IL est particulièrement difficile d’expliquer en France la signification de l’accroissement de puissance par l’économie. L’exemple de l’industrie informatique est un cas d’école de l’échec d’une vision stratégique du pouvoir politique (celle du général de Gaulle après son retour aux affaires en 1958) qui n’a pas été suivi dans ses plans par le monde économique français. Le créateur de la Vè République avait compris que l’industrie informatique était la première étape de conquête du monde immatériel en cours de formalisation. Il état donc vital pour la France de se doter, non pas seulement d’un outil de souveraineté mais aussi d’un moyen de puissance pour garantir l’avenir de notre économie dans ce second monde en devenir. Habitués à évoluer en situation de dépendance par rapport au monde économique américain, les grands patrons français tels qu’Ambroise Roux, le dirigeant de la CGE, n’ont pas validé ce choix stratégique. Pour eux, l’intérêt de leur groupe prévalait sur l’intérêt futur de l’économie française. C’est la contradiction principale de notre Histoire récente. Elmle dépasse largement la question de la politique industrielle telle qu’elle est traitée aujourd’hui.
De Gaulle face au rachat américain de Bull : la nécessité d’indépendance technologique
Le rachat de BULL par General Electric en 1964 a laissé un gout amer au Général de Gaulle qui y voit une perte d’indépendance nationale. En parallèle de ce rachat stratégique, une autre thèse mentionne que les américains auraient refusé de vendre des supercalculateurs à la France s’ils étaient destinés à l’étude et la modélisation de la bombe thermonucléaire française (information citée dans les deux ouvrages mentionnés dans la bibliographie mais réfutée dans Wikipédia). Dans tous les cas, chaque raison se suffisant à elle-même, on peut imaginer que le Général de Gaulle a considéré ce sujet suffisamment sérieux pour s’atteler à trouver un facteur mitigeant le risque de dépendance technologique.
Ce rachat américain est d’abord l’échec d’une reprise franco-française de la société. Conjointement à ce constat, il semble rapidement que la motivation principale de General Electric dans ce rachat réside uniquement dans le fait de bénéficier du réseau commercial de BULL et non la mise en place d’un partenariat bidirectionnel avec sa filiale. Aucun transfert technologique ne s’opérera entre les Etats-Unis et la France et BULL ne bénéficiera pas d’une ouverture vers le marché états-unien. Ce rachat est donc un premier coup asséné par le fort au faible : même si les Etats-Unis et la France font toutes les deux parties des pays occidentaux dits « riches » l’action ici démontre une volonté hégémonique de maximiser la pénétration du marché français et européen, sans offrir d’opportunité croisée d’écouler des produits BULL auprès du marché américain.
En 1965, un premier rapport COPEP (Commission Permanente de l’Electronique du Plan) présenté par l’amiral Conge, puis un second rapport COPEP en 1966 rédigé par Pierre Audoin, préconisent la création d’une industrie française des calculateurs électroniques.
A la présentation de ses deux rapports, le Général de Gaulle décide alors le lancement du Plan Calcul qui se trouve être un programme de développement de l’informatique en France. Il est notamment basé sur la décision de créer un outil industriel français en s’appuyant sur les acteurs existants, notamment la Compagnie européenne d’automatisme électronique (filiale commune de CSF et de la Compagnie Générale d’Electricité). La Compagnie Internationale pour l’Informatique (CII) voit donc le jour en 1967 après approbation du Conseil restreint du 19 juillet 1966.
En 1969 une nouvelle attaque du fort sur le faible se présente via une tentative de rachat de la société française SEMA, leader tricolore spécialisée dans le génie logiciel et riche de nombreux mathématiciens et ingénieurs. Malheureusement pour les américains de Leasco Data Processing qui proposèrent un prix extrêmement élevé de 61 millions de dollars pour disposer seulement de 20% du capital de la SEMA, la Délégation à l’Informatique réussit à bloquer l’opération. L’hebdomadaire américain spécialisé Electronics de mars 1969 publiera d’ailleurs une page véhémente sur la France en indiquant : « Nos entreprises estiment que la compétition est déloyale, car le gouvernement français nationaliste, échaudé par la dominance américaine dans les ordinateurs et les composants électroniques, est bien décidée à barrer la route aux entreprises américaines dans un secteur jugé vital ».
Le choix cornélien de BULL entre mariage européen et américain
Le 20 mai 1970 General Electric annonce se retirer du marché mondial de l’informatique : Ses activités vont être regroupées avec celles d’Honeywell, autre société de droit américain, ne possédant pas de maillage commercial en Europe. Cette décision de General Electric est une nouvelle opportunité pour le gouvernement français de reprendre l’activité de BULL pour la fusionner avec la CII qui approvisionne à cette époque déjà 10% du marché national.
