L’iconographie de la Vision d’Auguste est si spécifique qu’il est possible d’en suivre, sur deux quatre siècles, le développement et la diffusion.
Voyons d’abord la forme originelle sous laquelle elle est apparue : conformément au « principe du visionnaire », Auguste se trouve à gauche et l’Apparition est à droite.
Les origines à Rome
Une représentation précoce
La vision d’Auguste
1100-99, Autel du transept gauche de l’église de l’Ara Coeli (conservé à son emplacement originel dans la chapelle de Sainte Hélène) [1]
Auguste est agenouillé à gauche, devant la « mère de lumière » debout dans un cercle lumineux, ainsi que la nomme l’inscription en vers léonins gravée sur cet autel :
Toi qui pénètres dans cette église de la mère de lumière,
la première de toutes celles installées au monde,
sache que c’est César Octavien qui l’a construite,
lorsque s’est présentée à lui, autel du ciel, la divine progéniture »
(Traduction Jacques Poucet, [2])
LVMINIS HANC ALMAM MATRIS QVI SCANDIS AD AVLAMCVNCTARVM PRIMA QVE FVIT ORBE SITA,NOSCAS QVOD CESAR TVNC STRVXIT OCTAVIANVS
HANC ARA CELI SACRA PROLES CVM PATET EI
Comme le remarque J. Poucet, l’interprétation de l’expression « autel du ciel » (ara coeli) est ambiguë : on peut tout aussi bien la lire comme une apposition métaphorique à l’enfant (son apparition est comme un autel dans le ciel), que comme une apposition au terme « église », voire même comme le nom propre de celle-ci.
L’apparition du côté droit par rapport au spectateur à certainement à voir, dans ce contexte romain baigné de traditions antiques, avec le caractère favorable des présages venant de la droite, autrement dit de l’Orient (les augures se tourbaient vers le Nord pour pratiquer la divination).
La Vision d’Auguste dans les textes du XIIème
L’autel de l’Ara Coeli est contemporain d’un texte du milieu du XIIème, les « Mirabilia urbis Romae », qui raconte ainsi l’épisode : afin de savoir s’il devait ou pas se laisser adorer comme un Dieu, l’Empereur Auguste ( tellement beau que « personne ne pouvait le regarder dans les yeux ») – avait convoqué la sibylle Tiburtine. Après trois jours de réflexion, celle-ci lui fit cette réponse :
« Signe du jugement, la terre sera mouillée de sueur :
du ciel descendra celui qui sera roi pour les siècles,
présent comme en chair pour juger l’univers. »
« Iudicii signum, tellus sudore madescet ;
e caelo rex adveniet per saecla futurus,
scilicet in carne presens, ut judicet orbem. »
En pendant qu’elle récitait la suite…
…aussitôt le ciel s’ouvrit et une extraordinaire splendeur s’offrit à lui. Il vit dans le ciel une très belle vierge debout sur un autel et tenant un enfant dans les bras. Rempli d’une grande admiration, il entendit une voix qui lui disait : « Voici l’autel du fils de Dieu ». Et aussitôt, tombant à terre, il l’adora. Il rapporta cette vision aux sénateurs, qui eux aussi furent dans une grande admiration.
Cette vision eut lieu dans la chambre de l’empereur Octavien, où se trouve aujourd’hui l’église de SanctaMaria in Capitolio. C’est pourquoi, cette église est appelée Sancta Maria Ara Caeli.
Ilico apertum est caelum et nimius splendor irruit super eum ; vidit in caelo quandam pulcherrimam virginem stantem super altare, puerum tenentem in bracchiis. Miratus est nimis et vocem dicentem audivit : « Haec ara filii Dei est ».Qui statim in terram procidens adoravit.Quam visionem retulit senatoribus et ipsi mirati sunt nimis. Haec visio fuit in camera Octaviani imperatoris, ubi nunc est ecclesia sanctae Mariae in Capitolio. Idcirco dicta est Sancta Maria Ara Caeli.Comme l’ont montré récemment K.Boeye et N.B. Pandey [1], ce texte magnifie le rôle d’Auguste, qui se trouve plongé de lui-même dans la vision : il correspond parfaitement au bas-relief, dans lequel la sibylle n’apparaît pas, contrairement à toutes les représentations ultérieures.
