Comment représenter une apparition de la Vierge devant un témoin ? Avant d’entrer dans le détail de ce thème, rappelons les différentes conventions que les artistes emploient pour signaler une vision.
1 Dans un nuage
Pénitence, dévotion, vision mystique
La Sainte Abbaye, vers 1290, BL Yates Thompson 11 fol 29.
La convention de représenter une vision en l’entourant par des nuages est très ancienne : dans cette histoire en quatre parties, les deux images du haut se passent das la réalité (la nonne se confesse, puis prie devant une statue) ; les deux du bas montrent la vision mystique qui en résulte (celle du Christ et de la Trinité). Pour une explication plus détaillée des liens entre le registre supérieur et le registre inférieur, voir 2-5 La statue qui s’anime.
On notera que ces quatre images obéissent également à la « convention du visionnaire » selon laquelle celui qui voit se place à gauche de ce qu’il voit, par cohérence avec le sens de la lecture,
Qui dit nuage dit élévation. Mais il a fallu attendre Raphaël pour que la Madonne en lévitation dans les nuages devienne un même universel.
Madonne de Foligno (Vierge à l’Enfant avec les saints Jean Baptiste, Jérôme et le donateur Sigismondo de’ Conti)
Raphaël, 1511, Pinacothèque du Vatican, Rome
Ce tableau a été commandé par Sigismondo de’ Conti pour remercier la Sainte Vierge d’avoir sauvé sa maison de Foligno, frappée par la foudre [1]
Le paysage rappelle cet épisode. Mais la bulle atmosphérique sous les pieds de la Vierge (en forme de croissant de lune) ainsi que le disque solaire derrière elle, renvoient à une iconographie particulière : celle de la Femme de l’Apocalyse (que nous verrons dans 3-3-1 : les origines).
Enfin, ce panneau a été réalisé pour le maître-autel de l’église Santa Maria de Aracoeli, à Rome, ou est née une autre iconographie très spécifique : celle de l’apparition de la Madonne à Auguste (que nous verrons dans 3-2-1 … sur la droite).
Vierge à l’Enfant, saint Ambroise avec un moine franciscain, saint François d’Assise
Bartolomeo Bononi , 1507, Musée du Petit Palais, Avignon (provient de l’église San Francesco de Pavie)
L’idée de surélever la Madonne pour glisser un paysage sous ses pieds n’était à vrai dire pas tout à fait nouvelle : Bononi y avait pensé quatre ans auparavant.
Mais chez lui le paysage joue un rôle anecdotique, permettant surtout de caser sa signature à un emplacement stratégique.
La composition de Raphaël trouve sa nouveauté et sa force d’entraînement dans la condensation de plusieurs iconographies. Elle a aussi pour avantage de renouveler la formule de la Conversation Sacrée en l’inscrivant dans un format vertical.
On ne compte plus dès lors les Madonnes nébuleuses sous lesquelles vont se glisser des saints, des saintes, et parfois un ou plusieurs donateurs.
Titien, 1520, Museo Civico, Ancône
Moretto, 1542,Pinacoteca Tosio Martinengo a Brescia
La surélévation de la Madonne permet de s’affranchir totalement de l’ordre héraldique (déjà bien affaibli à l’époque) et la présence du Saint Patron, qui désigne explicitement l’apparition, rend caduque la convention du visionnaire : on trouvera dès lors des donateurs aussi bien à gauche qu’à droite.
Dans la toile de Titien, la présence de Saint François s’explique par le fait qu’elle était destinée à l’église San Francesco a Alto d’Ancône ; celle de Saint Blaise par le fait qu’il était la Saint Patron de Raguse, ville dont le riche marchand Alvise Gozzi était originaire. La vue de Venise au centre, laisse soupçonner un sens politique (Ancône, Venise et Raguse étant les trois ports principaux sur l’Adriatique [2]). On peut aussi y voir une signature visuelle du plus célèbre des peintres vénitiens, qui rendonde celle du cartel – la toute première de Titien : ALOYXIUS GOTIUS RAGOSINUS / FECIT FIERI / MDXX / TITIANUS CADORINUS PINSIT
Dans la toile de Moretto, le donateur est probablement Giulio Luzzago, qui avait demandé par testament de faire ériger une chapelle en l’honneur de Saint Michel dans l’église franciscaine San Giuseppe de Brescia [3].
Deux donateurs devant la Vierge à l’Enfant et Saint Michel
Giovanni Battista Moroni 1557-60, Virginia Museum of Fine Arts, Richmond
Spectaculaire dans les grands tableaux d’autel, la Madonne dans les nuages trouve aussi son utilité dans les tableaux à usage privé : elle donne ici à l’image une force de frappe dévotionnelle, tout en s’inscrivant dans le style habituel de Moroni, qui privilégie les fonds épurés.
2 Dans un halo
Un halo de lumière est la marque privilégiée du surnaturel : mais il est en général accompagné d’autres signes, comme dans l’iconographie de la Femme de l’Apocalypse. Je n’ai trouvé que quelques rares exemples où, en présence d’un témoin, il est employé seul.
