A la différence des deux cas précédents, la Sibylle et Auguste ne regardent pas dans la même direction, mais se font face. La plupart du temps ils se répartissent de part et d’autre de la Madonne, ce qui introduit dans la scène la question de l’ordre héraldique.
Sceau provenant du couvent de l’Ara Coeli
1200-30, Musée du Palazzo de Venezia, Rome [1]
Cette toute première composition centrée est intéressante par sa provenance, puisqu’elle vient de l’endroit même où la fresque perdu de Cavallini (très probablement une vision sur la droite) exerçait une influence massive : l’église de l’Ara Coeli.
L’iconographie est très originale, puisque c’est le seul cas où laVierge apparaît debout sur l’autel, illustrant littéralement le texte de la vision.
Pour des raisons d’économie de place, le cercle lumineux est remplacé par la forme même du sceau, qui tel une mandorle englobe la Sibylle debout et l’Empereur assis sous un baldaquin gothique, tandis qu’en bas, à l’intérieur de l’église, un pèlerin est en prière.
Sous sa symétrie apparente, la composition établit un parcours ascensionnel d’une part entre les deux hommes abrités sous un triangle (flèche bleue), d’autre part entre les deux femmes debout (flèche verte). La situation dominante de la Sibylle, debout et en position d’honneur par rapport à Auguste, rajoute un troisième lien de subordination (flèche violette) .
En partant du pèlerin au plus bas de la hiérarchie et à l’intérieur de l’église, la composition nous montre, en trois étapes, comment faire apparaître l’Enfant à celui qui ne peut pas le voir.
Speculum humanae salvationis, Codex Cremifanensis 243, vers 1324, Monastère de Krems 1324, Arsenal 593 fol.10v
Dès le début apparaît une version centrée du « Speculum humanae salvationis », concurrente de la version à droite que nous avons vue précédemment (par exemple Arsenal 593). L’ajout du baldaquin oblige à placer le soleil du côté droit, ce qui en modifie radicalement le sens : au lieu d’être l’allié d’Auguste, il en devient en quelque sorte l’adversaire, en se rangeant du côté de la Sibylle, couronne céleste contre couronne terrestre (l’enlumineur a souligné cet antagonisme par l’ombre sous le baldaquin). Evocation de Dieu le Père ou allusion à l’Etoile de la Nativité, l’illustrateur ne tranche pas : mais le soleil apparaît clairement comme un auxiliaire, et non comme un concurrent, du halo.
Les deux index droit dirigés vers la Madonne traduisent l’accord entre Auguste et la Sibylle, plutôt que la contestation.
Speculum humanae salvationis, 1350-1450, BNF Manuscrit Latin 511 folio 9r
Dans cette version très semblable, le copiste a accentué la symétrie en asseyant les deux sur un trône à baldaquin, et en opposant les index, qui revêtent ici un sens différent : la Sibylle montre la Vierge, Auguste argumente de la sénestre sans lâcher son sceptre de la dextre.
Speculum humanae salvationis, vers 1350, Karlsruhe 3378 fol 24
Ici le halo c’est décentré vers la gauche, tel un ballon que l’éloquence de la sibylle s’emploie à faire entrer dans la caboche d’Auguste.
Speculum humanae salvationis
1470-1480, Marseille, BM, 0089, f. 009
A la limite, le halo, tout en restant relié à la Sibylle par le phylactère, se décale au-dessus de la tête d’Auguste, pour nous faire comprendre que celui-ci a intégré la vision (ne pas confondre ce cas-limite de la composition centrée avec la composition sur la gauche, dans laquelle les deux spectateurs regardent dans la même direction).
1420 ca New York, Public Library, Spencer 15, fol. 9v
1450
Mais dans la plupart des cas, le halo reste au centre et la composition exploite la symétrie de la formule, encouragée par le voisinage avec l’image tout aussi symétrique de la Verge d’Aaron. La formule la plus courante respecte l’ordre héraldique et place les deux protagonistes à égalité de posture (debout ou assis). On note néanmoins une certaine difficulté à caser le soleil.