Tandis que les Mirabilia ne parlent pas précisément d’un phénomène lumineux, d’autres textes du XIIème siècle y font allusion (l’assonance entre les mots « ara » (autel) et « area » (halo) a pu aider).
Par l’art de la Sibylle s’offre à lui un autel dans le ciel
où il voit nettement les troupes lumineuses des anges
qui préparent pour l’enfant-roi le royaume céleste.
Sur le giron de la mère se dressait la sagesse du père,
la droite de l’enfant-roi fait des dons aux bienheureux.
Une gloire très abondante brille dans le ciel.
Godefroi de Viterbe, Pantheon (terminé en 1191)
Traduction Jacques Poucet, [2]
Arte Sibillina patuit sibi celitus ara,
Qua videt angelica manifestius agmina clara
Que puero regi caelica regna parant.
In gremio matris stabat sapentia patris,
Dextra coronati pueri dat dona beatis,
Celitus emicuit gloria multa satis
1285, « Liber de temporibus et aetatibus » Bibliotheque Estense Modene MS 461 fol 92
Mis à part l’autel de l’Ara Coeli de date incertaine, la plus ancienne version datée de la vision est celle-ci : la Vierge n’est pas représentée debout sur l’autel, mais assise, tandis qu’Auguste et la sibylle débattent en dessous. L’empereur est représenté en position d’honneur, et c’est lui qui montre la vision à la sibylle.
Selon P.Verdier [3] , cette composition centrée, où le phénomène céleste est une trouée dans les nuages et où la sibylle est présente, serait plus proche du texte de Godefroi de Viterbe que des Mirabilia.
La Légende dorée enrichit et fixe le récit
P.Doucet a montré que deux sources littéraires distinctes, deux textes antiques avaient été retravaillés de longue date par les Chrétiens pour en faire des « marqueurs » de la Nativité de Jésus [2]. Un texte de Barthélemy de Trente effectue le rapprochement entre les deux histoires, mais c’est Jacques de Voragine qui va fixer définitivement cette fusion, dans sa très célèbre Légende dorée, écrite entre 1261 et 1266.
1) Le cercle autour du soleil
Ce premier prodige, survenu lors de l’entrée d’Auguste à Rome, présageait pour les auteurs païens l’éclat extraordinaire de son règne. Les auteurs chrétiens l’avaient retardé de quarante ans, pour pouvoir l’appliquer au règne du Christ, et Jacques de Voragine le reprend tel quel :
« Au temps d’Octavien, vers la troisième heure, par un temps serein, clair et pur, un cercle qui ressemblait à un arc-en-ciel entoura le disque solaire, comme pour indiquer que Celui qui allait venir était le seul à avoir créé et gouverné le soleil et le monde entier. » Jacques de Voragine, Légende dorée, trad. A. Boureau, p. 55
2) La vision d’Auguste
Plus loin, dans son récit de la vision d’Auguste, Jacques de Voragine rajoute le prodige du cercle, en même temps qu’une réplique nouvelle de la Sibylle :
« Il avait convoqué son conseil, à propos de cette affaire, le jour de la nativité du Seigneur, et la Sibylle dans la chambre de l’empereur se livrait à ses oracles, lorsqu’à midi un cercle d’or apparut autour du soleil, avec, au centre de ce cercle, debout sur un autel, une vierge très belle, portant un enfant dans ses bras. La Sibylle montra alors à César cette apparition, que l’empereur admira fort. Et il entendit une voix qui lui disait : « Tel est l’autel du ciel » ; et la Sibylle ajouta : « Cet enfant est plus grand que toi ; aussi adore-le. » « Jacques de Voragine, Légende dorée, chapitre 6, trad. A. Boureau, p. 55
Le Christ dominant l’Empereur
La popularité de la légende ainsi racontée tient à son sens éminemment politique :
« Dès ses manifestations byzantines, la légende a une double fonction : d’une part elle sert d’étiologie à un monument sur le Capitole (autel d’abord, église ensuite), et d’autre part elle marque et consacre la supériorité du monde nouveau sur le monde ancien, du Dieu du Ciel sur l’empereur de Rome. En effet, elle ne présente pas seulement Octavien comme responsable (direct ou indirect) d’un monument sur la colline romaine ; elle transmet aussi un message beaucoup plus important. Informé de la venue du Dieu chrétien qui lui est de beaucoup supérieur, l’empereur « cède le terrain » : il refuse d’être considéré comme un dieu, reconnaît l’Enfant de la vision comme le vrai Dieu et se prosterne devant lui en guise d’adoration. Ce geste de soumission n’est pas rien quand on sait l’importance que prend au Moyen Âge la théorie des deux pouvoirs, le temporel et le spirituel, et de leur hiérarchisation ! » [2]
Le règne de la paix
Comme l’a montré Philippe Verdier [3], le thème véhicule aussi « l’utopie de la Paix perpétuelle » : l’empereur Auguste était vu positivement par les auteurs chrétiens comme étant celui qui avait fermé les portes du temple de Janus (celles de la Guerre) à l’instant même de l’Epiphanie, où le Christ était annoncé au monde.
