Dans cette situation, l’apparition se produit sur la gauche : la Sibylle et Auguste sont tous deux en situation d’humilité par rapport à la Madonne.
1300-99, dessin néerlandais, Staedel Museum, Francfort
Le plus ancien exemple de cette composition se trouve dans ce dessin de haute qualité, non signé et non daté. Par l’élongation verticale et le statisme de ses deux groupes de figures, il introduit une symétrie très originale entre la Mère et son fils d’une part, entre la Sibylle et son « disciple » d’autre part. Les deux femmes sont visuellement de taille égale, mais l’artiste a esquissé, sous le croissant de lune, un arbre qui rendrait la Vierge potentiellement gigantesque : effet indésirable qu’il n’a pas voulu mener à bout.
Les deux personnages sacrés portent des auréoles, les deux profanes des couvre-chefs correspondant à leur état : voile pour la devineresse, couronne pour l’empereur.
La Vierge de l’Aracoeli, l’empereur Auguste et la sibylle de Tibur
Belles Heures du duc de Berry, 1405-09 – f26v, MET, New York
La composition des Frères de Limbourg a quelques points communs avec le dessin : séparation en deux images éludant la question de la taille relative, Vierge au croissant de lune, position protectrice de la Sibylle enveloppant l’empereur à genoux.
Mais les différences sont tout aussi notables : tandis que, dans le dessin, la main gauche de la sibylle remontait le pli de sa robe, dans la miniature elle effleure l’épaule du roi sans pour autant s’y poser : probablement pour éviter la confusion avec le geste stéréotypé du saint patron avec le donateur. La Vierge n’est plus rayonnante, mais a gagné une couronne apportée par deux anges. Malgré la couleur identique de leur robe et l’auréole ajoutée à la Sibylle , l’idée d’une symétrie entre les deux femmes est perdue :
- composition circulaire et monaire pour La Vierge enlaçant étroitement l’Enfant,
- composition verticale et binaire pour la Sibylle et l’Empereur.
Frères de Limbourg, 1405-09 Epître Othea, 1410-14
Si l’on compare notre miniature avec celle qui, cinq ans plus tard, illustre l’Epître Othea, on ne peut qu’être frappé par la différence de climat qui s’en dégage : la seconde, située spatialement dans un paysage, revêt un caractère de merveilleux, légèrement teinté, comme nous l’avons vu, d’ironie envers l’empereur supplanté ; la première en revanche, située dans un espace abstrait, montre la Sibylle non pas comme séparée de l’Empereur, mais comme fusionnée avec lui, tandis que le Missel devant eux les place en situation de dévotion. Nulle part mieux que dans cette image ne s’applique la formule de Julien Abed :
« la croyance se traduit en signes visibles : geste expansif du doigt qui montre, geste intimiste du corps qui s’abaisse pour manifester sa conversion. » [1]
Tandis que l’auréole sanctifie la Sibylle, le cimeterre oriental, le chapeau qui n’est pas vraiment une couronne, en rajoutent sur l’extranéité, le paganisme d’Auguste, et donc sur la puissance de cette conversion. Il n’est pas exclu que la composition sur la gauche, inversant la direction ordinaire du regard, ne participe à cette signification plus spirituelle : celle d’une vision intérieure.
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Très Riches Heures du duc de Berry, 1411-16, Folio 22r
J’ai réservé pour le chapitre suivant une autre représentation de l’Ara Coeli commandée par le duc de Berry, celles-ci suivant une composition centrée, très différente : notons dès maintenant que dans les deux, l’Empereur Auguste, substitut du Duc dans ses dévotions, figure en position d’Humilité.
Médaillon avec la vision d’Auguste
Cercle des Frères Limbourg, vers 1420, Walters Art Museum, Baltimore
Cet engouement, dans l’entourage du Duc de Berry, pour la figure courtoise d’Auguste en beau vieillard, a produit ce médaillon exceptionnel :
- d’un côté la Vierge allaitant l’Enfant (qui tient de la main gauche un encensoir), entourée de rayons, est orientée vers la droite ;
- de l’autre Auguste couronné de lauriers, à la face ronde, entouré d’une cascade de cheveux et de poils semblables aux étincelles tombées du ciel, regarde vers la gauche.
