La crise sociale et politique que traverse actuellement la France a des racines profondes, nul ne peut le nier. J'en ai rendu compte dans de très nombreux billets, dans lesquels j'ai par ailleurs montré le rôle central tenu par l'idéologie néolibérale d'où l'Homme est justement le grand absent, donc le grand perdant ! Ce n'est donc pas un hasard si l'on reparle tant de la classe moyenne ces dernières semaines, catégories dans laquelle tout le monde semble vouloir se retrouver, pauvres comme riches. Et ce d'autant plus qu'elle représente depuis très longtemps un idéal (Cf. Tocqueville) dans une société française qui continue d'avoir l'aspiration à l'égalité chevillée au corps.
Malheureusement, l'ascension sociale vers la classe moyenne est devenue très difficile voire inaccessible, ce qui conduit à briser un rêve et débouche inévitablement à une crise... Ce billet s'appuiera sur un très instructif rapport de l'OCDE concernant les classes moyennes de cet ensemble de 36 pays dont font partie beaucoup des pays les plus avancés, mais aussi des pays émergents comme le Mexique, le Chili et la Turquie.
La classe moyenne : un concept flou
Le concept de classe moyenne est plus sociologique qu'économique, comme en témoigne la riche littérature académique qui porte sur les classes sociales (groupe de personnes ayant le même statut socio-économique), depuis Karl Marx jusqu'à nos jours. Pourtant, d'une manière générale, on entend souvent dire qu'elle est constituée des personnes qui ne sont ni riches ni pauvres, c'est-à-dire de ceux qui sont trop riches pour pouvoir prétendre à des aides sociales et trop pauvres pour espérer vivre de leurs rentes. Sans surprise, deux tiers des personnes vivant dans les pays de l’OCDE se considèrent comme appartenant à la classe moyenne...
Mais cela ne nous avance guère... Il faut donc admettre qu'il s’agit là d'un concept flou et que toute définition comporte inévitablement sa part d’arbitraire. Ainsi, si les économistes utilisent très souvent le revenu pour définir la classe moyenne, les sociologues préfèrent s'appuyer sur la situation socioprofessionnelle des individus, sans négliger pour autant le capital économique, social et culturel (Cf. Bourdieu).
Dans ce billet, qui n'a pas vocation à devenir une publication académique de haut niveau, mais juste de fournir au lecteur quelques éléments de réflexion, nous adopterons une définition large qui permet des comparaisons internationales dans les rapports de l'OCDE : la classe moyenne (appelée « catégorie des revenus intermédiaires » en jargon OCDE) est constituée des personnes qui vivent dans des ménages dont les revenus représentent entre 75 % et 200 % du revenu médian national, ce dernier représentant le revenu qui partage la population en deux groupes, ceux qui ont plus et ceux qui ont moins. De là découle la notion de classe moyenne inférieure (75 % à 100 % du revenu médian) et de classe moyenne supérieure (150 % à 200 % du revenu médian).
Selon l'INSEE, en France, le revenu médian par unité de consommation s'élevait à 1 785 euros en 2015. Ainsi, en prenant la définition ci-dessus, cela place la classe moyenne française dans la fourchette [1340 ; 3570]. Mais pour des comparaisons internationales, on utilise plus volontiers les seuils en dollars US corrigés des différences internationales en parités de pouvoir d’achat :
[ Source : OCDE ]
La classe moyenne se vide de sa substance
En moyenne, dans les pays de l’OCDE, la part des personnes vivant dans des ménages de la classe moyenne telle que définie ci-dessus est passée de 64 % au milieu des années 1980 à 61 % au milieu des années 2010. Pis, les revenus de la classe moyenne n’ont quasiment pas augmenté et ont même stagné dans certains pays depuis trente ans, contrairement à ceux des 10 % les plus riches :
[ Source : OCDE ]
C'est très grave, car de très nombreuses études montrent qu'une classe moyenne nombreuse est synonyme de prospérité, de croissance et de développement soutenable. Hélas, vivre correctement même sans luxe est devenu de plus en plus difficile, ne serait-ce qu'en raison de la précarisation de l'emploi, de la baisse des salaires et de la hausse des prix de l'immobilier (l'accession à la propriété est pourtant souvent vu comme le symbole d'appartenance à la classe moyenne), de la santé et de l'éducation :
[ Source : OCDE ]
En France, en particulier, les prix de l'immobilier se sont déconnectés des revenus de la plupart des ménages et entraînent des catastrophes économiques (surendettement...) et sociales (impossibilité d'aspirer à la propriété légitime, exclusion...) :
[ Source : CGEDD ]
Peu de chances d'accéder à la classe moyenne
D'après les éléments vus ci-dessus, les chances d'accéder à la classe moyenne s'amenuisent de génération en génération :
[ Source : OCDE ]
Dans le détail, le rapport de l'OCDE montre qu'il faut désormais un niveau de compétences plus élevé pour espérer faire partie de la classe moyenne, ce qui est à rapprocher de la destruction des emplois intermédiaires.