1420-30, Heidelberg, Universitatsbibliothek Pal. germ. 432, fol. 12v.JPG
Une première solution est de rajouter la Lune pour faire pendant au Soleil : mais cet artiste est le seul à avoir eu cette idée.
1350-1400, Munich,Bayerische Staatsbibliothek Clm 3003, fol. 7v
Une autre solution est de supprimer le Soleil, en considérant qu’il est inclus dans le pourtour du halo (à noter ici le détail amusant de la patte palmée, qui dénonce la sibylle comme une magicienne).
1410-25, Master of the Brno Speculum (Pays Bas), Nova Rise, Kanonie sv. Petra a Pavla, MS 80, fol. 8r
Dernier cas de jonglage avec les astres : l’ajout du croissant de lune sous la Madonne, dont voici un des tous premiers exemples.
1482, BM Lyon Res Inc 1043, f. 349 version non coloriée : Réserve des livres rares, Res. A 1243 Gallica
Mirouer de la redempcion de l’umain lignage, 1482, traduit par Julien Macho
Cette édition imprimée place les deux de profil, face à face, tout en décalant la vision céleste vers la droite. Noter encore les pieds palmés de la Sibylle, sa bourse bien remplie et sa robe aguicheuse. L’inversion de l’ordre héraldique accompagne cette connotation « femme fatale » : on sent une certaine réticence vis à vis des danseuses orientales, et une plume ironique semble avoir rajouté dans sa main gauche un balai, ou un martinet. [2]
Chroniques de Nuremberg, 1493, planche XCIII
Cette gravure (inversée) est la source probable de la gravure des Chroniques de Nuremberg, elle-aussi en extérieur et de profil : le retour à l’ordre héraldique et à des vêtements moins contrastés s’accompagne d’un renforcement des aspects binaires du thème : les hommes et les femmes, l’enfant solaire supplantant le vieux roi découronné.
Dans la composition face à face, le couple se conforme pratiquement toujours à l’ordre héraldique, sauf lorsqu’il s’agit d’insister – thème quelque peu dangereux – sur la supériorité de la sibylle. Voici quelques rares cas d’inversion, qui manifestent la grande inventivité de ces artistes « féministes ».
1400-10, Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale University MS 27, fol. 22v
Cette illustration suit le modèle du Couronnement de la Vierge, dans laquelle celle-ci s’assoit en position d’honneur à la droite du Christ. La couronne tout à fait exceptionnelle de la sibylle confirme que l’illustrateur la considère ici comme la représentante sur terre de la Reine des Cieux, ce qui lui fait prendre le pas sur l’Empereur.
1420 Prague, Knihovna Národního muzea, III.B.10 fol 010v
Même situation de supériorité de la Sibylle couronnée. Le disque céleste que le Sibylle désigne de la main droite supplante le globe terrestre l’empereur tient de la main gauche.
1440-66, Münich, Bayerische Staatsbibliothek, Cgm 3974, fol. 12r.
Autre cas de sibylle couronnée. Ici, de manière très originale, l’artiste joue d’une nouvelle manière avec l’image voisine pour créer une analogie d’une part entre les deux Rois, Aaron et Auguste ;d’autre part entre les deux insignes de pouvoir : la verge fleurie et le sceptre d’Auguste que la sibylle lui a chipé !
1450, Museum Meermanno Westreenianum Den Haag, MMW, 10 B 34
Ici la sibylle n’est pas couronnée, mais sa supériorité est marquée par sa position debout. L’artiste a lui aussi voulu créer un certain parallélisme entre Auguste et Aaron, tous deux coiffés d’une sorte de tiare, l’un tenant l’encensoir du prêtre et l’autre le sceptre du prince.
On peut se demander incidemment si ce n’est pas dans ce type de représentation d’Aaron que Van Der Weyden a trouvé l’idée de l’encensoir d’Auguste (voir 3-2-1 … sur la droite).