Ce médaillon solutionne d’une nouvelle manière la réticence à unifier les deux camps en une seule scène, que nous avons déjà relevée. Et peut être faut-il voir dans l’absence de la devineresse un hommage implicite à la Dame qui portait ce bijou, moderne Sibylle d’un Auguste inconnu.
Illustration du « Paradis de la reine Sibylle », d’Antoine de La Sale
1440, Musée Condé, Chantilly, MS 0653 (0924) f026v. [2]
Dans ce roman de fantaisie, la reine Sebile promène le narrateur dans son royaume merveilleux, accessible par une grotte qui s’ouvre en Italie, du coté de la Marche d’Ancône. J.Abed [3] a bien montré comment ce personnage évolue dans des espaces marginaux : presque partout imaginaire mais une seule fois, dans cette seule illustration, rappelé à son existence réelle.
La miniature est intéressante par son côté à la fois digressif (l’épisode de l’Ara Coeli ne figure pas dans le texte) et central, puisqu’elle fournit le résumé graphique du roman : Sebile guide un noble personnage dans sa contrée pour lui montrer des merveilles.
Elle-même marginale à l’intérieur de cette illustration marginale, la Vierge à l’Enfant se case dans une excroissance du cadre. Sa position à gauche n’a ici rien à voir avec une supposée humilité des spectateurs : elle marque au contraire sa propre humilité, référence religieuse en annexe d’un texte qui n’a pas besoin d’elle.
La formule inversée dans les Pays du Nord
Speculum humanae salvationis, Manuscrit souabe
1400-10 Nuremberg, Germanisches Nationalmuseum, Hs. 22401, fol. 11r
Cette illustration est la toute première du Speculum humanae salvationis qui montre une apparition sur la gauche. On peut noter que l’illustration de la verge d’Aaron est particulièrement étoffée, avec l’ajout sur la droite de trois prêtres (dont l’un manie un ostensoir). C’es sans doute pour créer une analogie entre l’autel terrestre d’Aaron et l’Ara coeli que l’illustrateur a décalé la sibylle et Auguste sur la droite ; une autre analogie entre les prêtres hébreux et la devineresse païenne l’a conduit à placer celle-ci devant Auguste, au plus près du sacré.
Speculum humanae salvationis
Vers 1450, Mainz, Wissenschaftliche Stadtbibliothek, II 10, fol. 8v
La même idée est reprise ici de manière brillante : en transformant les trois prêtres en trois serviteurs derrière Auguste, l’illustrateur crée une continuité évidente entre l’autel d’Aaron et l’Ara Coeli, encore accentuée par l’analogie entre les bougies et les rayons de lumière que signale la couleur jaune.
« Sibilla vidit virginem cum puero » Speculum humanae salvationis,
1468, Pays Bas, Première édition xylographiée latine
Cette composition va prendre de l’importance à partir de la toute première édition imprimée aux Pays-Bas, en 1468. Le parti-pris des arcades jointives (comme deux vivariums séparés) facilite la lecture en diptyque, mais aussi l’isolation des motifs : c’est ainsi que l’image centrée de la verge d’Aaron, en intérieur, peut cohabiter avec l’image totalement différente de l’Ara Coeli, orientée vers la gauche et en extérieur. Autre nouveauté, la perspective aide à disposer la Sibylle entre la Madonne et Auguste, sans qu’elle ne lui masque la vue.
Reste à expliquer la position de la Madonne à gauche, alors que pour mieux suivre le titre (« La Sibylle a vu la Vierge à l’Enfant »), il semble que l’image gagnerait à être présentée dans le sens traditionnel.
On voit que cette solution déséquilibrerait l’ensemble, en faisant fuir le regard vers le haut, la droite et le fond.
La composition adoptée ramène le regard vers le centre, recréant au travers du cadre une continuité graphique dans laquelle le miracle de la verge florissante d’Aaron anticipe celui de la Vierge féconde, et son autel sert en quelque sorte de base arrière à l’envol de l’Ara Coeli.