[ Source : OCDE ]
Le problème est évidemment que si le salaire ne suit pas le nombre d'années d'études, ce qui est très largement le cas dans de nombreux pays dont la France, alors on crée un énorme sentiment de frustration chez ceux à qui on a chanté les louanges de la méritocratie et qui ont travaillé dur pour décrocher un diplôme réputé être de qualité... Par ailleurs, il devient de plus en plus souvent nécessaire d'avoir deux revenus dans un ménage pour faire partie de la classe moyenne, ce qui soulève d'autres questions sociales comme la garde des enfants, leur éducation, la qualité de vie, etc.
L'ascenseur social en panne dans l'hexagone
Le graphique ci-dessous résume à lui tout seul le problème de l'ascenseur social. En effet, il montre le nombre de générations qu'il faudrait aux descendants d'une famille située dans le décile inférieur (10 % les plus pauvres) pour atteindre le revenu moyen dans la société :
[ Source : OCDE ]
Oui, vous avez bien lu : il faut plus de 6 générations en France à une personne du bas de la distribution des revenus pour en atteindre la moyenne !
À cela s'ajoute un système éducatif qui lui aussi est en panne, certains s'étant même évertués à le détruire sous couvert de faire réussir tout le monde. D'où un nombre impressionnant d'élèves avec de très graves lacunes scolaires (lecture, écriture, calcul...), alors que seule une instruction de haute qualité transmise par des professeurs de haute volée dans leur discipline est à même de faire redémarrer l'escalier social pour les moins riches, qui ne disposent pas du capital culturel et social propre à une certaine bourgeoisie. En France, les études sur le sujet sont pourtant sans appel : les performances scolaires sont très fortement liées au milieu social. Qu'il me soit permis d'ajouter que la solution ne se situe certainement pas dans la suppression de l'ENA, qui à n'en pas douter sera remplacée très vite par une autre caste.
Et quand on pense aux sommes astronomiques qui sont englouties dans la formation professionnelle en France ("le pognon de dingue" c'est bien sûr une autre histoire), alors que l'on sait qu'en l'état actuel le système de formation professionnelle ne corrige que très peu les inégalités surtout chez les moins qualifiés, qui du reste ont peu de chances d'obtenir une formation :
[ Source : Le Figaro ]
En outre, le résultat global de la formation professionnel est médiocre si on en juge par le score de compétences professionnelles des adultes :
[ Source : Natixis ]
Enfin, comme le montre Laurence Boone, Chef économiste de l’OCDE, dans une note de synthèse, en France "le système de redistribution corrige des inégalités les plus criantes mais bénéficie peu aux classes moyennes". Et après tout cela, vous vous demandez encore pourquoi il y a eu la crise des gilets jaunes ? La question aurait dû être : comment se fait-il qu'elle ne se soit déclenchée qu'en 2018 ?
En définitive, nous venons de voir que la constitution d'une classe moyenne importante est indispensable à une société soutenable (harmonieuse ?) politiquement et économiquement. Pourtant, le rêve d'accéder à la classe moyenne s'évanouit un peu plus de génération en génération et les gouvernements semblent décider à mener des politiques qui poussent à la roue. En France, après la réussite mesurée à l'aune de la montre portée au poignet sous l'un des mandats précédents, le président Macron a fait des gains chiffrés en milliards l'étalon de la nouvelle réussite sociale. Naguère, pourtant, on se contentait d'appartenir de manière stable à la classe moyenne de père en fils...
P.S. : l'image de ce billet provient de cet article du site La finance pour tous.