Sur les deux mois qui suivirent cette annonce, le gouvernement français va discuter avec les dirigeants français de la CII, afin d’imaginer un accord de rapprochement BULL-CII. Des discussions avec le gouvernement anglais sont même imaginées afin de proposer une filière informatique de dimension européenne. Un rapprochement est notamment imaginé avec la société britannique ICL (International Computer Ltd) qui a su pénétrer le marché informatique anglais à hauteur de 50% et ainsi contrer partiellement et temporairement le monopole d’IBM.
Honeywell est pourtant une entreprise qui commence à être sous le feu des critiques aux Etats-Unis et en Europe. A cette époque, aux Etats-Unis puis en France, un ensemble de syndicats, partis gauchistes et associations inter-syndicales universitaires d’action pour le Vietnam remonte l’information concernant l’activité hautement lucrative d’Honeywell dans la manufacture de bombes anti-personnelles. On peut retrouver une série d’articles virulents du « Harvard Crimson » ou de la « War Resisters’ International » sur la macabre inventivité des armes qui séviront longtemps dans la guerre du Vietnam.
Malgré une supériorité sur le papier du scenario fort (volonté politique française, pression de la société civile contre le mariage avec une entreprise américaine réalisant des profits dans la manufacture d’armes au Vietnam, logique naturelle d’un mariage industriel franco-français), le scénario faible (cession de BULL à un autre entreprise américaine) gagne et le communiqué du 29 juillet 1970 du Ministère des Finances, M. Valéry Giscard d’Estaing, alors ministre de l’Économie et des Finances, annonce autoriser, au titre de la réglementation des investissements étrangers, la cession à la société Honeywell de la participation dans le groupe Bull General Electric. Cette décision selle définitivement l’avenir de BULL dans l’écosystème américain mais la suite des événements va devenir encore plus préoccupante.
La mort du Plan Calcul
Face à cette nouvelle perte de BULL, le gouvernement français réitère sa volonté de poursuivre le Plan Calcul en confirmant à la CII, pièce stratégique en France du Plan Calcul, de soutenir financièrement cette initiative. Il devient urgent de donner une envergure plus internationale à la CII et une recherche de partenariat industriel paneuropéen est ainsi amorcée. Une première tentative s’organise afin de regrouper l’anglais ICL, l’américaine Control Data, le néerlandais Philips et la français CII sous une dénomination commune Multinational Data. Dans un second temps, en 1971, la CII amorça un nouveau projet européen qui devait devenir en 1973 Unidata (CII, Philips, Siemens), pour une grande industrie informatique paneuropéenne, tel un Airbus de l’informatique. Mais le 20 mai 1975, un revirement soudain s’opère en France, et la fusion de CII avec Honeywell-Bull est consommée (prenant la 3ème place mondiale). La France se retire officiellement d’Unidata. En cassant Unidata, Valéry Giscard d’Estaing (fraichement élu président en 1974) a tourné le dos à la seule tentative de construction d’une industrie européenne de l’informatique dans un secteur hautement stratégique. L’histoire moderne de la CII se confond avec BULL qui passe successivement dans diverses mains (dont Saint-Gobain) puis est nationalisée en 1982. Une nouvelle période de privatisation progressive voit le jour entre 1994 et 1997.
Une renaissance avec Atos (2014-)
Philippe Vannier est depuis 2010 le PDG de BULL, promu chevalier de la Légion d’honneur en juillet 2011 par Nicolas Sarkozy, il est l’ancien directeur d’AMESYS qui a été acquis par BULL en 2010. 4 années plus tard, après une OPA amicale de la SSII Atos dirigée par Thierry Breton, BULL est rachetée et vient contribuer à hauteur de 1,3 milliards d‘euros dans un CA consolidée de 10 milliards d’euros. La consistance politique des acteurs est ici un point essentiel dans la cohérence des actions entreprises. En mai 2019, sur les 500 plus gros supercalculateurs dans le monde, la France place 22 machines BULL avec notamment des clients en Allemagne (3), au Royaume-Uni (2) et aux Pays-Bas (1). C’est le CEA (Commissariat à l’Energie Atomique) qui possède le plus puissant calculateur BULL dans le monde, actuellement classé 16ième avec plus de 500.000 cœurs et une capacité de 23 Tflop/s. Il est basé sur des processeurs Intel et un compilateur Math Kernel Library (bibliothèque de routines mathématiques optimisées pour les applications scientifiques) : beaucoup de composants logiciels et matériels sont donc américains mais la conception centrale du supercalculateur est propriétaire à BULL. Le 9 Janvier 2019 était annoncé que le CNRS venait de signer l’achat du plus puissant supercalculateur français avec 14 Pflops/s de puissance, ce qui le hissera à la 12ème place mondiale !
