Elle est belle, l’utopie aujourd’hui ! Elle ressemble à
une secte dont le gourou s’offre les faveurs sexuelles de toute la communauté
et impose ses décisions sous couvert de débat collectif. Liberty House
ressemble davantage à un espace de pouvoir qu’à ce que son nom évoque.
Il est facile de manier l’ironie quand on se trouve à
l’extérieur, occupé à lire Arcadie,
le nouveau roman d’Emmanuelle Bayamack-Tam qui a imaginé le lieu, son
fonctionnement, ses habitants. Ceux-ci expriment cependant, par l’intermédiaire
de l’écrivaine, des points de vue moins tranchés.
Au premier plan, la très jeune Farah, avec qui et par qui
nous pénétrons dans le fonctionnement libre et libertaire d’un groupe constitué
surtout de personnes mal adaptées à la société. Arcady, le fondateur, leur offre
la possibilité (la chance ?) de vivre autrement. La nudité est la norme,
tant pis pour les regards sensibles à l’esthétique car tous les corps, loin de
là, ne sont pas parfaits. Dans le cas particulier de la mère de Farah, Liberty
House possède une précieuse caractéristique : la maison est en zone
blanche, hors de tous les réseaux dont elle reçoit les ondes comme des
agressions physiques. Il est vrai qu’elle souffre de multiples autres
pathologies, ce que Farah résume en une seule : « l’intolérance à tout ».
Arcady a rebaptisé tout le monde, les identités d’avant
n’existent plus. Et, pendant quinze ans, à l’opposé du tableau sombre que nous
dressions, tout se passe bien : « nous
avons été heureux à Liberty House. Nous y avons mené très exactement
l’existence pastorale promise par Arcady, avec Arcady lui-même dans le rôle de
sa vie, celui du bon berger menant paître son troupeau ingénu. »
Farah est, en grandissant, confrontée à une modification de
son identité sexuelle, elle perd en partie sa féminité sans recevoir tous les
attributs masculin : « j’ai une
chatte mais pas d’utérus, des couilles mais pas de pénis, des ovaires mais pas
de règles – sans compter que ma musculature et ma pilosité sont
tellement troublantes que plus personne ne se risque à trancher. » Elle
reste, quoi qu’il en soit, arrimée à l’idée qu’elle se fait de Liberty House et
de la personnalité exceptionnelle d’Arcady. Il n’a pas voulu coucher avec elle
avant qu’elle ait quinze ans, alors qu’elle en mourait d’envie. Les apparences
sont sauves.
Les apparences seulement : même Farah reconnaîtra qu’il
a tenu tout le monde sous son emprise – mais sans l’avoir cherché, par une
sorte de pouvoir naturel qui fait de lui un chef de meute. (Là, on interprète,
forcément, on ne cesse de douter d’idées bien ancrées et on tente de tenir
droit ce qui vacille parfois.)
Il faudra un afflux de migrants pour que le masque enfin disparaisse en
même temps que l’hospitalité qui semblait jusque-là universelle. Farah a
peut-être compris quelque chose, elle est prête en tout cas à bâtir une
nouvelle utopie. On en reste ébahi. Et admiratif d’avoir été conduit vers des
sentiments aussi contradictoires.