Polyptyque de La vie de la Vierge
Jean Roulx et son fils Jacquelin dits de Montluçon, 1460-1500, église Notre-Dame de Montluçon
La scène de l’Ara Coeli est ici doublement intéressante : d’une part elle a permis d’identifier les deux auteurs, d’après les initiales J entrelacées sur la bande inférieure de la robe de la Sibylle.
D’autre part, elle sert de pivot à l’ensemble de la composition :
- à gauche trois scènes avant la naissance de Jésus (La rencontre d’Anne et Joachim à la porte d’or, la naissance de Marie, l’Annonciation ;
- à droite trois scènes après : la Présentation de Jésus au Temple, l’Assomption, et le donateur Michel de Laage en prières, présenté par son patron Saint Michel.
Les panneaux comprennent de nombreux détails amusants (pour une description à l’ancienne, où l’auteur situe non sans vraisemblance toutes les scènes dans la région de Montluçon, voir [3]).
Une scène charnière (SCOOP !)
Mais ce qui nous intéresse ici, c’est l’insertion exceptionnelle de la scène de l’Ara Coeli, dans ce format très étroit et qui déborde étrangement sur le cadre, comme pour nous faire comprendre qu’elle est à lire « en dehors » des autres scènes.
Graphiquement, elle assure une continuité entre la Vierge de l’Annonciation et les deux hommes (Saint Joseph et le grand prêtre) de la Présentation au temple, ce qui explique l’inversion de la Sibylle et d’Auguste. Les deux scènes latérales ont d’ailleurs été choisies pour leur symétrie : le mouvement de la colombe, devant les colonnes du portique, fait pendant à celui de l’Enfant, devant les colonnes du Temple. A noter l’alternance systématique entre scènes d’intérieur et scènes d’extérieur, hormis la scène de l’Ara Coeli, qui est ailleurs.
Théologiquement, cet espace interstitiel, qui échappe à la chronologie de la Vie de la Vierge et à la géographie montluçonnaise, a probablement la valeur d’une ellipse narrative : dans le halo ombilical de l’Ara Coeli, la sibylle montre, non seulement à Auguste mais aussi, au spectateur, par une sorte d‘échographie mystique, le moment et le lieu fusionnels où Marie et l’Enfant sont réunis.
La Sybille et Auguste
Vers 1500, Tour de Beurre, Cathédrale de Rouen
La version anti-héraldique de l’Aracoeli est sculptée sur la face Est de la Tour de Beurre : à la droite du Christ bénissant, deux femmes encadrent la première fenêtre, la sibylle tiburtine et Auguste la seconde (la grande ouverture est postérieure, percée pour le passage d’une cloche).
Deux officiers d’Auguste (fauconnier, connétable)
A la droite d’Auguste, deux officiers complètent la face large du pilastre, faisant pendant aux deux suivantes qui escortent la Sibylle.
En France dans le cercle de Jean du Berry
Un tableau reconstitué (SCOOP !)
« Tableau de Rome » (verso)
vers 1406, Chapelle de la Sainte Chapelle , Bourges
Ce grand tableau carré (deux pieds sur deux), disparu depuis 1412, nous est connu par une description assez précise dans l’inventaire après décès des biens du Duc de Berry. J’ai tenté une reconstitution hypothétique de ses deux faces, en regroupant tous les éléments de cette description [4].
« Tableau de Rome » (recto)
La symétrie des textes et la structure du revers fait penser à une composition centrée qui aurait joué sur une superposition de thèmes : la Madonne de l’Ara Coeli, dans son cercle, aurait complété la Colombe et Dieu le Père situés au dessus pour former la figure de la Trinité. Du même coup, l’Annonciation latérale aurait été complétée par l’image de Dieu le Père et de la Colombe (triangle jaune).