Coopération dissymétrique et transferts technologiques inopérants
Les tentatives de rachat perdues (cas de la société américaine Leasco Data Processing avec la SEMA) ou réussies (cas de BULL par deux fois avec General Electric puis Honeywell International) démontrent les efforts constants du fort sur le faible. Les outils économiques et financiers qui suivent la tactique du « tuer la poule dans l’œuf » sont ici systématiquement mis en œuvre. Conjointement à la volonté de racheter les opposants faibles de l’industrie informatique française, s’opèrent des techniques informationnelles dans la presse spécialisée pour qualifier la France de nationaliste et ainsi nuire à son image publique. Néanmoins, cette rétrospective historique de l’informatique depuis ses débuts industriels montre un nouveau type de guerre économique. Alors que seul le marché européen pouvait fournir le poumon économique d’un véritable relais de croissance pour les entreprises américaines, les Etats-Unis n’avaient aucun intérêt à laisser l’Europe devenir indépendante technologiquement. La tactique classique d’importer leurs produits via des rachats de sociétés européennes s’est vue enrichie d’une nouvelle tactique plus subtile de coopération forçant ainsi la vente de technologie américaine en devenant les fournisseurs privilégiés de licence (software) et matériel (hardware). Tout ceci afin de détourner le plus subtilement possible les lois européennes de protectionnisme.
Les coopérations signées entre faibles et forts donnent souvent des effets de bord malicieux. Souvent les entreprises françaises voyaient dans l’alliance avec le fort une ouverture au marché américain et une recapitalisation financière nécessaire à la survie de leur entreprise. Dans les faits, la France n’a jamais eu accès au marché américain via la remontée des produits depuis la filiale française vers la maison-mère américaine : Un premier écueil économique et industriel est de vendre en France ou en Europe un produit dont la plus-value intellectuelle vient essentiellement des Etats-Unis (cas BULL avec des composants américains et un assemblage en France). Or, on ne vend bien que ce que l’on conçoit… Le second écueil est plus géopolitique et informationnel : La France en vassalisant une partie de son industrie, perd sa spécificité dans le Marché commun et dans sa relation avec l’Afrique. On peut illustrer ce point par l’Algérie qui refusa d’acheter en 1975 des ordinateurs CII-Honeywell, estimant que la France avait abandonné son effort dans l’informatique. Les algériens se tournèrent alors vers IBM.
Enfin, le manque de puissance décisionnelle dans le gouvernement de Valery Giscard d’Estaing n’a fait que précipiter le tissu industriel fragilisé des années 70. S’ajoutant à cela, les querelles de baronnies entre les différents organes de direction des entreprises impliquées, a précipité la chute. Il faut donc des maillons forts à chaque étape de la chaîne décisionnelle sinon la stratégie devient vite caduque face à une mécanique bien huilée en face.
La consolidation difficile de l’écosystème industriel français de l’informatique s’est néanmoins opéré au fil des décennies pour créer des entreprises de taille plus conséquente, tout à fait à même d’affronter les marchés européens et internationaux. Malgré de grandes défaites, les années précédentes ont permis de garder une ingénierie forte et une culture informatique très présente dans toutes les entreprises. Pour conclure, on peut souligner l’émergence de nouveaux acteurs dans la construction de serveurs français avec notamment 2CRSI, qui a augmenté en 2018 son CA de 112% à 65 millions d’euros, et annonce 200 millions d’objectif pour 2020. Peut-être une nouvelle cible boursière pour les sociétés informatique d’outre-Atlantique ?
Patrice Touraine
Bibliographie
- Jacques Jublin et Jean-Michel Quatrepoint, French Ordinateurs. De l’affaire Bull à l’assassinat du plan Calcul, Alain Moreau, Paris, 1976.
- Martin Bangemann, Les Clés de la politique industrielle en Europe, Éditions d’Organisation, Paris, 1992.
- René-François Bizec, Les Transferts de technologie, Paris, Editions Que sais-je ? – 1981.
- Bernard Esambert, Une vie d’influence. Dans les coulisses de la Ve République, Paris, Flammarion, 2013.
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