L’Immaculée Conception
Juste après le récit de l’expérience mystique d’Auguste, Jacques de Voragine en expose une seconde version, cette fois sans la sibylle :
Suivant d’autres historiens, « Auguste, étant monté au Capitole, et ayant demandé aux dieux de lui faire savoir qui régnerait après lui, entendit une voix qui lui disait : « Un enfant éthéré, Fils du Dieu vivant, né d’une vierge sans tache. Et c’est alors qu’Auguste aurait élevé cet autel, au-dessous duquel il aurait inscrit : « Ceci est l’autel du Fils du Dieu vivant ! » Légende Dorée, chapitre 6
Cette version purement audio n’a pas été représentée en tant que telle par les artistes, mais elle a donné lieu à une association d’idée durable entre l’imagerie de l’Ara Coeli et la notion abstraite de l’Immaculée Conception. Aussi, lorsque vers la fin du XIVème siècle les artistes ont cherché à illustrer la seconde, ils ont récupéré l’Image de la Madonne dans le ciel, enveloppée de lumière.
L’impact de la Légende dorée : les oeuvres du XIVème siècle à Rome
L’oeuvre qui a dû le plus marquer les esprits, une grande fresque de Cavallini peinte entre 1294 et 1303 dans l’abside de l’église de l’Ara Coeli [3] , ne nous est plus connue que par la description de Vasari. Nous savons seulement qu’elle montrait :
« Notre Dame avec son fils dans les bras, entourée par un cercle de soleil, et en bas l’empereur Octavien auquel la sibylle tiburtine montre Jésus Christ, et qui l’adore« .
Autrement dit les deux éléments rajoutés dans la Légende Dorée.
L’ordre de la description suggère fortement que l’Empereur se trouvait à gauche. Un contre-argument semble être donné par une mosaïque un peu antérieure de Cavallini, qui nous montre un autre cas d’agenouillement devant un cercle lumineux, par la droite cette fois :
La Vierge à l’Enfant avec le donateur Bertoldo Stefaneschi
Pietro Cavallini, 1291, Choeur de la Basilique de Santa Maria in Trastevere, Rome
Le texte « Bertoldo filius Petri » a un double sens : littéralement, Bertoldo avait pour père le sénateur Pietro Stefaneschi ; mais graphiquement, il prend ici pour patron Saint Pierre en personne.
Mosaïque de l’abside
Pietro Cavallini, 1291, Basilique de Santa Maria in Trastevere
Cette inhabituelle position à droite s’explique par le contexte, à savoir la grande mosaïque absidale située juste au dessus, où Saint Pierre est également à droite. Pour résumer l’enchaînement dans l’autre sens : Marie est assise en position d’honneur sur le même trône que son fis, donc Saint Pierre est à droite, donc il est aussi à droite dans la mosaïque du dessous, donc Stefaneschi est à droite.
Legenda aurea
Paolo de Venezia (attr), 1348, Staatsgalerie, Stuttgart
Ce tableau illustre le récit de Jacques de Voragine, dont il montre les trois prodiges dans l’ordre : la vision d’Auguste, la fontaine d’eau transformée en huile et l’effondrement du Temple (Pour les textes des phylactères comparés avec ceux de la Légende dorée, voir [4], p 25).
La position de l’Empereur Auguste est à la fois à gauche de l’apparition et à gauche de la sibylle, comme dans toutes les illustrations antérieures.