Meister der tiburtinischen Sibylle, 1480-85 , Staedel Museum, Francfort Wolfgang Katzheimer, vers 1500, Staatsgalerie, Bamberg
Cette édition imprimée du Speculum, largement diffusée dans les pays du Nord, a contribué à favoriser l’inversion de la composition et à la déplacer en extérieur, trente ans après la solution canonique de Van der Weyden (apparition à droite, vue depuis l’intérieur).
Livre d’Heures, Pays-Bas
Vers 1486, British Library Harley MS 2943, ff. 17v-18r
Ce Livre d’Heures néerlandais combine deux apparitions :
- en bas à gauche Saint Jean à Patmos est inspiré par un Ange ;
- en bas à droite Auguste est inspiré par la Sybille.
Les deux regardent le cartouche de droite, qui cumule l’imagerie de l’Ara Coeli (Vierge à l’Enfant) avec celle de la Femme de l’Apocalypse (rayons, croissant de lune, dragon).
En partant de la scène principale, l’Annonciation (apparition de l’Ange à Marie), l’oeil du lecteur trouve dans le coin gauche l’apparition d’un autre Ange à Saint Jean, vole vers le coin droit en compagnie de l’aigle, et de là, constate graphiquement qu’Auguste et saint Jean ont vu la même chose, à savoir la conclusion de l’histoire amorcée dans la page gauche, la réalisation de l’Annonciation.
Livre d’Heures à l’Usage de Rome (Bruges ou Gand) Master of James IV of Scotland, vers 1510, British Library Add MS 35313, f. 90r
Cette miniature inverse, pour la conformer au goût néerlandais, une apparition par la droite de 1450 (très inspirée par Van der Weyden, voir 3-2-1 … sur la droite). Cette formule a la rare particularité de placer la sibylle devant Auguste.
Arnaud de Moles, vers 1510, Cathédrale d’Auch
On la retrouve ici, réduite à l’essentiel
Bréviaire Grimani, 1510-20, Bibliothèque Marciana, Venise
Le bréviaire Grimani, réalisé en Flandres, inverse et déplace en extérieur l’Empereur-Enfant de Choeur de Van der Weyden.
Federico Zuccaro, 1560-1609, Cabinet des dessins, Louvre
Cette étude recto-verso recopie très exactement le Bréviaire Grimani.
La formule néerlandaise finit par percer en France, début XVIème, dans les Livres d’Heures à l’usage de Rome. L’illustrateur se contente en général d’inverser une formule bien connue.
Heures à l’usage de Rome, 1508, Aix-en-Provence, Musée Paul-Arbaud, Rés. 1028 f. c II v Heures à l’usage de Rome, 1495, Imprimé par Nicolas Higman pour Simon Vostre , Fol. 58r collection privée
L’artiste s’est contenté d’inverser la position d’Auguste , à partir de la composition centrée apparue depuis 1495 dans les Heures éditées par Simon Vostre (à droite).
Heures à l’usage d’Angers, Paris, vers 1510 fol 24v, collection particulière
L’Épître Othéa, Christine de Pisan, 1410-14, British Library Harley 4431 f. 141Ici l’enlumineur a inversé la vieille formule répandue un siècle avant par le succès de Christine de Pisan.
1520, Cathédrale Amiens (copie dans les Mémoires de la Société des Antiquaires de Picardie, tome VIII,1845)
Volet droit du triptyque de la Crucifixion 1500-20, Atelier de Joachim Patinir, collection privée
Enfin, la fresque de la cathédrale d’Amiens ressemble beaucoup à l’inversion de la composition de Van der Weyden effectuée par l’atelier de Patinir. Le texte de la banderole est celui du traité de Barbieri, en latin [4] :
« Il naîtra à Bethléem et sera annoncé à Nazareth, sous le règne du taureau pacifique, qui a ramené le calme ».