1405-09, Belles Heures de Jean de Berry, MET, Fol 218 1400-15,Livre d’Heures, Enluminure de la prière « Ave stella matutina », Paris, Bibl. de l’Institut de France, 0547 f. 057
Voici les deux enluminures qui m’ont servi de base pour cette reconstitution. La seconde est très proche de la description :
« un empereur nommé Octavian et une femme nommée Sebille, tous deux à genoulx, laquelle Sebille fait joindre les mains audit empereur et lui montre ladite Trinité en levant les yeux vers le ciel. »
Il faut noter le caractère profondément subversif de ce geste, qui ne sera jamais repris ailleurs : la couronne et l’ordre héraldique manifestent la supériorité de l’Empereur et de l’homme : pourtant une femme transgresse cette barrière pour l’obliger à prier ; et mieux, elle le fait en parallèle au geste de la Vierge tenant son Enfant, devenant ainsi, pour Auguste, une sorte de mère spirituelle.
Très Riches Heures du duc de Berry, 1411-16, Folio 22r
Pour P.Verdier [5], cette miniature des frères de Limbourg – qui avaient fait le voyage de Rome – est très certainement inspirée par le tableau perdu de la Sainte Chapelle. De manière originale, elle se substitue à la miniature de la Vierge à l’Enfant ou de l’Annonciation, qui accompagne habituellement la prière « O intemerata ».
L’image comporte d’autres originalités. Le croissant de lune sous la Madonne est une référence apocalyptique qui, selon P.Verdier, « dans certains textes du XIIIème siècle s’insère déjà dans la vision de l’Ara Coeli ».
Illustration de Apocalypse 8:3-5, vers 1415, ms 133 fol .019v, Morgan Library
L’encensoir d’Auguste (qu’Emile Male attribue chez van der Weyden à l’influence des Mystères, voir 3-2-1 … sur la droite) , a peut être lui aussi une origine apocalyptique. Dans la miniature ci-dessus, d’après le texte relevé par P.Verdier, l’Ange symbolise Jésus Christ incarné et l’autel doré l’Eglise.
Mais l’originalité la plus grande, si vraiment la miniature est à comparer avec le « Tableau de Rome », est l’inversion héraldique et la position debout de la Sibylle, qui vont toutes deux dans le sens de l’affirmation de la supériorité de celle-ci : on pourrait facilement déceler une forme d’humour « à la Christine de Pisan », dans sa moue sévère et dans son geste impérieux, face à un Auguste bien peu majestueux : en chapeau pointu et sans couronne, bedonnant, et encombré d’un cimeterre oriental.
Livre d’Heures de Marie de Gueldre, 1415, Staatsbibliothek Berlin, MS GERM QUARTO 42 fol 50v-51r [6]
Aux Pays Bas à la même époque, la scène ouvre les Heures de la Vierge, dans un esprit plus conventionnel : le miniaturiste place à gauche Auguste couronné, ainsi que ses compagnons, selon l’ordre héraldique. Il s’intéresse aux détails du rituel païen : comment la Sibylle effectue sa danse, et comment la Madonne apparaît dans les fumées du bol posé au centre.
En France : un cas particulier
La Vierge au Croissant avec le Maréchal de Boucicaut et son épouse Antoinette de Turenne
Maître de Boucicaut, 1405-08, Musée Jacquemart-Andre, MJAP-Ms 1311 f26v, Paris
Dans cette formule unique,une Vierge à mi-corps, dans un croissant de lune, apparaît au dessus du couple de donateurs. La classique présentation d’un couple à la Vierge (le Maréchal est présenté par Saint Georges en personne, transformé en écuyer portant son oriflamme et son heaume) est combinée avec la formule centrée de l’Ara Coeli, sans qu’il soit possible de dire à quel point l’assimilation potentielle du Maréchal à Auguste est délibérée.
La Vierge n’est en tout cas une Vierge de l’Apocalypse (il lui manque les douze étoiles, voir 3-3-1 : les origines), mais elle ressemble beaucoup à la Vierge de l’Ara Coeli qui apparaît un peu plus tard dans les Riches Heures de Jean de Berry.
