Avant de proposer une synthèse quantitative sur l’ensemble des formules, ce denier article sur les donateurs-souris rassemble les exemples d’une formule très rare, dans lequel le donateur se situe au centre.
Pour autant que le faible nombre et le manque de documentation permette de dégager une idée générale, les plus anciens de ces cas de semblent relever d’une « intercession de substitution », où le donateur prie un Saint Patron, qui étrangement ne relaye pas cette prière vers la Madonne.
Vierge à l’Enfant, avec des saints et une donatrice
Anonyme florentin, 1350 – 1399 sec. XIV, Národní galerie, Prague
Ce tout premier exemple résulte peut-être une simple maladresse de l’artiste, due à l’étroitesse du format.
Vierge à l’Enfant, avec une sainte martyre, Saint Dominique et un donateur
Taddeo di Bartolo, 1380 – 1422 , Collection P. Bottenwieser, Berlin
Vierge à l’Enfant, avec Saint André, Saint Jean Baptiste et un donateur
Paolo di Giovanni Fei, 1385, Musée de Lindenau, Altenburg
Ces deux exemples en revanche relèvent clairement d’une composition délibérée : le donateur (ou la donatrice) tourne clairement le dos à la Madonne et au second Saint. ll n’est pas question bien sûr d’impolitesse mais d’éviter de déranger Marie en train de s’occuper de Jésus. Il semble que le donateur (la donatrice) aux pieds de sa sainte patronne (son saint patron) veuille manifester le même sentiment d’amour que Jésus pour sa mère.
Vierge à l’Enfant, avec Saint Jérôme, Saint Jean Baptiste, des anges et un donateur
Ventura di Moro, 1420-60 , collection privée
Ce dernier exemple entretient le même contraste entre un saint lettré (ici Saint Jérôme) et le fruste Saint Jean Baptiste. Lisant son livre entre les deux, le donateur a visiblement plus d’affinité pour celui qui est revenu du désert que pour celui qui est resté.
Variations avec Saint François
Cet autre cas, plus récent et bien documenté, relève de tout autre chose que de cette « intercession de substitution ».
Saint François prêchant aux oiseaux devant Montefalco
Benozzo Gozzoli, 1452, Eglise San Francesco, Montefalco
Le théologien et prédicateur Fra Jacopo da Montefalco, de l’ordre de Frères Mineurs, avait commandé à Gozzoli un cycle de fresques pour l’église San Francesco de Montefalco. Il s’est d’ailleurs fait représenter dans une des fresques, agenouillé aux pieds de Saint François (en troisième position).
Vierge à l’Enfant entre Saint François d’Assise et Saint Bernardin de Sienne
Benozzo Gozzoli, 1450, San Fortunato, Montefalco
Vierge à l’Enfant, avec Saint François d’Assise, Saint Bernardin de Sienne et le donateur Fra Jacopo da Montefalco, Kunshistorisches Museum Wien
Benozzo Gozzoli, 1452
Commandée la même année 1452, la Madonne assise (à droite) reprend la composition de la Madonne debout réalisée en 1450 (à gauche) pour l’église toute neuve du couvent de San Fortunato (lui aussi appartenant aux Frères mineurs). Le panneau rend un hommage quelque peu ostentatoire au commanditaire : la très grande symétrie le met en valeur et attire l’attention, en pendant, sur son monogramme FG OM qui parsème le coussin de la Vierge (Fra Giacomo, Ordinis Minorum). Malgré le luxe des damas et du drap d’honneur en hermine, il s’agit bien d’une Vierge de l’Humilité, assise près du sol et en extérieur.
Le donateur est de taille « enfant », dans la situation assez rare où il se présente en position d’honneur sans être encouragé par Jésus : c’est ici la patronage de Saint François qui justifie cette audace.
Noter les rayons lumineux qui s’échappent de la plaie du flanc et de celles des mains, la droite posée sur l’épaule du donateur, la gauche tournée vers Marie pour plaider sa cause.
