(Note de lecture), Paule du Bouchet, Debout sur le ciel, par Eric Eliès

Par Florence Trocmé

Dans ce très beau texte nourri d’instants vécus, Paule du Bouchet évoque, à petites touches, la figure de son père André du Bouchet. Il ne s’agit pas d’un récit biographique au sens classique du terme mais, dans une sorte de chemin à rebours à travers la mémoire, de retrouver la densité d’une présence telle qu’elle fut ressentie par l’auteure durant ces moments de vie partagée… L’écriture magnifique, sobre et pleine de justesse, ressuscite des souvenirs, à la fois sensoriels (fortement imprégnés de nature) et affectifs, entrelacés dans une synesthésie qui confine à la poésie.

Je ne retrouve qu’à Ouessant les grands ciels maritimes du Belle-Ile de mon enfance et cette impression de fuite, la sensation éperdue d’être sur un bateau lancé à pleine vitesse. J’y éprouve aussi cet obscur appel qui nous vient parfois à la vue de ce qui fait lever une mémoire alors même que parfums, couleurs, saveurs, mouvements ne nous donnent que des indices.
Odeur marine du bar tout juste tiré de l’eau sur le port du Palais, marches de pierre noyées d’océan, étal éphémère du pêcheur vendant sa criée sur le bord du quai, tablier ciré jaune vif, ruisselant, écailles fraîches et moirées du poisson encore frétillant. Rudesse noire et effrayante du congre, énormité de ce serpent des mers à la bouche dentée. Carapace piquante de l’araignée tachetée de blanc, brandie toute vive par une pince avant d’être fourrée dans un sac plastique d’où elle labourera les mollets du cycliste au retour.
Et pédaler face aux rafales, au droit de la route qui traverse l’île dans sa grande longueur, odeur de lande, de sucré, de salé et de brûlé.

André du Bouchet est omniprésent mais ce n’est ni un livre d’hommage ni une présentation du poète. C’est un livre justifié par l’amour, qui irradie chaque page, d’une fille envers son père qui se trouve être le poète André du Bouchet. Père aimant, soucieux du bonheur de ses enfants malgré la précarité des conditions matérielles d’existence, mais aussi un peu mystérieux et un peu distant, car plein de failles où stagnent des ombres (notamment après la séparation avec son épouse) et toujours hanté par son rapport à l’écriture, comme une obsession. Le titre fait d’ailleurs écho aux promenades en vélo au cours desquelles André du Bouchet cessait soudain de pédaler et extirpait de sa poche un carnet où il annotait les mots qui lui étaient venus. Ses enfants, arrêtés un peu plus loin, l’attendaient tranquillement, habitués à ces brusqueries d’écrivain, et, dans la campagne rase, regardaient sa silhouette qui se découpait sur le ciel tandis qu’il se tenait debout, griffonnant le stylo à la main.

Mon père écrivait debout sur des carnets toilés, il écrivait debout sur le ciel ou debout, sur un pupitre à hauteur de regard. S’il travaillait assis, c’était pour relire, raturer, couper, coller, réécrire. Assis était une situation de labeur, debout un état d’alerte. Ecrire était comme regarder, marcher, noter, sentir. (…) Parfois, c’était lors d’une échappée à vélo. Tout à coup, il n’était plus à nos côtés, nous mettions pied à terre et l’attendions, il y avait au loin la silhouette lointaine, vélo tenu entre les jambes, absorbé dans son carnet. Ces arrêts se confondaient avec la nature commune qui nous entourait, avec les choses dont nous devinions qu’il était aussi question dans les carnets. C’étaient de petits cahiers souples, ils avaient le brun de la terre, de l’herbe sèche, le rêche de l’écorce, la profondeur de sa poche. Ils étaient une solution de continuité entre la nature, notre père et nous, ils faisaient cause commune. D’une page à l’autre, les lignes étaient celles des sillons et des labours.