A noter que la devise inscrite sur les écus (« sans nombre ») est celle d’un propriétaire ultérieur du manuscrit (Aymar de Poitiers), qui a fait remplacer par la sienne la devise du Maréchal (« ce que vous voudrez »).
En France dans le cercle d’Anne de Bretagne
Une iconographie originale se développe à la fin du XVème en France, qui place la scène en extérieur, dans la cour du palais d’Auguste.
Heures à l’usage de Rome, 1495, Imprimé par Nicolas Higman pour Simon Vostre , Fol. 58r collection privée [7] Heures a L’usage de Rome, vers 1512, Imprimé par Nicolas Higman pour Simon Vostre, collection privée
La formule apparaît semble-t-il en premier en 1495, dans ce Livre d’Heures à l’usage de Rome, édité par le libraire Simon Vostre. L’enluminure semble peinte sur une gravure sous-jacente : on devine sous la peinture grise les deux hommes derrière le serviteur, et la femme à droite de la servante, qui apparaissent dans la gravure de l’édition de 1512.
Heures a L’usage de Rome, vers 1512, gravure inversée Maître des Triomphes de Pétrarque, 1500-05, Petites Heures d’Anne de Bretagne (à l’usage de Rouen) BNF NAL 3027 fol 19v (Gallica)
Or cette gravure (inversee) semble copiée sur la composition du Maître des Triomphes de Pétrarque : mêmes éléments principaux (pose identique de la Sibylle, même situation dans la cour du Palais, même chapeau posé au sol, mêmes trois ministres derrière Auguste) tout en l’enrichissant (ajout de la servante, de la ville) et en améliorant son réalisme (Auguste tourné vers l’arrière peut voir la Vierge apparaissant derrière le portique, ce qui n’est pas le cas dans la version des Petites heures). Or comme celle-ci lui est postérieure, il faudrait croire que le Maître des Triomphes de Pétrarque a, dans un livre destiné aux plus hauts personnages, recopié une illustration courante en inversant l’ordre héraldique, en supprimant des détails et en dégradant le réalisme…
Une hypothèse plus satisfaisante est qu’il a dû exister un ancêtre commun aux deux illustrations, aujourd’hui disparu, et que celui-ci s’inspirait à son tour de la composition anti-hélaldique des frères de Limbourg, soixante dix ans plus tôt.
Même opposition entre la robe pourpre de la Sibylle debout et le manteau bleu de l’Empereur agenouillé, même détail rare de l’auréole sanctifiant la devineresse, même chapeau pointu pour l’Empereur, maintenant posé à terre ; même barbe et chevelure blanche. En revanche les allusions apocalyptiques (l’encensoir, le croissant de lune) ont été supprimées.
Le passage d’une composition à plat, purement décorative, à une scène en profondeur a clairement posé problèmes : Auguste est à la fois en avant de la Sibylle (à en juger par sa manche) et en arrière (à en juger par son chapeau) ; et il ne peut pas voir l’apparition que ses compagnons désignent, puisqu’elle se situe au dessus de la cour (entre le toit et la paroi décorée de sculptures).
Annonce aux bergers,fol 26r. Adoration des Mages, fol 32r
Petites Heures d’Anne de Bretagne, BNF NAL 3027 (Gallica)
D’autres enluminures du livre sont conçues selon le même schéma centré : une apparition (étoile ou ange) entre un homme et une femme, contrastant par leur posture (à genoux et assis) dans une harmonie rose et bleu.
Moïse et le buisson ardent, fol 25v Gédeon et la Toison d’or, fol29r
Petites Heures d’Anne de Bretagne
Les deux autres miniatures montrant une apparition de grande taille sont des avatars d’Auguste et de sa toque : Moïse et son soulier, Gédéon et son casque. Un principe de variation semble régir le lieu de l’apparition : après la Vierge au centre, Dieu le Père apparaît tantôt à droite, tantôt à gauche.