Les miniatures du XVème siècle en France
Jacquemart de Hesdin, avant 1402, Livre d’Heures du Duc de Berry MS 11060-61, Bibliothèque royale de Bruxelles
Au tout début du XVème siècle, le thème passe dans les Pays du Nord, d’abord de manière marginale, en regard d’une autre apparition céleste : celle de l’Ange aux Bergers. Auguste est agenouillé à gauche sous la Vierge, et la sibylle formule sa prédiction paradoxale :
Cet Enfant est plus grand que toi, pour cette raison adore-le Hic puer major te est, ideo ipsem adora
Annonce aux bergers, Auguste et la sibylle
Giulio Clovio, 1538-46, Heures Farnese, Morgan Library, New York
Il est amusant de comparer ce modeste parallèle avec sa réinvention, un siècle et demi plus tard, dans ce qui est sans doute le plus somptueux manuscrit illuminé de la Renaissance italienne.
« L’Epistre Othea » de Christine de Pisan
Mais c’est grâce à Christine de Pisan – laquelle partageait avec la sibylle la même origine italienne [5] – que le thème d’Auguste et de la sibylle connait un développement tout particulier en France dès le début du XVème siècle. Dans L’Epistre Othea, qui passe en revue les grands personnages de la mythologie pour en tirer des enseignements moraux, la sibylle figure en bonne place.
1408, BNF FR606,fol 46 1410-14, British Library Harley 4431, f. 141
La sibylle de Cumes montre la Vierge à Auguste « L’Epistre Othea la deesse, que elle envoya à Hector de Troye, quant il estoit en l’aage de quinze ans », Christine de PisanCette formule développe un second paradoxe de la légende : non seulement Auguste était en position d’infériorité par rapport à l’Enfant,, mais il le devient par rapport à la sibylle, comme le résument deux vers lapidaires :
« Car Augustus de femme aprist
qui d’estre aouré le reprist «
Auguste reçut une leçon d’une femme,
qui l’empêcha d’être adoré »
Cod. Bodmer 49, 148v Cologny Fondation Martin Bodmer KB74G27, La Haye, Bibliothèque Meermanno,
1450-1475, Christine de Pisan, Epître Othea
Les manuscrits postérieurs suivront la même composition, reprenant l’idée amusante de l’infériorité d’Auguste (à la fois par rapport à l’Enfant et par rapport à la sibylle) : dans la première il est à genoux et découronné, dans la seconde il est debout mais se laisse guider par la sibylle.
L’Epître Othea , 1410-14, British Library Harley 4431 f. 141 Heures à l’usage d’Amiens, 1450-99, Lyon, Bibl. mun., ms. 1790, f. 050v-051
Créée pour illustrer L’Epître Othea , la composition « féministe » de Christine de Pisan finira, plus tard dans le siècle, par passer dans quelques Livres d’Heures.
« Le livre du chemin de long estude » [6]
Cet autre texte de Christine de Pisan constitue une longue transposition du thème de la Vision d’Auguste à celui des Visions de Christine.
Pégase et les neuf muses dans la fontaine Castalie, f. 183
L’échelle vers le ciel, f 188
« Le livre du chemin de long estude », BL Harley 4431
Le manuscrit de la British Library est particulièrement intéressant, car ses six illustrations suivent toutes la même convention graphique : Christine est toujours placée à gauche de Sebile, celle qui la conduit dans ses pérégrinations. Et les deux femmes sont toujours placées à gauche de la vision.
Les belles choses que Christine vit au firmament par le conduit de Sebile (f. 189v) Les quatre roynes qui gouvenent le monde (f. 192v, vers 2253)
Après avoir parcouru les sept cieux, les deux femmes arrivent devant un tribunal où siègent quatre reines :
- Sagesse à l’Orient avec sous ses pieds une sphère armillaire (en haut à gauche),
- Chevalerie au Nord, surplombant une forteresse
- Richesse à L’Est, avec des outils de constructeur
- Noblesse au Sud, les pieds posés sur un roi.
La plaidoirie devant Raison des quatre estats (f. 196v, vers 2807) La fin de la discussion (f. 218v, vers 6273)
La déesse Raison vient s’installer au centre avec son épée, pour conduire les débats : quelles sont les qualités nécessaires à un Prince pour ramener la paix sur Terre ? (On voit que Christine de Pisan n’a pas choisi par hasard son héroïne positive, bien consciente des connotations pacifiques de la sibylle).