L’Assomption de Marie et Saint Thomas
Maso di Banco 1337-1339, Gemäldegalerie, Berlin
Ici le rayonnement est un signe secondaire, à l’intérieur de la mandorle qui sert d’ascenseur vers le ciel. Le témoin est Saint Thomas, vers qui la Vierge laisse tomber sa ceinture pour lui prouver que son Assomption est réelle, et non pas une pure vision.
Assomption (prédelle du retable de Fano)
Perugin, 1497, Chiesa di Santa Maria Nuova, Fano
Même véhicule dans cette prédelle, dont le format horizontal limite le décollage de la Madonne.
La Vierge en gloire et quatre Saints
Perugin, 1500-01 Pinacothèque nationale, Bologne.
Lorsque le format le permet, la mandorle prend de la hauteur et s’agrémente de nuages, dans cette Conversation Sacrée sans rapport avec l’Assomption.
Vierge de l’Assomption avec saint Giovanni Gualberto, saint Antoine et un donateur
Cosimo Rosselli, 1500-10, Museo di arte sacra Beato Angelico, Vicchio
Cet exemple est le seul que j’ai trouvé dans lequel un donateur et ses saints patrons remplacent les apôtres aux pieds de Marie en Assomption.
Un deuxième cas de rayonnement est celui de la « Madonna del Sole », si rare que je n’en connais qu’un seul exemplaire.
Madonna del Sole
1471 Andrea di Bartolo , Belvedere Ostrense, Ancône
Cette fresque ressemble beaucoup à une Femme de l’Apocalypse, mais il lui manque le croissant de lune. La fresque ayant été déplacée depuis un ancien oratoire, il n’est pas exclu que le croissant ait disparu à cette occasion.
Dans ces exemples, le rayonnement apparaît comme un effet secondaire de la lévitation, Mais il existe un dernier cas qui concerne la Madonne à terre, assise sur un trône ou sur le sol.
Vierge à l’Enfant avec un donateur
Anonyme pisan, 1350-99, église de San Paolo a Ripa d’Arno, Pise
Assise sur un trône devant une mandorle rayonnante, cette Madonne avec donateur est la seule de son espèce.
Livre d’Heures (Flandres), vers 1420, Morgan MS M.76 fol. 195v
Ranuccio d’Arvari , 1410-24, Santuario della Madonna della Salute, Porto di Legnago
Il existe de nombreux exemples de Vierges de l’Humilité avec donateur. Mais lorsqu’elles sont rayonnantes, elles acquièrent également les deux autres attributs de la Femme de l’Apocalypse, étoiles et/ou croissant de lune (voir 3-3-1 : les origines). Ces deux exemples sont les seuls que j’ai trouvés où la « magnification » de la Madonne se limite au rayonnement.
Concluons que le rayonnement, à une époque où les artistes n’ont pas encore acquis la technique du clair-obscur – n’est pas suffisamment tranché pour caractériser, à lui seul, une vision mystique.
3 Dans un cadre
Un cadre à l’intérieur de l’image peut-il signifier une vision ? Voici quelques réponses stimulantes…
Epitaphe de Jakob Udeman van Erkelenz
Meister der heiligen Sippe, 1492, Germanisches Nationalmuseum (Gm32), Nüremberg
Cette épitaphe a le mérite d’illustrer deux niveaux de sacré :
- le Saint patron, Dominique, est une présence bienveillante dans le dos de son protégé , mais il se trouve en dehors du cadre de la vision mystique ;
- le cercle délimite ce que le dévot voit par la force de sa prière (les lunettes posées sur le livre signalent qu’il a cessé de lire et renoncé à regarder) : dans une pièce pavée de marbre, La Vierge intercède pour lui auprès de son Fils, lequel relaie la supplication à son Père.
Cette épitaphe fonctionne comme une incitation à la prière : afin que le passant prie pour le salut du défunt, il lui est offert en échange, dans une lentille mentale qui outrepasse le pouvoir grossissant des verres, un aperçu du Paradis.
Les cadres jointifs
Diptyque de Melun (reconstitution)
Jean Fouquet, 1452-1458
J’ai consacré par ailleurs une étude à ce diptyque, montrant que la Vierge est en fait une apparition en lévitation, face à Etienne Chevalier en prières présenté par son saint patron (voir Le diptyque d’Etienne). La situation est tout à fait comparable à celle de l’épitaphe de Jakob Udeman, sauf que Fouquet utilise comme moyen de séparation, non pas un cadre peint, mais le cadre réel du diptyque.
Maître des Triomphes de Petrarque, 1500-05, Petites Heures d’Anne de Bretagne Gallica BNF NAL 3027, Gallica
La situation est similaire dans cette miniature en bifolium, où les spectateurs, depuis la page gauche, assistent à la lévitation miraculeuse de la Vierge en assomption.