Vierge à l’Enfant, avec Saint François d’Assise, Saint Bernardin de Sienne et le donateur Jacobus Rubei de Deruta (Madonna dei Consoli)
Nicolo Alunno(Nicolo da Foligno), 1458, Pinacoteca comunale, Deruta
Réalisé pour l’église San Francesco de Deruta, ce panneau constituait le centre d’un triptyque dont les volets ont été perdus [1]. Six ans plus tard, Alunno recopie en format vertical la composition de Gozzoli (jusqu’au détail des rayons de lumière de Saint François), mais modifie radicalement le donateur : le resserrement du format le pousse vers le centre et oblige à diminuer sa taille.
Il se trouve du coup dans une situation privilégiée (à cheval sur le nom du peintre, gravé dans le marbre) mais dans une fausse position, puisque son regard et la banderole portant son nom s’adressent maintenant à Saint Bernardin, et non plus à l’enfant.
On voit dans cet exemple qu’il ne faut pas surestimer les contraintes théologiques, par rapport au désir d’obtenir la copie d’un tableau bien connu dans la région (Deruta est à 40 km de Montefalco).
Saint Jean Baptiste ; Vierge à l’Enfant avec Saint François d’Assise, Saint Bernardin de Sienne, des anges et un donateur ; Saint Bartholomé
Attribué à Bartolomeo Caporali, 1475-80, National Gallery, Londres
Quelques années plus tard, un jeune peintre de Pérouse trouve enfin la bonne formule : le donateur retrouve la taille « enfant » et tourne maintenant son regard vers saint François, lequel intercède auprès de la Vierge.
Triptyque de la Confrérie de Sant’ Andrea della Giustizia
Bartolomeo Caporali e Sante d’Apollonio del Celandro, 1475, Galerie Nationale, Pérouse
Pour comparaison, ce triptyque de la même époque montre deux membres masculins de la Conférie aux pieds de la Madonne (de taille enfant), et deux membres féminins autour du Christ sortant du tombeau (de taille humaine). Cette différence entre le retable et la prédelle témoigne encore d’une certaine réticence, même dans une cité importante comme Pérouse, envers la formule « moderne » du donateur à taille humaine.
Le triptyque a été réalisé pour l’église de Santa Mustiola, la sainte du panneau de gauche, qui porte ostensiblement un anneau au bout d’un fil. L’amusant est que cette relique de la Vierge avait été volée en 1472 à l’église Santa Mustiola de Chiusi, et ramenée triomphalement à Pérouse.
Un cas isolé : Pier-Francesco Fiorentino
Vierge à l’Enfant avec Saint Laurent, saint Pierre Martyr, saint Jean, Saint Blaise et un evêque dominicain
Pier-Francesco Fiorentino, vers 1490, Musée du Petit Palais, Avignon (photo J.L. Mazières)
Saint Laurent s’appuie du pied sur son gril, à côté de l’évêque-souris qui a déposé sur le sol, par respect envers Marie, sa mitre et sa crosse. Au dessus, son confrère gigantesque, saint Pierre Martyr, arbore tranquillement son épée plantée dans le dos. Dans le dos de l’Enfant qui joue avec son collier de corail sans remarquer le donateur, Saint Jean présente son livre fermé, et Saint Blaise manipule le peigne à carder de son martyre. Réalisé par un prêtre et fruit de conventions parfaitement orthodoxes, cette composition autistique atteint de nos jours un haut degré de surréalité.
Vierge à l’Enfant avec des saints et le frère Lorenzo Bartholi
Pier Francesco Fiorentino, 1494, autel de San Bartolo, église de S. Agostino, San Gimignano
La comparaison est amusante avec ce retable où le nombre de saints a doublé : Saint Laurent avec son gril est passé à l’extrême droite, remplacé par Saint Etienne avec son caillou dans le crâne. Saint Pierre Martyr est resté à la même place, mais sans son épée. Saint Bartholomé (avec le tranchoir qui l’a écorché vif) et Saint André (avec le poisson qu’il a péché) se sont insérés derrière la Madonne, qui du coup a perdu son trône. En pendant de Saint Pierre Martyr a été rajouté saint Vincent Ferrer ; et au premier plan Saint Martin et saint Augustin agenouillés.
L’organisation des huit saints dénote un grand sens hiérarchique : du premier à l’arrière-plan se succèdent deux évêques, deux diacres, deux frères dominicains et deux apôtres. Ce souci de symétrie se lit aussi dans la position de l’Enfant -passé du genou gauche au centre – et du donateur – passé au centre et regardant en direction de Saint Martin, lequel montre l’Enfant du doigt. A la différence des exemples précédents, nous ne sommes pas ici dans une situation d’intercession, mais simplement de signature visuelle.
