Vous l’avez sans aucun doute remarqué, certaines œuvres exposées dans la Nef ou la Cuverie sont des oeuvres bilatérales : Les Déracinés de Thierry Cauwet, Palimpseste- Mes- Tissages de Valérie John et Hobo I et II de Wolfric. Deux d’entre elles sont travaillées différemment de chaque côté. Les signes des deux Hobo de Wolfric n’apparaissent sur le verso que par transparence.
Recto et verso sont des abréviations d’expressions latines: folio recto, sur le feuillet qui est à l’endroit, folio verso, ablatif de folium versum, sur le feuillet qui est à l’envers.
Thierry Cauwet utilise très souvent un film en plastique transparent comme support. Chaque élément constituant Les Déracinés peut se voir en recto et verso. Le verso est généralement moins figuratif, plus massif et brut.
Dans son ouvrage Les fonctions picturale, il explique : « Depuis maintenant un siècle, le mouvement des avant-gardes met en lumière les processus de création, dans le souci de révéler les éléments naguère cachés. Ce qui était invisible, considéré comme altérité honteuse de l’œuvre alors qu’elle en est la structure, est désormais montré : Les architectes Piano et Rogers arborent les conduites de chaufferie et les canalisations du Centre Pompidou comme autant d’éléments revendiqués d’une plastique. Les rubans de masquage agrafés sur papier calque de Pierre Buraglio ou les agrafes assemblant en d’imposantes sculptures les radiographies d’ Ernest Breleur restent visibles. Depuis Wolman dans les années 60, le scotch ou ruban adhésif a acquis un statut d’élément plastique à part entière. Matériau indispensable à la fonction de découpe, initialement pratique, il apparaît comme signe du verso de l’œuvre ».
Il arrive que le verso de certaines œuvres apparaisse à l’artiste plus beau (que le recto). Il les recoupe alors mais en n’attribuant aucune suprématie du recto sur le verso. Des peintures aussi réussies des deux cotés après découpe peuvent être présentées entre deux plaques de verre comme ces deux oeuvres de la série Tout Monde.
« De nombreuses peintures sont continuées sur le verso, qui du coup devient un recto. Le scotch devient alors à part entière un élément graphique, brut ou teinté. Le verso met l’accent sur la structure que crée la découpe. Il y a une similitude entre mes scotchs et les plombs utilisés pour le sertissage des vitraux. C’est d’ailleurs à partir de ce constat qu’est née ma « fonction vitrail » (qui consiste à faire naître un trait noir de la grosseur d’un plomb sur le trait de découpe) ».
Il peut arriver que la torsion de la feuille transforme le recto en verso.
D’autre part lorsque Thierry Cauwet réalise des vidéos ou des tableaux vivants, il aime à retourner ses feuilles et les disposer sur les murs côté verso pour créer une sorte d’espace intime.
Thierry Cauwet propose donc plusieurs usages du verso des oeuvres.
Wolfric affectionne lui aussi le plastique transparent comme support mais ne retravaille pas le verso qui n’existe que par transparence.
A l’inverse, les œuvres de Valérie John construites par la superposition de papiers recyclés sont absolument opaques.
« Ces papiers superposés se font palimpsestes, partiellement recouverts ou couverts, tressés les uns aux autres. L’œuvre se lit dans son épaisseur. Il s’agit d’élaborer une peinture, de réaliser des superpositions où les structures se perdent. Puisque recouvertes, s’architecture des chevauchements…des croisements des tressages, qui masquent, dévoilent et à nouveau cachent. Seule l’œuvre décide. Le début pouvant devenir devant ou dos. Elle impose sa lecture « tournante ». Cela provoque cette idée du recto verso. L’œuvre est autonome : elle impose son système de présentation. Le regard doit impérativement circuler – au-dessus – au-dessous – devant – derrière. Elles sont comme un corps hybride, elles dépassent la mesure. Tous les morceaux ne font plus qu’un corps, pour supporter la verticalité. »
Trouve- t – on d’autres exemples d’oeuvres bilatérales?