A l’issue, celle-ci présente Christine à la Raison, qui l’estime tout à fait qualifiée pour ramener sur Terre la compte-rendu des débats : ce que l’imagier traduit en déplaçant les deux personnages à droite.
Manifestement, la position à gauche illustre ici une « vision qu’on voit », la position à droite une « vision qui agit ». Mais cette convention gestuelle se double ici d’une valeur narrative : celle d’ouvrir et de conclure une histoire.
La vision qui agit
Propulsée par l’habitude de la lecture, cette seconde convention va devenir évidente dans un autre exemple d’images jumelles.
Un chevalier et la dame des ses pensées f.72v Apollon tire une flèche sur Corinus, après que le corbeau blanc lui a rapporté son infdélité f.74r
L’Epître Othéa de Christine de Pisan, vers 1460 Cologny, Fondation Martin Bodmer, Cod. Bodmer 49 [7]
L’illustrateur a développé graphiquement une continuité (un homme tend la main vers une femme idéale, un Dieu tire une flèche vers une femme fatale) qui n’existe pas dans les deux textes, l’un dédié à Cupidon et l’autre à Apollon :
De Cupido, se jeune et cointes
Es, me plait assez que t’acointes.
Par mesure comment qu’il aille,
Il plait bien au dieu de bataille
N’occis pas Corinis la belle
Pour le rapport et la nouvelle
Du corbel, car se l’occïoiyes
Après tu t’en repentiroyes
Cupidon et un jeune chevalier f.117r Apollon et Corinus, f.117v
L’Epître Othéa de Christine de Pisan, 1410-14, Harley 4431, British Library
Quarante ans plus tôt, dans le manuscrit Harvey, les deux miniatures, recto-verso, n’étaient pas symétriques, mais parallèles, et obéissaient à la seule convention de la « vision qui agit ».
Avec le Speculum Humanae Salvationis : Pays du Nord
Ce texte théologique très célèbre (le « Miroir du salut humain ») a été depuis longtemps reconnu comme un élément-clé de la diffusion, dans les Pays du Nord, du thème de la sibylle tiburtine.
Speculum humanae salvationis, 1324, Arsenal 593 fol.10v
Ce tout premier manuscrit connu respecte l’ordre héraldique, avec l’Empereur à gauche. Le halo apparaît à droite, conformément à la tradition romaine. La moitié gauche étant libre, l’illustrateur y a placé le soleil au dessus d’Auguste, qui le désigne de l’index droit. Du coup, pour respecter cette symétrie en miroir, la Sibylle désigne bizarrement le halo de l’index gauche.
Un dialogue graphique (SCOOP !)
L’idée du soleil à côté de la vision vient du texte lui-même :
La sibylle de Rome contemplait un cercle doré à côté du soleil. Dans ce cercle se trouvait une Vierge très belle. Sibylla Romae circulum aureum juxta solem contemplatur. In circulo illo virgo pulcherrima residebat.
On voit ici apparaître une notion tout à fait nouvelle (à côté du soleil) alors que toutes les versions antérieures mentionnaient « autour du soleil » [8].
C’est à partir de cette indication que l’illustrateur a développé graphiquement une sorte de dialogue graphique qui va bien au delà du texte :
- de la dextre, la main du pouvoir, l’Empereur désigne son seul maître, le Soleil, qui fait écho à sa couronne ;
- tandis que la Sibylle le conteste par son voile, par sa féminité et par sa senestre, la main faible.
1360, Darmstadt, Hess. Landesbibliothek, Ms. 2505
1462, Bibliothèque municipale de Lyon ms 245 f128
Speculum humanae salvationis
La même composition symétrique (soleil à gauche, halo à droite) se maintient pendant plus d’un siècle, mais avec une rhétorique de moins en moins subtile. Dans l’illustration de 1360, l’image a été contaminée par sa proximité avec celle de la verge d’Aaron : l’artiste s’est amusé à placer le sceptre d’Auguste à l’aplomb de la verge florissante.
Speculum humanae salvationis, 1370-80 BNF Latin 511 folio 9r (Gallica) Speculum Humanae Salvationis, 1430 , Ms. GKS 79 2°, f. 30r, Bibliothèque royale de Copenhague
Une variante rare est celle où la scène se transporte en extérieur, laissant de la place au halo pour se décaler vers la droite, ce qui casse l’association entre les deux astres et les deux personnages. Mécaniquement, la Sibylle se retrouve insérée entre l’Empereur et le halo ce qui induit l’idée d’une promenade, l’une servant de guide à l’autre.
