Démocratie directe: quelles limites pour la majorité?, une soirée-débat, à Lausanne

Publié le 07 juin 2019 par Francisrichard @francisrichard

Hier soir, avait lieu à l'Hôtel de la Paix, à Lausanne, avenue Benjamin Constant 5 (ce n'est pas fortuit), une soirée-débat sur le thème: Démocratie directe: quelles limites pour la majorité?

Cette soirée-débat était organisée par l'Institut Libéral, le Cercle Démocratique de Lausanne et le Cercle des Libertés, avec deux intervenants: Oliver Meuwly, historien, et Pierre Bessard, économiste, membre du conseil de fondation et directeur de l'Institut libéral.

Olivier Meuwly

Olivier Meuwly intervient sur le thème: L'avantage d'un outil efficace de gestion des conflits.

La démocratie directe est en effet un moyen de résolution des conflits. Elle n'est pas tombée du ciel; elle est apparue progressivement en se basant sur:

- la Landsgemeinde qui réunissait toute la population d'une commune ou d'un canton pour résoudre les problèmes collectifs (c'est encore le cas dans deux cantons, Appenzell Rhodes Intérieures et Glaris)

- les coopératives d'alpage

- l'esprit de milice, qui est un engagement individuel pour la collectivité.

C'est à partir de ces fondements que des conflits ont pu être résolus au XIVe siècle, ou au moment des guerres de religion, ou de la Guerre des paysans de 1653.

La démocratie directe a permis à l'époque d'éviter que les Habsbourg ou les Savoie ne fassent main basse sur les cantons helvétiques, qui se caractérisaient par l'absence:

- d'armée permanente

- de cour

- d'aristocratie.

Les Lumières ont renforcé cette tendance.

Il y a alors deux conceptions de la liberté:

- les libertés anciennes, en particulier avec l'autonomie locale

- les libertés individuelles, apport de la Révolution.

C'est après le traumatisme de la Terreur que le mouvement libéral émerge.

A l'instar de l'abbé Siéyès, l'idée libérale est celle de la démocratie représentative. La liberté est assurée par:

- des dirigeants élus

- une séparation des pouvoirs.

L'autre vision de la liberté est celle de Condorcet, la démocratie directe, qui va être mise en oeuvre par les radicaux, en plusieurs étapes:

- le référendum constitutionnel obligatoire en 1848 (l'État fédéral reste faible)

- le référendum législatif facultatif en 1874 (le pouvoir des cantons diminue et, en échange, il y a un renforcement de celui du peuple)

- l'initiative constitutionnelle en 1891 (au moment où conservateurs et radicaux se partagent le pouvoir).

Ce système renforce les partis minoritaires (le quorum pour avoir des élus est faible) si bien qu'il n'y a pas en Suisse de parti dominant. Les partis y sont les agents de négociation entre les groupes sociaux.

Ce système a été une garantie de stabilité entre les deux guerres mondiales. Olivier Meuwly donne pour exemple La paix du travail conclue en 1937.

Après 1970, la démocratie directe a été redécouverte et s'est traduite par une explosion du nombre des votations. Olivier Meuwly pense que c'est une bonne chose, parce qu'ainsi il n'y a pas de travail d'éviction des problèmes, fussent-ils en apparence mineurs.

Olivier Meuwly n'est donc pas favorable à leur limitation par le nombre de signatures requises, du moins tant que les outils numériques ne seront pas autorisés.

Pierre Bessard

Pierre Bessard intervient sur le thème: Le rôle de la culture politique et du non-centralisme.

Pierre Bessard rappelle qu'en démocratie il est facile d'être minorisé parce qu'une voix est noyée parmi tant d'autres... C'est pourquoi la démocratie devrait être limitée aux décisions ayant un caractère réellement collectif.

Dans la sphère privée, la démocratie est une forme douce du communisme, tandis que le marché lui est une vraie démocratie, où chacun fait ses choix et est maître de son vote.

Sur une plaque, située sur la promenade Derrière-Bourg, à Lausanne, est transcrite une citation de Benjamin Constant qui illustre bien ce dilemme entre individu et collectivité, entre liberté individuelle et liberté politique:

Par liberté j'entends le triomphe de l'individualité tant sur l'autorité qui voudrait gouverner par le despotisme que sur les masses qui réclament le droit d'asservir la minorité à la majorité. Le despotisme n'a aucun droit.

Le paradoxe est que la démocratie directe présente des avantages indéniables:

- elle est facteur de stabilité sociale

- elle est politique des citoyens pour les citoyens

- elle est contraire à l'activisme législatif, aux dépenses publiques et aux impôts

- elle résout les conflits par la règle de la majorité, qui n'est pas parfaite mais bien utile dans une société pluraliste.

Le peuple n'est d'ailleurs pas à l'origine de cet instrument qui s'est affiné au XIXe siècle, comme l'a rappelé Olivier Meuwly.

C'est le produit d'une élite favorable à la liberté individuelle et à la liberté économique: elle a obtenu que l'État soit limité et que le droit de veto des cantons empêche de collectiviser.

Cette élite a promu l'éthique de la responsabilité (étroitement liée au protestantisme), défendu le respect des droits de propriété et celui de la création de richesses, donnant une conscience économique à la population.

Cela dit, la volonté populaire est un mythe: les décisions prises par les citoyens le sont par des minorités de citoyens, qui, par exemple, ont refusé l'élection populaire du gouvernement en 2013, les initiatives sur l'autodétermination en 2018 ou sur la mise en oeuvre en 2016, ou encore sur la parole au peuple en 2012.

Le non-centralisme présente lui aussi des avantages:

- par la concurrence et l'autonomie politique, il limite les réglementations et la fiscalité, favorise les innovations

- par la mise en parallèle des décisions, il limite la dictature de la majorité et rend responsable

- il facilite le vote par les pieds, qui est plus efficace que le vote par les urnes

- il permet de comparer et conduit à de meilleures pratiques.

Le problème est qu'aujourd'hui 90% des initiatives visent à plus d'intervention de l'État et que la centralisation gagne du terrain, comme dans le cas du vote de l'initiative sur les résidences secondaires

L'inflation des initiatives est un autre problème: il suffit de réunir les signatures de 1,8% des votants (au lieu de 7,6% en 1891) pour qu'une initiative soit soumise au vote des citoyens: il y a actuellement 30 initiatives en suspens...

Comme il est difficile de diminuer l'État ou de réformer l'État-providence par initiative, il faut au moins combattre toutes les initiatives illibérales. 

Pierre Bessard est donc favorable à l'augmentation du nombre de signatures requises pour une initiative afin que le Parlement consacre plus de temps et d'énergie à d'autres sujets tels que recalibrer l'État central, conformément au principe de subsidiarité, en commençant, par exemple, par supprimer l'IFD, l'Impôt fédéral direct, qui avait été créé en 1915 pour financer l'effort de guerre...

Pierre Bessard pense enfin qu'il faudrait, dans le débat public, employer moins d'arguments utilitaires et davantage d'arguments moraux.

Francis Richard

Pierre Bessard et Olivier Meuwly