Si l’on considère l’histoire de l’art occidentale, à partir du XIVème siècle, le développement de la peinture sur panneau propose diverses formules d’agencement, triptyques ou polyptyques, accompagnés ou non d’une prédelle et d’un couronnement. Dans le retable, le revers des volets est alors fréquemment peint en grisaille, couleur apparentée aux périodes liturgiques de pénitence pendant lesquelles les retables restent fermés (Ce n’est que pendant certaines époques de l’année liturgique – les cycles des grandes fêtes religieuses et les jours de fête du patron d’une église ou de celui d’une guilde ou corporation qui possède un autel – que les retables restent ouverts )
Rogier van der Weyden: Le polyptyque du Jugement Dernier 1445-1450- Hospices de Beaune – 5,46m x 2,25m
Hubert et Jan van Eyck :L’Adoration de l’Agneau mystique -1432, Cathédrale Saint-Bavon Gand,
Au XVI siècle, Daniele da Volterra réalisa vers 1550-1555 pour Giovanni della Casa, un modèle en terre cuite et cette peinture a deux faces représentant toutes les deux le combat de David & Goliath. La peinture représente la même scène vue de dos et vue de face. Les deux scènes sont en léger décalage. .Le tableau est peint d’après un dessin de Michel-Ange, maître, ami et protecteur de Volterra. Sa réalisation s’inscrit dans un débat artistique, qui opposait les mérites respectifs de la peinture et de la sculpture : Bien qu’en deux dimensions, le fait d’être à double face permet au tableau de rivaliser avec une sculpture. Volterra réalise une maquette en argile pour préparer le tableau. L’oeuvre a rapidement du succès, mais le nom de son auteur tombe dans l’oubli. Elle est actuellement exposée au Musée Du Louvre, où elle a été restaurée après avoir été aspergée de pluie, suite a la rupture d’une baie vitrée du Chateau de Fontainebleau où elle était conservée. Elle fut offerte à Louis XIV, en 1715 par Nicolo del Giudice, avec un nouveau piédestal en bois doré permettant de faire tourner la peinture.
Au XX siècle, en 1999, Ghislaine Mc Laughlin réalise Over, une œuvre peinte sur les deux côtés – 1999 Peinture techniques mixtes -178cm x 127cm -Collection de la Galerie d’art Beaverbrook (Fredericton, NB)
Mais l’essor du recto verso coïncide avec l’émergence des avant- gardes.
Supports/Surfaces est mouvement important de la scène artistique française du XXème siècle. Son objectif est de revisiter les codes de la peinture : support, matériaux, techniques, processus créatif, sujet, titre, outil, geste, dispositif et lieu de présentation de l’œuvre. La toile se libère du support pour devenir une toile libre, non apprêtée et de grands formats. Le châssis s’expose seul, indépendant. Les matières de la surface utilisent des éléments du quotidien : tissus lambda, bâches, draps, stores, parasols, tentes. L’œuvre se regarde recto/verso. La toile et le châssis font place à des matériaux naturels ou du quotidien. Le sujet des œuvres est la peinture elle-même. Pour ces artistes, il importe de déconstruire le tableau afin de mener une réflexion critique sur les fondements de la peinture.
Avec Claude Viallat, la teinture permet de mener la couleur au cœur du support. L’arrière des œuvres, qui est habituellement caché, devient alors visible comme le recto. Mais on trouve aussi des exemples chez Noël Dolla, Jean – Pierre Pincemin …
Jean Degottex, lié à l’abstraction et au minimalisme dans la série Jean Degottex Lignes-Report I. 1977, exploite lui aussi le verso des œuvres. Il renonce au pinceau pour des outils plus incisifs tels que le cutter ou le tournevis. Il utilise aussi le balai et la brique pour frotter la toile de lin à l’envers, utilisant ainsi le verso d’une toile longtemps réduite à son seul recto. Dans la série des lignes-report, par un système de pliage et d’encollage complexe, les répartitions de la peinture noire et de la colle de peau varient, produisant différentes valeurs de noir et divers effets de matières. Matité, opacité, brillance, le noir n’y est jamais uniforme. Les toiles sont striées de lignes horizontales tracées à l’aide d’un tournevis plat qui vient griffer la matière. Ces lignes découvrent le lin dont elles révèlent la trame. Parce que Degottex travaille sur des toiles préalablement pliées, les lignes se reportent automatiquement d’un volet à l’autre de la toile. Profondément gravées sur un pan de toile, elles rejaillissent en surface sur d’autres pans, donnant à voir une diversité de textures. Derrière l’apparente simplicité des lignes horizontales, un jeu subtil de report de matières et d’empreintes par estampage anime toute la surface du tableau.