André du Bouchet écrivait et composait ses recueils debout. Paule du Bouchet décrit, dans les maisons qu’il habitait, un cabinet d’écriture aux murs tapissés de feuille, sur lesquelles le poète posait ses mots comme un peintre travaille à son chevalet. Le soin apporté à la disposition des mots et à l’occupation spatiale de la page est évident dans tous les recueils d’André du Bouchet (à tel point que ses poèmes se prêtent mal aux éditions de poche) mais je n’avais pas imaginé la méticulosité patiente qui se cachait derrière chaque livre.
Le livre fourmille d’anecdotes qui, peu à peu, s’assemblent pour donner à voir André du Bouchet tel qu’il fut, en tant qu’homme dans sa vie quotidienne, amateur de longues promenades (dans la nature ou dans les musées) et de plats simples mais bien cuisinés, épris de silence et de musique classique, dans son rapport au monde, obsédé par la justesse et un désir de sobriété presque austère, et dans ses amitiés (Tal Coat, Dupin, Frénaud, etc.), où il se montrait à la fois simple et généreux. Beaucoup, reprenant l’assertion de Rimbaud « je est un autre », considèrent que le poète et l’homme privé sont deux personnalités distinctes et qu’il faut lire une œuvre sans se soucier de l’homme, de chair et de sang, qui la composa, comme si nos fragilités humaines, voire nos défauts et nos mesquineries, pouvaient entacher et amoindrir la beauté d’une œuvre. Cela vaut peut-être pour la littérature mais cette intellectualisation nuit à la poésie, qui repose sur une authenticité de parole dont la beauté naît de la vie vécue, d’un sentiment d’immersion dans le monde et dans la plénitude de l’instant qui ne reviendra pas. La poésie n’est pas seulement un acte d’écriture, c’est aussi une manière d’être :

Ce que nous avons retenu des séjours ensauvagés avec lui, c’est la magie d’un certain silence, l’essence puissante du dénuement, la force que donne une forme de retrait. Et mon père, irrémédiablement lié à cette sobriété choisie.

Mais, au-delà de ce très beau portrait sur le vif d’André du Bouchet, le livre de Paule du Bouchet vaut aussi par lui-même. Il est une belle réflexion, qui fait écho à celle de Proust, sur notre rapport aux êtres, sur ce qui subsiste d’eux en nous et résiste à l’érosion du temps, que l’écriture cherche à saisir en s’appuyant sur la mémoire des choses simples d’autant plus belles qu’elles furent vécues...

L’obstination de la nostalgie enfantine se précise : ce noyau dur que formèrent mes parents. Quelque chose persiste qui n’est plus. Qui se reforme après leur mort, flaques d’océan réunies par le mouvement de la marée à l’heure du flux. C’est cet espace fragile de la mémoire que je recherche, ce présent susceptible d’être anéanti par le flux, découvert par le reflux. (…) Ces vides creusés par les disparus, cette place laissée vacante, cette soustraction d’eux au monde et alors cette lacune, ce trou d’eau revenu au calme plat, ce banal vertige irisé.

La perte laissée par l’absence ne peut être comblée mais le souvenir persiste, enraciné dans les mots qui redonnent vie à la présence qu’on croyait perdue dans les limbes de la mémoire.

Mais cette maison en pierre, mais cette auge fleurie, mais cette attention aux choses minuscules, mais ces bonheurs auxquels la souffrance traversée donne accès, ceux que l’on partage silencieusement, les yeux fermés à celui qui n’est pas près de nous, qui nous manquera toujours, et je pense aux paupières closes de mon père, allongé dans l’herbe par un après-midi d’été, voyant noir ou rouge selon que les yeux se crispent à la lumière ou bien qu’ils permettent le retranchement en soi-même.
Eric Eliès
Paule du Bouchet, Debout sur le ciel, Gallimard, 2018, 128p., 12,5€.