C'est l'heure des canapés, profonds (en écoutant, pour que le système nerveux vive sa vie à plein, le " conducteur " William Christie). Lisant, quelque chose de chaud et conciliant se produit dans son corps. Quelque chose comme la fonte (nulle hache kafkaïenne ici) d'une glace très ancienne, pour reprendre la formulation de Stéphane Bouquet.
Olivier Barbarant déploie une poésie qui est poé kharis *.
" Un vitrail " (p. 65)
Au moment de mourir quels seraient les instants
Que j'aurais à revoir ? une grange d'enfance
gorgée de mirabelles ; le premier baiser
et le retour vers la maison, quand je volais
dans l'avenue, le front vraiment heurtant la nuit ;
un nu trois fois taché de noir, lisse et fourchu comme
une branche
d'arbre couchée dans la neige des draps ;
des bouquets d'yeux sans doute, chavirés de plaisir ;
les boucles de Bérénice sur fond de divan vert ;
des chats couchés en rond, sans que leur nombre
fasse perdre le prix d'aucun - ainsi des corps aimés,
du lever du soleil au premier jour d'été
que par tradition mes parents allaient voir, le museau
d'un renard
jailli ce matin-là dans le rideau des blés
comme le masque d'un acteur jaugeant furtivement
son public...
Maigre récolte : des lumières, des épaules et des regards,
à peine un film de vacances, de la musique et quelques
mots,
des vers de Racine, " je dépasserai
ma gorge et mon chant " ; un peu de sable
et quelques flammes ; la peau laiteuse d'une rivière
qu'un plongeon disperse, et d'où jaillit
toute une vie : des gouttes d'eau, un peu de perle.
" Sonnet au cerceau " (p. 119)
J'ai toujours aimé les choses graciles
Les crépons et les rubans
Le feu des mûres sous les ronces
Toutes les miettes d'une enfance
Restent aux lèvres et dans les mots
Quand jetant du sucre ma mère
Faisait de la neige en riant
La vie aura beau faire et dire
Malgré le malheur qu'elle inspire
Je cherche ce qui la dément
Je me jette à ce qui brille
Je bondis sur des soleils
Et quand je n'en trouve pas
J'en dessine avec mon sang.
Mû par une " plénitude sensorielle qui se communique au langage ", Olivier Barbarant fait " du monde terrestre le seul lieu possible de toute expérience céleste ", ainsi que le note Jean-Baptiste Para dans sa belle préface de Odes dérisoires et autres poèmes (Poésie/Gallimard, 2016). Est frère du poète Jeremy Prokosch dans Le Mépris de Godard, tel que reconnu par Stéphane Bouquet en l'un de ses recueils : " [Jeremy Prokosch] dit au fond qu'il prend le parti des dieux plantés dans le jardin, le parti païen de la présence du monde réel, de la lumière réelle, de la respiration des choses. [...] Au fond, la lutte, le combat, c'est : soit la lumière comme là-bas intelligible, et il faut pour y atteindre traverser un enfer ou un autre ; soit la lumière comme expérience réelle du monde dès ici, dès maintenant, la lumière comme rencontre ininterrompue. "
Olivier Barbarant " choisit le monde ici bien sûr, le baiser actuel ". Choisir le " monde ici ", c'est, en faisant en sorte que nos vies soient du bon côté de la peau, en rêvant continument " d'une intensité d'être où tout aurait la consistance d'un fruit, où tout serait saveur et pulpe " (Jean-Baptiste Para), c'est reconnaître (avec, tout à la fois, aragonienne solennité et conscience brûlante du dérisoire) la puissance de la douceur, c'est reconnaître la manière suivant laquelle la douceur " invente un présent élargi " (on dit prodiguer de la douceur, la reconnaître, la délivrer, la recueillir, l'espérer).
Comment être saisi par la douceur, qui est l'occasion d'une fête sensible ? " Le tact et le tactile, le toucher, le goût, les parfums, les sons en ouvrent l'accès ", reconnaît Anne Dufourmantelle (il faut relire Temps mort, journal imprécis, 1986-1998 - Champ Vallon, collection Recueil, 1999 - dans ce sens). Comment saisir la douceur qui nous saisit ? Par le poème, nous murmure Olivier Barbarant ; ou par une prose qui soit poème, qui soit tout à la fois, non pas ballet de reflets atténués et sous-bois, mais ruisseau et son ornement, lequel ne tient pas tant à l'irisation qu'à la ciselure finement opérée, par le poète, sur le métal de l'eau (il y a du Patrick Mauriès, jusque dans le haut goût pour l'artifice, chez Olivier Barbarant). Par un poème qui soit tout à la fois souffle, vitalité et épuisement du souffle, monde (humain, si humain, jamais trop) qui l'entoure et dans lequel il se perd, se diffracte, se répand, s'autorise à être pleinement, - et éclats, éternels et fugaces comme l'est tout instant vrai. Vrai ? L'on veut dire tout instant vraiment - c'est-à-dire réellement - vécu : étreint, grâce à l'étreinte (il faut, après avoir relu les premiers livres d'Olivier Barbarant, revoir Plaire, aimer et courir vite de Christophe Honoré) ; grâce aussi à cet apparent effort fait d'entier lâcher prise qu'est la contemplation. La contemplation : le fait de recevoir, et de s'affirmer ipséité dans la dissolution même par quoi, recevant, l'on est, l'on se découvre peuplé. Et ce pour le à jamais d'une vie - parce que vie - brève. Oui, avec délice, se " délivr[er] de soi-même, trouv[er] dans sa dispersion une forme d'accord avec le monde " ( Je ne suis pas Victor Hugo, Champ Vallon, 2007).
* En grec, kharis signifie " grâce, faveur gratuite, bienveillance ", mais aussi " reconnaissance, gratitude " : le terme s'applique indistinctement à la faveur accordée et reçue. On retrouve la même caractéristique dans gratia en latin et dans sa racine indo-européenne * gher- qui signifie le plaisir, inséparablement celui que l'on donne et celui que l'on reçoit (cf. Claude Romano, Être soi-même, Gallimard, 2019 et Claude Moussy, Gratia et sa famille, PUF, 1966).
Matthieu Gosztola
Olivier Barbarant, Un grand instant, Champ Vallon, collection Recueil, 2019, 131 pages, 16€.