Les manuscrits à bordure creuse
Heures de Marie de Bourgogne
1477, ONL Codex vindobonensis 1857 fol 14v
Une énigme de l’Histoire de l’Art
Cette miniature a été extrêmement étudiée : on a tenté d’identifier les trois personnages (la femme qui prie, la femme et l’homme de part et d’autre de la Vierge) comme étant Marguerite d’York, Marie de Bourgogne et Charles le Téméraire, mais les différentes hypothèses posent des problèmes de datation et reposent sur des indices fragiles (pour une bonne synthèse de l’état de l’art, voir l’étude de Angelika Gross [4], dont je prolonge ici la réflexion).
Une approche formelle
je vais me limiter ici à une approche purement formelle, en replaçant cette extraordinaire miniature dans le contexte du manuscrit (on peut le consulter en ligne [5]).
Remarquons d’abord qu’elle est située entre le calendrier et le récit des Quinze Joies de la Vierge : soit la place où l’on trouve conventionnellement l’image de la donatrice (ou du donateur) en prières devant la Vierge.
Voici la miniature suivante, qui clôt la section des Quinze Joies et ouvre celle des Prières à la Vierge . On voit à gauche l’Annonciation dans un cadre à anse de panier décentré, entouré d’une bordure fleurie dans laquelle on reconnaît, accompagné de quatre oiseaux, le prophète Isaïe tenant sa prophétie « Esse virgo concepiet et pariet ».
La page de droite est la prière « Obsecro te », dont le O est orné d’une décoration florale.
Remarquons qu’on peut appliquer ici la remarque de V.Stoichita à propos du folio 14 :
« La nouveauté du Maître de Marie de Bourgogne réside dans la transformation des marginalia en image picturale et dans l’emboîtement de deux niveaux spatiaux à l’intérieur d’une représentation unique » [6].
Plus précisément, le rapport entre les deux niveaux de représentation est ici celui du prophète avec la réalisation de sa prophétie : soit encore du visionnaire avec ce qu’il voit.
Heures d’Engelbert de Nassau, 1470-90, Bodleian Douce 219 fol. 145v
Stoichita a repéré dans cet autre manuscrit de la même époque la même tendance à creuser la page d’un niveau : les bordures sont ici le lieu d’une nature morte, à l’intérieur de laquelle la miniature se présente comme une image dans l’image.
L’homme en rouge et la double Marie (SCOOP) !
Revenons à notre double page et au problème du miniaturiste : représenter la donatrice (disons Marie de Bourgogne) en prières devant la Vierge, tout en utilisant la nouveauté du creusement en deux niveaux. La solution est à la fois simple et vertigineuse.
Dans la partie « image avec cadre en anse de panier », il représente effectivement Marie, ses suivantes et son petit chien, agenouillée et les mains jointes, en position d’honneur à gauche de la Vierge ; et en face Saint Jean, reconnaissable à sa chevelure blonde, à son manteau rouge et à l’encensoir qu’il agite devant l’autel (comme dans l’imagerie habituelle de l’Apocalypse, voir 3-4-1 : les origines).
Dans la partie « bordure en nature morte », il peint les objets de Marie (son livre, son voile, son collier, deux oeillets sortis du vase, un bijou lui aussi en forme d’oeillets, un coussin de brocard).
Et comme, selon la convention du manuscrit, la partie « bordure »est aussi le lieu de « celui qui voit », il y représente Marie une seconde fois, assise et plongée dans un missel à la page « Obsecro te » (le livre est manifestement différent, afin d’éviter la régression à l’infini).
Représenter une vision (SCOOP !)
La confirmation du fait que le thème de la vision mystique est au coeur de cette section des Prières à la Vierge est fournie par les deux majuscules ornementées qu’on y trouve (les seules de ce type dans tout le manuscrit).
Une disparition en deux temps (SCOOP !)
Les deux autres miniatures pleine page conçues selon le même principe montrent une nature morte, puis une imitation de sculpture avec deux anges portant les instruments de la Passion.
Détail du fol 43v
Autrement dit la donatrice disparaît en deux temps : d’abord elle s’absente de sa fenêtre, posant son coffre à bijou sur le siège, son coussin sur le rebord, et laissant ouvert son missel à la page de la Crucifixion.
Dans un second temps ce sont ses accessoires eux-mêmes qui disparaissent, remplacés par les instruments du Christ.
Si le cadre à l’intérieur d’une image peut servir à illustrer une vision mystique, sa puissance graphique excède de loin cette seule utilisation. Un Livre d’Heures plus récent constitue un véritable florilège des différentes manières d’exploiter cette zone-tampon entre la page et l’image que constitue la bordure.
Livre d’Heures (Bruges), vers 1515, Morgan Library MS M.399
On peut y caser un personnage en prières, comme dans les Heures de Marie de Bourgogne.
Ou bien des objets personnels, par exemple trois rosaires, qui font écho aux cordes et aux fouets de la Flagellation. Noter combien le cadre est devenu ici une limite purement fictive, puisque l’un des rosaires s’y enroule en perçant le plan de l’image dans l’image.
De manière très novatrice, on peut aussi utiliser le cadre pour créer une métaphore entre les colonnes du Temple et les troncs de la forêt, qui anticipe bien des considérations ultérieures [7].
Enfin, on peut s’en servir pour ouvrir deux points de vue, dans l’espace ou dans le temps.