Trois de ces miniatures sont unies par le même bandeau (sans rapport avec la scène illustrée) :
Ô Dieu, hâte-toi de me délivrer ! Éternel, hâte-toi de me secourir !
Psaume 70 (dit de David)
Deus in adjutorium meum intende, Domine ad adjuvandum me festina
Livre d’Heures à l’usage de Rouen, vers 1500, MS H.1 fol. 25v Morgan Library Bréviaire à l’usage du prieure Saint-Lo de Rouen, 1520-22, Bibliothèque Sainte-Geneviève, manuscrit 1266, fol 122
Après les Petites Heures d’Anne de Bretagne, la tradition anti-héraldique de l’apparition devant le Palais ne se rencontre plus que rarement, la formule dominante étant la version héraldique popularisée par les Livres d’Heures édités par Simon Vostre.
Tapisserie d’Anvers, 1500-25, Musée de Cluny, Paris
On la retrouve une dernière fois dans cette charmante tapisserie, où le motif religieux, devenu marginal, sert d’alibi à la représentation d’une rencontre courtoise au jardin.
Dans les pays germaniques
Auguste et la sibylle (Panneau du retable du Miroir du Salut)
Konrad Witz, 1435, Musee des Beaux Arts, Dijon
Ce polyptyque démembré, dont les panneaux subsistants sont essentiellement conservés à Bâle, proposait une iconographie unique : les scènes sont toutes tirées du Speculum humanae salvationis et respectent le parti-pris de représenter systématiquement les personnages par couples (pour les panneaux des faces internes des volets). Une intéressante reconstruction de cette face interne, du point de vue des symétries d’ensemble, est celle d’Albert Châtelet [8].
Reconstruction d’Albert Châtelet
Cet auteur postule que la scène d’Auguste et la sibylle se poursuivait à gauche avec un panneau montrant les deux ministres, de la même manière que les panneaux de droite forment une suite continue, avec la scène des chevaliers Abisaï, Sabothaï et Benaja apportant de l’eau au Roi David. Ceci expliquerait la position de la Sibylle sur le bord droit de la progression, en pendant de David sur le bord gauche. L’ordre héraldique n’est pas en cause ici puisque sur le registre intermédiaire, le masculin et le féminin s’inversent d’un panneau à l’autre.
Reconstruction de Michaël Schauder [9].
Michaël Schauder a proposé une reconstruction plus ramassée, en conservant la même structure pour le registre inférieur. Dans la partie du Speculum d’où proviennent ces scènes , elles sont regroupées par quatre : trois scènes de l’Ancien Testament (les types) et une scène du Nouveau (l’Antitype) [10]. M.Schauder est parti du principe que les panneaux sculptés du centre étaient les antitypes des panneaux latéraux (flèches vertes) : ainsi, les deux panneaux de l’Ara Coeli, en bas à gauche, ont pour antitype la scène de la Nativité.
Il n’est pas possible ici de rentrer dans le détail de l’explication, mais les flèches en pointillés signalent les exceptions à cette règle de construction (la difficulté étant que les deux scènes du haut doivent se projeter dans un seul antitype).
La Madonne manquante (SCOOP !)
On notera que ces deux reconstitutions supposent que la scène de l’Ara Coeli était suffisamment connue pour faire l’impasse sur l’apparition de la Vierge à l’Enfant. De plus Auguste et la Sibylle se font face, alors que tous les autres panneaux invitent à un mouvement horizontal, vers la gauche ou vers la droite.
Reconstruction de Philippe Bousquet
A titre expérimental, j’ai essayé d’imaginer un retable intégrant la Vierge à l’Enfant qui manque à la scène de l’Ara Coeli (et qui aurait pu facilement être revendue lors du démembrement du retable). La bonne nouvelle est que cela permet de conserver l’essentiel de la reconstitution de M.Schauder, tout en la rendant plus rigoureuse quant aux types et antitypes.