Chicago, vers 1460, Newberry Library MS 40, fol. 9r
Dans cette autre variante, unique à ma connaissance, le mouvement est en sens inverse : c’est la sibylle qui descend voir l’Empereur dans la cour de son Palais.
Il serait fastidieux de suivre l’évolution de la composition dans les nombreuses versions qui subsistent du Speculum. On peut consulter la base de données de l’Institut Warburg pour un bon panorama, sur deux siècles [9].
Le triptyque de Van der Weyden et ses répliques
Triptyque Bladelin
Van der Weyden, 1445-48, Gemäldegalerie, Berlin
Van der Weyden va donner un élan décisif au thème, en le faisant sortir du monde des manuscrits pour lui ouvrir celui des grands retables d’église. Dans le retable Bladelin, la structure du triptyque lui donne l’occasion de mettre en symétrie, de part et d’autre de la Nativité, les deux apparitions qui en sont les présages : celle de l’Ara Coeli à l’Empereur Auguste et celle de l’Etoile aux Rois Mages. Il renouvelle l’imagerie éculée du Speculum Humanae Salvationis grâce à un strict retour au texte : l’autel est figuré dans le halo lumineux, et le lit identifie la pièce comme étant la chambre d’Auguste.
L’influence des Mystères
La sibylle de Tibur et la vision de l’empereur Auguste (volet gauche)
La posture très originale d’Auguste, tête nue et agitant un encensoir à la manière d’un enfant de choeur, a été expliquée par Emile Mâle :
« On voit près d’Auguste trois personnages qui sont les témoins du miracle. Quels sont ces personnages ? Il suffit pour le savoir de lire le Mystère de l’incarnation joué à Rouen, ou le Mystère d’Octavien et de la Sibylle. On verra qu’Auguste est accompagné de ses fidèles : sénéchal, prévôt, connétable ; on verra aussi qu’au moment où la Vierge portant l’Enfant apparaît dans le ciel, Auguste se découvre, puis qu’il prend un encensoir (Mystère de l’ Incarnation) et encense… Il y avait donc une tradition artistique qui venait du théâtre. » E.Mâle, ([10], p 255)
La symbolique des deux mondes
Rajoutant à la mise en scène un symbole christique évident, les meneaux de la fenêtre séparent les deux qui voient et les trois qui ne voient pas.
Triptyque de la Nativité, Atelier de Van der Weyden, vers 1450, MET, New York
Les élèves de Van der Weyden clarifient cette opposition entre monde païen et monde chrétien en déplaçant les trois ministres sur la gauche, derrière la sibylle. Ils accentuent aussi la symétrie entre les volets latéraux : d’une part entre les deux Orientaux porteurs de turbans et debout (la Sbyille et Balthasar), d’autre part entre les princes agenouillés (Gaspar tête nue et Melchior couronné sont comme deux états d’Auguste, avant et après qu’il ne se découvre). A noter aussi l’iconographie très rare des trois Rois mages se baignant à l’arrière-plan, pour se délasser du voyage).
La sibylle de Tibur et la vision de l’empereur Auguste
Maître ES, vers 1466, Albertina, Vienne
C’est certainement de cette version d’atelier que s’est inspiré le Maître ES (à en juger par les ministres à gauche, l’ajout du chien et de l’encoche sous le fenêtre). Le lit a disparu, laissant place à une pièce obscure qui fait contraste avec la fenêtre miraculeuse [11], et dans laquelle se pressent maintenant cinq personnages. Leurs gestes semblent faire allusion à la cause de la consultation de la sibylle : deux se contredisent en brandissant leurs baguettes dans des directions opposées, tandis qu’un troisième, ôtant son chapeau (et fermant les yeux à l’apparition), semble dèjà disposé à adorer Auguste comme un Dieu.
La composition bipartite vulgarise ce que van der Weyden se contentait de suggérer : l’opposition entre ceux qui ne voient rien et celui qui voit, la sibylle faisant charnière. A l’intérieur du halo lumineux, l’autel a disparu, laissant place à une Madonne des plus classiques.