L’amusant est la paraphrase en français que le doyen du chapitre a jugé bon de faire rajouter, afin d’expliquer au passant cette iconographie peu familière :
« La sibille Tiburtine en josne âge
Prophétisa Christ debuon estre né
En Bethelem et ce tressainct presage
En Nazareth annunchié et fulminé
Rengnant le tor pacificque ordonné
Fundateur de repos. 0 mère heureuse
Gloire vous croist par lui avoir donné
Mamelle tant pudicque et précieuse. »
Les sybilles de Mostaert
Mostaert mérite une mention particulière, pour sa prédilection envers le thème de l’apparition de l’Ara Coeli. Il l’a exploité quatre fois : deux fois à droite comme les italiens, deux fois à gauche dans le goût hollandais. Ses oeuvres n’étant malheureusement pas datées, je les présente ici dans un ordre arbitraire.
Auguste et la sibylle tiburtine
Jan Mostaert, Musée royal des Beaux Arts, Anvers
Ce tableau est le seul de Mostaert dans lequel la scène de l’Ara Coeli constitue le sujet principal. La composition reste classique, avec les deux suivantes côté sibylle et les trois ministres côté Auguste, plus un petit page portant la couronne et le sceptre. L’originalité tient à la profusion das détails, dans les costumes, dans le décor (image en haute définition : http://vlaamseprimitieven.vlaamsekunstcollectie.be/en/collection/the-tiburtine-sibyl)
Portrait de Jacob Jansz van der Meer en prières
Mostaert, 1500-49, Statens Museum for Kunst, Copenhagen
Autre exemple d’apparition de l’Ara coeli sur la droite, cette fois en décoration d’arrière-plan. A noter le topos du chapeau posé sur le sol, qui permet d’identifier Auguste, et le chien qui regarde ailleurs, insensible à l’apparition.
On suppose que ce portrait constituait le volet gauche d’un diptyque de dévotion, avec la Vierge à l’Enfant sur le volet droit : ainsi le donateur et Auguste partageaient la même vision.
Portrait du cavalier Abel van Coustler
Jan Mostaert, après 1512, Musées Royaux des Beaux Arts, Bruxelles
L’apparition de l’Ara Coeli, cette fois orientée vers la gauche, décore elle-aussi l’arrière-plan de ce portrait plein de fantaisie.
Tandis que le chevalier, son chapelet entre les mains, reste noblement plongé dans sa prière, deux femmes au balcon et un groupe sur la terrasse sortent pour observer l’apparition. Juchés acrobatiquement sur la corniche, des amours présentent ses armes à la Madonne.
En bas, la sibylle avec ses deux suivantes domine Auguste prostré sur le sol, ses atours impériaux posés devant lui comme des offrandes, ses trois ministres loin derrière. Ici le chien, toujours insensible à l’apparition, regarde son maître. Le trio d’oiseaux fait un contrepoint plaisant au deux trios de femmes et d’homme, confirmant le chien comme l’alter-ego quadrupède de l’Empereur accoucoulé.
Il est très possible que ce tableau soit la première expérience de Mostaert avec le thème, puisqu’il recopie quasi littéralement la gravure du Speculum hollandais.
Adoration des Mages
Mostaert, 1520-25, Rijksmuseum, Amsterdam
Pour cette dernière occurrence, la scène de l’Ara Coeli se réfugie complètement dans le décor : on la découvre en grisaille, dans les bas-reliefs au-dessus de Marie, regroupée parmi d’autres scènes qui sont toutes des présages de la Naissance du Christ (et à ce titre se suivent dans les chapitres 8 et 9 du Speculum Humanae Salvationis) :
- le rêve de l’échanson du Pharaon (Genèse 40:9-11),
- la scène de l’Ara Coeli
- la citerne de Bethléem (2 Samuel 23:15-18), dans laquelle David refuse de boire l’eau ramenée par les trois braves (préfigurant les trois Rois mages).
https://journals.openedition.org/questes/2265 [4] Voir l’article que Jean-Yves Cordier a consacré a ces fresques :
http://www.lavieb-aile.com/2016/10/les-peintures-murales-des-sibylles-de-la-cathedrale-d-amiens.html