Par rapport à celle-ci, j’ai :
- supprimé la scène « bouche-trou » des deux ministres, remplacée par « Esther choisie comme épouse par Assuérus » ;
- interverti les panneaux du haut à droite ;
- remplacé le panneau hypothétique du Couronnement de la Vierge par la Cène, antitype de « Melchisedek et Abraham »
On obtient alors une composition très symétrique, dans laquelle les huit panneaux latéraux, lus par couple verticaux, se projettent rigoureusement dans leur antitype (rectangles verts et flèches vertes).
Retable fermé (Reconstruction de Michaël Schauder)
Ceci ne modifie pas la reconstitution du revers (à ma connaissance, les seuls panneaux dont on connaît avec certitude la correspondance avec le recto sont ceux entourés de rouge).
Dessin, Louvre INV 18842, Paris (inversé de gauche à droite) Gravure, Kupferstichkabinett, Dresden
La Vierge et l’Enfant apparaissant à Auguste et à la Sibylle Tiburtine, Maître ES, 1460-67
Nous avons déjà vu la gravure du Maître ES très inspirée de Van der Weyden (3-2-1 … sur la droite). On lui doit sur le même thème cette composition plus personnelle, dont le dessin du Louvre (ici inversé de gauche à droite) est très probablement l’esquisse.
Le dessin présente quelques détails supplémentaires :
- le bateau qui avance de droite à gauche (donc dans le sens de la lecture si ce détail avait été conservé dans la gravure) ;
- le mur qui place le couple dans une sorte de fortification dominant le Tibre ;
- l‘île tibérine au centre ;
- le pic derrière Auguste, qui doit évoquer le Capitole et son célèbre rocher.
Ce rocher, qui symbolise la chute des puissants, la couronne et le sceptre attribués à la Sibylle, avaient probablement la même intention satirique : insister sur la défaite d’Auguste.
Dans la version finalement gravée, l’artiste a renoncé à ces complications :
- suppression du rocher pour améliorer la lisibilité d’Auguste ;
- remplacement de la couronne de la Sibylle par un extraordinaire turban, dont un pan tombe jusqu’à ses pieds ;
- remplacement du bateau, à l’aplomb de l’apparition, par un pont en Y qui traduit la même idée d’union des deux rives (la païenne au premier plan et la chrétienne au second, avec les nombreuses églises).
A Florence
Ghirlandaio, 1482-85 Chapelle Sassetti, église de la Santa Trinita, Florence
La composition centrée convient particulièrement pour la décoration de ce mur en ogive. Auguste en toge et couronné de lauriers contemple noblement le monogramme IHS que lui désigne la Sibylle (la petite histoire dit qu’elle serait le portrait d’une des filles Sassetti, qui se prénommait Sibilla).
Sous les rayons du disque, les Romains, hommes et les femmes, surplombent un panorama de la ville, selon une symétrie qui n’est pas sans rappeler, en positif, les figures de la Vierge de la Miséricorde protégeant la cité contre les traits de la colère divine (voir 2-2 La Vierge de Miséricorde).
Illustration des « Stanze della festa di Ottaviano Imperatore », Miscomini, Florence, après 1493 (C) British Library
La composition centrée et les vêtements à l’antique montrent que l’illustrateur avait vu la fresque de Ghirlandaio : mais il a supprimé la compagnie féminine de la Sibylle et suggéré une idée nouvelle : celle de la concurrence entre l’Empereur et la devineresse :
- couronne de laurier contre pétase mercuriel,
- sceptre contre baguette magique.
Synthèse chronologique (XIIeme – XVIéme)
A l’issue de ce parcours au travers des trois formules de la scène de l’Ara coeli, nous pouvons tenter une synthèse chronologique.
(les plages blanches correspondent à une série d’oeuvres (en jaune le Speculum), les autres mentions sont des oeuvres isolées)
La composition à droite
En Italie, c’est à Rome qu’elle apparaît au XIIème siècle, dans l’églse de l’Ara Coeli. Elle reste ensuite prédominante, renforcée par la normalisation effectuée par Barbieri.