Triptyque de la Glorification de la Vierge
Maître du Saint Sang, vers 1500, église Saint-Jacques, Bruges
Ce triptyque met en pendant dans les volets latéraux deux scènes d’Apparition de la Vierge : celle de l’Ara Coeli (comme dans le triptyque de Van der Weyden) et celle de Saint Jean à Patmos. La panneau central montre la Madonne éclosant comme une fleur dorée issue de Joachim et de Sainte Anne, au dessus des sibylles et des prophètes qui l’ont annoncée.
Triptyque du comte Hendrik III van Nassau
Aertgen Claesz van Leyden, 1525-38, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Anvers
Mêmes sujets latéraux pour ce triptyque, encadrant ici une Nativité : de ce fait la Femme de la vision a disparu des deux volets, remplacée par la réalité du panneau central : la Vierge à l’Enfant. Le commanditaire, le comte Hendrik III van Nassau s’est fait représenter en Auguste.
Triptyque de la Crucifixion avec Saint Léonard, Auguste et la sibylle
Atelier de Joachim Patinir, 1500-20, collection privée, anciennement Musée Crozatier, Le Puy
Copiés sur Van der Weyden et inversés, Auguste et la sibylle ont été déplacés dans le volet droit, levant les yeux vers une Vierge debout qui apparaît sur leur gauche dans un trouée des nuages.
Une des raisons de cette inversion est formelle : leur posture, l’un à genoux et l’autre debout, tous deux regardant vers le haut, fait clairement écho à la posture traditionnelle de Marie-Madeleine et de Saint Jean dans le volet central. De la même manière, la posture de Saint Léonard, debout et les yeux baissés, fait aussi écho dans le volet gauche à la posture de Marie.
La présence paradoxale de l’épisode de l’Ara Coeli -traditionnellement associé à la Paix et à l’Espérance – du côté négatif d’une Crucifixion, serait donc dû à une sorte d’exercice de style : refaire le célèbre triptyque de Van der Weyden, mais en l’inversant à la fois graphiquement et sémantiquement, de la Nativité à la Crucifixion : la quasi-disparition de l’Enfant, invisible dans les bras de la Vierge dans un ciel tragique, transforme le présage heureux de la naissance du Christ en un souvenir douloureux de son absence.
Maître de la Légende de Sainte Madeleine, 1475-1525, Musées Royaux des Beaux Arts, Bruxelles
Dans cette autre adaptation du panneau de Van der Weyden, le Maître de la Légende de Sainte Madeleine recopie la sibylle et l’Empereur-enfant de choeur , mais transforme la Vierge de l’Ara Coeli en une Vierge de l’Apocalypse, en ajoutant un croissant de lune à ses pieds.
L’influence de Van der Weyden, indéniable lorsque l’apparition est vue depuis l’intérieur d’une pièce touche aussi les enlumineurs : celui-ci a condensé en une seule image le volet gauche et le volet central du triptyque (la Nativité).
Le Miroir de l’humaine salvation, vers 1450, Musée Condé Ms139-fol 10r (C) RMN-Grand Palais
Cet enlumineur a fusionné avec la formule « Van der Weyden » la variante « promenade » , en la transposant à l’intérieur d’une pièce, ce qui est excessivement rare dans le Speculum (pour des raisons de place, les illustrateurs situent la scène soit à l’extérieur, soit dans un intérieur évoqué seulement par un siège). Il y a intégré les personnages de Van der Weyden, hommes et femmes, en rajoutant un valet qui porte la couronne. La seule différence notable est la suppression de l’encensoir.
National Library of the Netherlands
Ici l’influence de Van der Weyden est moins évidente : on a encore les ministres et le couvre-chef posé à terre, mais la scène est en extérieur.
L’Empereur Auguste et la Sibylle de Tibur
Cercle de Jan van Scorel, vers 1520 , National Museum in Warsaw
Soixante dix ans après, un coup de chapeau au célèbre modèle se lit clairement dans cette composition, où les trois ministres ont été transformés en soldats. Intéressante innovation: le socle sans statue sur lequel l’un d’entre eux pose la main fait allusion à la divinisation avortée de l’Empereur.
Anonyme flamand, 1480-90 Musée Mayer van der Bergh, Anvers
Il existe pourtant, même en Flandres, des artistes qui échappent à la force de gravité de Van der Weyden : celui-ci, dont on ne sait rien, invente une composition bipartite qui sépare les hommes côté ville, et les femmes (la Vierge y compris) côté port.