Peut – on considérer que certaines installations sont un prolongement pertinent des créations du recto / verso ?
Marcel Duchamp, La Mariée mise à nu par ses célibataires, même ou Le Grand Verre, 1915-1923 huile, feuille de plomb, fil de plomb, poussière et vernis sur deux plaques de verre Daniel Buren Les Portes (Camino a las puertas), 1985 Daniel Buren From Three Windows, 2006 Pascal Convert , Native Drawings, 1997-1998, peinture sous verre, 2 parois de 2,21×6,10 m, peinture réalisée à partir de dessins d’enfants aux tracés numérisés en 3D. Leandro Erlich Single Cloud Collection, 2012, bois, verre, acrylique, Buenos Aeres, Galeria Ruth Bencazar. Olafur Eliasson Seu corpo da obra, 2011, feuille, bois, projecteurs, dimensions variables Eduardo Coimbra Projeto Nuvem, 2008 cinq caissons lumineux de 4,7×4,7 m Rio de Janeiro, Praça XV. Nobuhiro Nakanishi Layer Drawing (Light of Forest), 2013, impression jet d’encre sur film, plastique acrylique, (30 feuilles) 28,5 x 198 x 31 cm. RAUSCHENBERG Robert Rauschenberg Solstice, 1968, pièce lumineuse constituée d’une succession de 5 paires de portes automatiques éclairées par-dessus et dessous et recouvertes d’images sérigraphiées sur les panneaux en plexiglas, 304.8 × 436.9 × 436.9 cm, Osaka, National Museum of Art, Eric Fishl Dancers, 2017, peinture sur verre sur socle de bois 49 x 45 X 34Marcel Duchamp, La Mariée mise à nu par ses célibataires, même ou Le Grand Verre, 1915-1923
Daniel Buren Les Portes (Camino a las puertas), 1985
Daniel Buren From Three Windows, 2006
Pascal Convert , Native Drawings, 1997-1998, peinture sous verre, 2 parois de 2,21×6,10 m, peinture réalisée à partir de dessins d’enfants aux tracés numérisés en 3D.
Leandro Erlich Single Cloud Collection, 2012, bois, verre, acrylique, Buenos Aeres, Galeria Ruth Bencazar.
Nobuhiro Nakanishi Layer Drawing (Light of Forest), 2013,impression jet d’encre sur film, plastique acrylique, (30 feuilles) 28,5 x 198 x 31 cm.
Olafur Eliasson Seu corpo da obra, 2011,feuille, bois, projecteurs, dimensions variables
Olafur Eliasson Reality mosaic, 2018, Acier inoxydable, peinture (noir), verre coloré, ampoule, 202 x 190 x 190 cm
Eduardo Coimbra Projeto Nuvem, 2008,cinq caissons lumineux de 4,7×4,7 m ,Rio de Janeiro, Praça XV
Eric Fishl Dancers, 2017, peinture sur verre sur socle de bois,49 x 45 X 34
Robert Rauschenberg Solstice, 1968, pièce lumineuse constituée d’une succession de 5 paires de portes automatiques éclairées par-dessus et dessous et recouvertes d’images sérigraphiées sur les panneaux en plexiglas, 304.8 × 436.9 × 436.9 cm, Osaka, National Museum of Art.
A l’époque contemporaine, le recto verso est une remise en question de l’acte de peindre puisque l’on dévoile ce qui restait autrefois dissimulé. C’est une nouvelle façon de penser l’oeuvre et d’ réfléchir à ce qui la constitue. Elle fusionne avec d’autres problématiques, celle de la monstration des œuvres et de l’accrochage ( Vialat et Dezeuze) mais aussi celle de la transparence ( Duchamp, Buren ou Olafur Eliason)
Dominique Brebion & Monique Mirabel
(Claude Rutault en image mise en avant)