retrouver aux porcs, tout autant que son job de personne ressource auprès de personnes en situation de handicap. Il ne connait pas la langue de bois et il écrit une langue d'airain, assaisonnée d'humour ... en faisant par exemple débarquer les anglais (p.142), en se lançant dans la narration d'un road tripes, ou en installant d'emblée la disproportion en donnant la recette industrielle de la Béchamel.
On imagine très bien son quotidien en le lisant. On éprouve beaucoup de plaisir à percevoir le sous-texte. Parfois ce sont des pans entiers de notre passé qui refluent avec d'autant plus de force qu'il devient de plus en plus rare de les partager. Dans mon entourage proche, personne ne comprend plus les références que je faisais à des sketchs de Fernand Raynaud (fils d'un contremaitre d'une usine Michelin). J'ai arrêté. Même Coluche n'est plus que vaguement connu de nom par mes plus jeunes collègues.
Cela fait des années que je ne fais plus rire personne en disant que le canard est toujours vivant alors que ces quelques mots suffisaient à dégoupiller une situation sans issue avec efficacité. Un bon moteur de recherche référence toujours ce moment d'anthologie de Robert Lamoureux qu'il m'arrive de ré-écouter parfois.
Ce plaisir est partageable avec Joseph Ponthus qui rameute Trenet pour garder le rythme sur les chaines. Dérailler est la plaie qu'il faut à tout prix éviter mais le soir, il peut s'y mettre à plein tube. Il en a le droit et il le fait sans tarder, pour écrire sa Folle complainte car sinon le ressenti de la journée aura subi une évaporation. Se remettre de la fatigue physique s'accompagne de l'effacement de la pensée.
L'usine c'est pas de la poésie, mais on peut y chanter, quand le temps n'est pas trop speed, et Charles rend supportable l'enfer des temps modernes (p.192) où l'on voyait boulonner un autre Charles ...
Le quotidien est terrible et pourtant le ton est celui d'un hommage. Faut-y être bête pour lui refuser désormais les portes de la ligne ! Je serais DRH et comment que je le prierais de venir bosser chez moi ! Je le paierais pour çà. Il faut croire que l'intelligence est perçue comme subversive chez ces gens là. A moins que la réappropriation ouvrière (p.108) ne leur ait fait grincer des dents.
Car il faut se taire. Ne pas la ramener. Je me trouvais fine quand j'interrogeais mes collègues en leur demandant où ils s'asseyaient quand ils se rendaient en rendez-vous avec le big boss ... la bonne réponse n'était pas "sur le siège avant de la Bentley", ni "sur le cuir de la Chrysler" (il avait les deux). Non, la bonne réponse c'était : tu t'assois sur tes heures sup ! On m'en a voulu mais j'ai fini par toucher les miennes ... avec ma prime de licenciement histoire de me faire avaler le motif ... économique bien sûr !
C'est pas demain la veille que le capitalisme triomphant cessera d'exploiter le prolétaire, appelez-le comme vous voulez, illettré ou sans dents, qu'il soit autodidacte ou surdiplomé, qui éprouvera dans sa chair la honte des soumis.
Convoquer Apollinaire, comparer l'embauche à l'assaut, ce n'est pas acceptable pour ces gens-là. Pas plus que le temps léger puisse s'enfuir sans qu'on s'en aperçoive (p.59). Il est interdit de penser. Peu importe au patron qu'on trouve ou non le temps long.
C'est un khâgneux, alors on s'étonnera qu'avec ses diplômes il n'ait pas trouvé meilleur job à ses mains. Il faut le lire pour le croire. C'est pourtant simple, quand il n'y en a pas et qu'on a besoin d'argent on prend ce qu'on trouve. Beaucoup l'ont vécu. Le vivent. Les parents qui se sont sacrifiés pour (croient-ils) assurer l'avenir de leurs enfants peuvent trouver la situation amère. La gratitude de Joseph à sa maman est magnifique (p.214) : C'est grâce à ces études que je tiens le coup et que j'écris / Sois-en remerciée du fond du coeur / Tout va bien / J'ai du travail / Je travaille dur / Mais ce n'est rien / Nous sommes débout / Ton fils qui t'aime. Et la réponse de la mère n'est pas moins touchante ...
Il vend sa force de travail (p.146 ). Encore heureux d'en avoir ! Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Il faut croire que oui. Ce ne sont pas les rituels (p.144) qui précèdent l'entrée sur la chaine (si semblables à l'entrée en scène des comédiens) qui conjurent le sort. Le boulot aux bulots et la pluie sur Lorient ont le potentiel pour rendre le coeur chagrin (p.87).