En France, elle connaît un développement particulier dès le début du XVème dans les oeuvres de Christine de Pisan, elle-même d’origine italienne.
Le « Speculum humanae salvationis » la popularise dans le reste de l’Europe, et inspire le retable Bladelin de Van der Weyden.
La composition à gauche
Très minoritaire, elle apparaît sporadiquement. L’oeuvre majeure est la miniature des frères de Limbourg pour le Duc de Berry, où elle prend clairement un sens dévotionnel (peut être par opposition à la formule « profane » portée au même moment par Christine de Pisan).
Il faut attendre 1468 pour a voir apparaître dans le Speculum humanae salvationis.
La composition centrée
En Italie, elle fait son entrée très tôt, dans un style byzantinisant qui n’aura pas de lendemain. Elle ressurgit à Florence à la fin du XVIème, propulsée par Ghirlandaio.
Dans le Speculum, elle apparaît vers 1400, sans doute par contamination avec l’image jumelle, celle de la verge d’Aaron.
En France, on la trouve dès 1406, lors de la mode de la Sibylle dans l’entourage du Duc de Berry. Il est probable que la formule inspire un siècle plus tard le Maître du Triomphe de Pétrarque, dans l’entourage d‘Anne de Bretagne.
Notons enfin en Allemagne les expériences de Maître ES, qui resteront isolées.
https://www.academia.edu/9789364/Liconografia_medievale_della_Sibilla_Tiburtina_di_Arianna_Pascucci_Tivoli_2011 [2] Cette composition apparaît des 1476 , Compilatio historiarum, Giovanni, da Udine
Switzerland, Basel, 1476 Morgan Library MS M.158 fol. 28r http://ica.themorgan.org/manuscript/page/46/77241 [3] FOURNIER-SARLOVEZE. Quelques primitifs du centre de la France, Revue de l’art ancien et moderne, 1909, Volume 25, p 120 et ss
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k56292860/f149.item [4] Mémoires de la Commission Historique du Cher, Volume 1, p 43
https://books.google.fr/books?id=wq-6dSmiFBoC&pg=PA43 [5] « La naissance à Rome de la Vision de l’Ara Coeli. Un aspect de l’utopie de la Paix perpétuelle à travers un thème iconographique « , Philippe Verdier, Mélanges de l’école française de Rome Année 1982 94-1 pp. 85-119
https://www.persee.fr/doc/mefr_0223-5110_1982_num_94_1_2642 [6] Manuscrit digitalisé : https://www.ru.nl/library/library/special-collections/digitisation/prayer-book-mary-guelders-online/ [7] http://catalogue.gazette-drouot.com/pdf/364/97519/livred’heure.pdf?id=97519&cp=364 [8] Albert Châtelet, « Le retable du miroir du salut : quelques remarques sur sa composition », Revue suisse d’art et d’archéologie, Schweizerisches Nationalmuseum, vol. 44, no 2, 1987, p. 105-116 https://www.e-periodica.ch/digbib/view?pid=zak-003:1987:44::117#122
Pour la reconstitution classique, voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Retable_du_Miroir_du_Salut [9] Michael Schauder: « Der Basler Heilsspiegelaltar des Konrad Witz – Überlegungen zu seiner ursprünglichen Gestalt », dans « Flügelaltäre des späten Mittelalters : [die Beiträge des Internationalen Colloquiums « Forschung zum Flügelaltar des späten Mittelalters », veranstaltet vom 1. bis 3. Oktober 1990 in Münnerstadt in Unterfranken] » Krohm, Hartmut, Oellermann, Eike, 1992 p 103-122 [10] Pour le sommaire du Speculum en types et antitypes, voir
https://iconographic.warburg.sas.ac.uk/vpc/VPC_search/Speculum_summary.html#CH1