L’inscription du dessous est fort intéressante à ce propos :
« Au divin Dominique, Frère Laurenzo Bartholi a dédié, Pier Francesco Prêtre florentin a peint 1494″ DIVO DNICO FR Bartholi DICAVIT Lavrenti PETRUS FRANCISC PREBYTER FLORENTIN Pinxit 1494
Ainsi Saint Dominique, à qui le retable est dédié, est figuré implicitement dans le tableau par le « triangle dominicain » que forment les trois frères, avec Lorenzo Bartholi à la pointe.
Synthèse quantitative
Le donateur-souris à droite
Ma base de données comporte 47 exemples.
En Italie (43 cas), la formule largement dominante est la formule la plus naturelle d’un point de vue héraldique : position d’humilité, sans bénédiction (34 cas sur 43).
Dans les Pays du Nord (4 cas), il semble qu’on préfère d’abord la formule secondaire, remplacée vers 1450 par la formule primaire.
Le donateur-souris à gauche
Ma base de données comporte 72 exemples de donateurs-souris placés à gauche.
En Italie (66 cas), on voit apparaître en premier la formule la plus logique, avec bénédiction (position d’invitation) , supplantée vers 1450 par la formule sans bénédiction (position d’intrusion), avant que le donateur-souris ne disparaisse totalement après 1522.
Dans les Pays du Nord (6 cas), on ne rencontre que la formule intrusion, et le donateur-souris disparaît également en 1520.
En Italie
Si l’on regarde les quatre formules simultanément, l’Italie, initiatrice de toutes ces innovations, présente une évolution assez logique (sur 109 cas) : la position d’invitation (vert sombre) apparaît en premier, suivi par la position d’humilité (bleu sombre). Vers 1300, ces deux formes, conformes aux règles héraldiques, sont largement majoritaires. Ensuite, on assiste à l’essor continu de la formule « intrusion » (vert clair) qui, les règles héraldiques s’oubliant peu à peu, s’impose par sa puissance graphique. A l’inverse, la formule de la bénédiction par la droite, plus difficile d’un point de vue graphique, ne se développe pas.
Dans les pays du Nord
Dans les pays du Nord (pour autant que mes 10 cas soient significatifs), la formule « intrusion » est largement préférée, le donateur-souris à droite n’apparaît que tardivement.
Disposition relative du donateur et de l’Enfant
Mais oublions le geste de l’Enfant, souvent discret, pour nous s’intéresser uniquement à la position des deux éléments « mobiles » par rapport à la Vierge.
Position donateur Position Enfant
Le premier schéma montre que la position du donateur à gauche, plus robuste d’un point de vue graphique, apparaît en premier, fait ensuite jeu égal avec la position à droite, pour subsister en dernier.
Le second schéma montre une prédominance très nette, au départ, de l’enfant porté à droite (influence du type byzantin Hodigitria), qui s’inverse de manière régulière, la position de l’enfant au centre restant marginale.
Bénédiction ou indifférence (avant 1350)
Enfant non-bénissant Enfant bénissant
Avant 1350 (22 cas), on ne trouve que des enfants à droite ou au centre (premier axe), et la situation correspond exactement à nos deux cas théoriques :
- lorsque l’enfant ne bénit pas, on place le donateur à droite (position d’humilité) ;
- lorsque l’enfant bénit, on place le donateur à gauche (position d’invitation)
La situation que nous avions interprétée comme une sorte de bénédiction implicite (l’enfant non bénissant serait situé à droite, au dessus du donateur à droite) n’est en fait que le résultat de la prégnance, aux hautes époques, du type Hodigitria, dans laquelle l’enfant est toujours à droite.
Donateur à droite Donateur à gauche
Comme nous l’avions remarqué, la formule compliquée de la bénédiction par la droite est toujours restée très minoritaire.
Le second diagramme est en revanche une vraie surprise : si, au départ, la présentation par la gauche est bien déclenchée par le geste de bénédiction, cette idée s’inverse totalement par la suite : on oublie donc assez vite le côté intrusif de la formule, au profit de sa facilité de lecture et de son dynamisme ascensionnel.