On surprend souvent une brève suite de mots évoquant une chanson, et c'est beau comme un coquelicot au milieu d'un champ. Finalement il est plutôt plaisant que les références restent de l'ordre de la private joke sans avoir besoin d'alourdir le texte de notes de bas de pages. Barbara ne lui en voudra pas. Il n'y aura donc pas de play-list en fin d'ouvrage. Pas davantage de bibliographie. Joseph Ponthus glisse ses conseils de lecture au fil des pages, comme le souvenir lui en vient : Journal d'un manoeuvre de Thierry Metz, Fragmentation d'un lieu commun de Jane Sautière.
On apprécie les différents niveaux de lecture. L'ouvrage est facile à lire, se déroulant comme un ruban de poème en prose, avec quelques petits noeuds. Ainsi les bulots qui tombent dans les bottes sont plus gênants encore que des scrupules (p.112) sont comme ces petits cailloux que sucent les personnages de Beckett. Oh seigneur Jésus, son écriture en deviendrait contagieuse.
Aux deux versions de la légende du bonbon Arlequin (p. 171), j'ai envie d'ajouter une troisième hypothèse que m'inspire l'homme en morceaux illustrant la couverture. La mère d'Arlequin lui a confectionné son habit avec des chutes de tissus, récupérées ici et là parce qu'elle n'avait pas les moyens de lui acheter un vêtement en satin pour le Carnaval. La pauvreté l'a conduite à inventer le plus beau des patchworks. Le bonbon Arlequin est la parfaite métaphore de la situation.
A faire corps avec les usines on se disloque. Comme ses confidences sur le niveau de fatigue sont émouvantes ! On peut pleurer de fatigue, oui. En avoir les yeux débordant et devoir puiser très loin la force de promener son chien au regard implorant au bout d'une nuit sur la chaine.
La question du temps revient régulièrement (p.182) : Le temps est long / Foutrement long / S'étire à l'infini (et j'ai envie d'ajouter et sous le Pont Mirabeau coule la Seine).
L'usine modifie le rapport au temps, comme tout travail répétitif d'ailleurs : L'usine est / Plus que tout autre chose / Un rapport au temps / Le temps qui passe / Qui ne passe pas
Elle dicte le rythme que l'on garde dans la peau, dans la main qui écrit, dans les doigts qui frappent le clavier. Il n'y aura donc ni point, ni virgule, pas le temps pour ça sans doute, mais des retours à la ligne, oui.
A deux exceptions près. La ponctuation est présente quand l'auteur cite Georges Perec (p.163) ou Guillaume Apollinaire, Lettre à Madeleine Pagès, 15 mars 1916 (p.120) : "Pas de description possible. C'est inimaginable. Mais il fait beau. Je pense à toi."
Le parallèle entre l'abattoir et la Grande Boucherie (p.152) est puissant. La guerre est souvent présente, se devinant aussi dans l'allusion à la compétition entre les villes de Metz et de Nancy bien qu'il n'emploie pas ce mot qui s'incruste toujours dans les conversations entre lorrains. La figure d'Apollinaire hante régulièrement ses pensées (p. 134). Et le plus bouleversant est qu'en pensant ... il panse. Il écrit que l'épreuve de l'usine se serait substituée à l'épreuve de l'angoisse, qu'il lui doit (oui, il emploie ce mot de devoir) de ne plus éprouver de crise d'angoisse, ne ne plus prendre de traitements médicamenteux (p. 204). Car si la fonction de l'analyse est d'être allongé sur un divan à devoir parler, à l'inverse la fonction de l'usine est d'être debout à devoir travailler et se taire.
L'usine est un divan (p.163) et la nuit Joseph Ponthus se livre. Il écrit, et c'est sa façon de parler.
Cela pourrait durer toujours mais il faut conclure, et l'auteur le fait avec une très belle lettre d'amour-cadeau d'anniversaire à son épouse (p.263) : Il y a qu'il n'y aura jamais / De / Point final / A la ligne
Ainsi s'achève le 66 ème chapitre ... une 66 ème nuit peut-être.
A la ligne de Joseph Ponthus, éditions de la Table Ronde, en librairie depuis le 3 janvier 2019
Grand prix RTL-Lire 2019, Prix Régine-Deforges, Prix Jean Amila-Meckert, et Prix Jean Amila-Meckert. Lu dans le cadre des 68 premières fois.