A la Renaissance, en Italie
1481, Barbieri, Discordantiae nonnullae inter sanctum Hieronymum et Augustinum, édition imprimée, Gallica
La sibylle deTibur
En 1481, le dominicain Filippo Barbieri fait paraître un livre qui propose une nouvelle association entre les douze sibylles et les douze Prophètes, et fixe les détails iconographiques de chacune [12].
La prophétie associée à celle de Tibur est la suivante :
« Il naîtra à Bethléem et sera annoncé à Nazareth, sous le règne du taureau pacifique, qui a ramené le calme. Ô heureuse la mère qui a allaité un tel fils ! . » « Nascetur Xristus in Bethleem et annunciabitur in Nazareth, regente Tauro pacifico, fundatore quietis : O felix mater cujus ubera illum lactabunt ! «
1490-99, Galleria Colonna, Roma
On la retrouve dans ce panneau, qui ajoute une rareté iconographique spécifiquement italienne : l’Empereur pose un pied sur celui de la sibylle. Nerida Newbigin a montré qu’il s’agit d’un rituel de divination et a retrouvé ses sources théâtrales et littéraires [13] .
Qui est de nostre escole ancelle (servante),
Et moult jeunette y fu menee,
Combien que comme moy fust nee
En Ytale, en cité amée
Ou mainte galée (galère) est armée.
La livre du chemin de lonhue estude, vers 6287-6292 [6] Reproduction du manuscrit : https://www.bl.uk/catalogues/illuminatedmanuscripts/record.asp?MSID=8361&CollID=8&NStart=4431
Texte transcrit par Robert Püschel : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65781324
Analyse : Le long chemin de paix de Christine de Pizan, Sarah Delale https://journals.openedition.org/questes/182 [7] https://www.e-codices.unifr.ch/fr/list/one/fmb/cb-0049 [8] Y compris celle du Chronicon Pontificum et Imperatorum, de Martin d’Otava, qui est considéré comme la source de ce passage du Speculum : « Tunc etiam circulus ad speciem celestis archus circa solem apparuit. » « Alors aussi un cercle apparut autour du soleil sous forme d’un arc en ciel ». [2]
Sur l’influence de Lartin d’Otava, voir « Étude sur le Speculum humanae salvationis », Paul Perdrizet, 1908, p 44 https://archive.org/details/etudesurlespeculu00perd/page/n44 [9] Base de données de l’institut Warburg
https://iconographic.warburg.sas.ac.uk/vpc/VPC_search/subcats.php?cat_1=14&cat_2=812&cat_3=2903&cat_4=5439&cat_5=13111&cat_6=10523&cat_7=3714 [10] Emile Male, L’Art religieux à la fin du Moyen-Age https://archive.org/stream/lartreligieuxde00ml#page/268/mode/2up/search/tibur [11] « A Rare 15th Century Engraving » Ellen S. Jacobowitz, Philadelphia Museum of Art Bulletin Vol. 72, No. 314 (Nov., 1976), pp. 2-6 https://www.jstor.org/stable/3795224 [12] Pour une vision d’ensemble de l’apport de Barbieri, et de son influence en France (Livre d’Heures de Louis de Laval, bas-reliefs des douze sibylles de l’église Notre-Dame de Brennilis) voir l’étude de Jean-Yves Cordier :
http://www.lavieb-aile.com/2016/09/les-douze-sibylles-de-brennilis.html [13] Nerida Newbigin « l piede di Ottaviano e la circolazione di un gesto tra il XIV e il XVII secolo ». In: « Par estude ou par acoustumance »: Saggi offerti a Marco Piccat per il suo 65º compleanno, pp. 525-542. Ed. Laura Ramello, Alex Borio e Elisabetta Nicola. Alessandria: Edizioni dell’Orso, 2016
https://www.academia.edu/30227114/Il_piede_di_Ottaviano_e_la_circolazione_di_un_gesto_tra_il_XIV_e_il_XVII_secolo._In_Par_estude_ou_par_acoustumance_Saggi_offerti_a_Marco_Piccat_per_il_suo_65o_compleanno_pp._525-542._Ed._Laura_Ramello_Alex_Borio_e_Elisabetta_Nicola._Alessandria_Edizioni_dellOrso_2016