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le traité des trois imposteurs

Par Jmlire

le traité des trois imposteursBoualem Sansal, 16ème festival international de littérature de Berlin le 7 septembre 2016, Christoph Rieger

" L'histoire est celle d'un opuscule qui serait apparu à une époque indéterminée entre le XIe et XIIe siècle, que personne n'a jamais vu, dont l'auteur est à ce jour resté inconnu. C'est déjà très étrange. Ah, il y a encore ceci, on ne connaît pas le contenu du livre, ni dans quelle langue il est écrit, on ne sait rien de rien. C'est dur pour des gens comme nous qui fonctionnons sur des réalités immédiates pouvant êtres pesées, soupesées, disséquées, senties, goûtées, discutées. Ah, encore une lacune, nous ne connaissons pas le titre du livre. Ce serait pareil si on parlait du vide, nous n'aurions rien à dire, avouer nos infirmités tout au plus. En fait nous dirions beaucoup, et avec passion, car en l'occurrence il s'est trouvé quelqu'un, resté anonyme lui aussi, qui a révélé, à on ne sait qui, on ne sait quand, que l'ouvrage avait eu un titre et quel titre : Tractatus de tribus impostoribus : Moyses, Iesus Christus, Mahometus, en langage moderne, L e traité des trois imposteurs : Moïse, Jésus-Christ, Mahomet.

On comprend les dérobades accumulées tous ces siècles. En ces temps où l'Église et la Mosquée martyrisaient les peuples par le fer, le feu et le Saint-Esprit, l'affaire prit des proportions planétaires et mit en alerte rouge tous les rois de la chrétienté, tous les sultans de l'islam, tous les rabbins dispersés de par le monde jusqu'au Sanhédrin en sa sainte ville, la très convoitée Yerushaláyim, Jérusalem pour les chrétiens, El Qods pour les musulmans. Les hérétiques et les apostats n'en menaient pas large, trois religions du Dieu unique qui tempêtent en même temps, c'est tout le malheur du monde à la puissance neuf qui s'abat sur les innocents...

L'affaire arriva chez le roi qui ordonna : " Je veux ce livre ! " Les barons agirent de même, partout en Europe. Puis ce furent des éditeurs, des libraires, des collectionneurs, des philosophes, des aventuriers, pour leur compte ou celui de leurs mandants. Et de là par effet cinétique, l'Europe entière en état de choc s'est trouvée huit siècles d'affilée prise dans le tourbillon du mystère. Chercher le De tribus impostoribus ou chercher le Graal, c'est pareil, l'effort est vain mais combien exaltant...

Le fait que ce livre ait disparu des radars de notre époque ne veut pas dire que le dossier est clos, n'y croyez pas, l'eau ne dort jamais qu'en surface...

L'Inquisition a travaillé d'arrache-pied, elle voulait un coupable et des complices, on lui en présentait tous les jours. Les encycliques se suivaient pressantes et coléreuses : "Invenietis sepens venenum exspuit ejus in domini nostri, " Chercher le serpent est un réflexe vieux comme le monde...

Cette incroyable chronique autour d'un livre n'a pas duré que quelques mois, quelques années au plus, mais huit siècles entiers, et du Moyen Âge jusqu'à la Renaissance les journées étaient longues. Quel livre a fait mieux en matière de durée et de folie ?

À force d'imaginer les thèses que le mystérieux auteur aurait pu développer pour démontrer la fraude de Moïse, Jésus et Mahomet, les chercheurs ont en quelque sorte écrit le traité à sa place et, ce faisant, ils ont de manière incidente mis en évidence le mécanisme nodal qui fait l'imposture et l'imposteur, c'est la tendance naturelle de l'homme à croire à ce qui n'est pas crédible et celle du croyant qu'il devient à s'enfermer dans ses certitudes et à s'interdire par tous les moyens d'en sortir. Si le complot n'existe pas, on l'invente et on l'avale comme le poisson avale l'hameçon. Cette autocastration, souvent suivie de jeûnes hallucinatoires, le transforme en fou furieux et le pousse à se jeter sur le passant pour le subvertir ou l'occire. S'il en attrape beaucoup, il sera un grand fidèle et sa religion gagnera en force et en rayonnement. Le traité de la bêtise humaine face aux divines propositions de Moïse, Jésus et Mahomet eût été un titre approprié, et œcuménique à souhait.

De nos jours, alors que la richesse du monde ne cesse de croître, en même temps que le nombre de miséreux, nous sommes tenus de ménager tous les croyants, y compris ceux qui croient en n'importe quoi. Ceux qui ne croient en rien n'ont pas d'autre issue que de se mettre à croire en quelque chose, n'importe quoi, pour obtenir attention et respect ; et de la sorte, quand chaque homme de cette planète sera un croyant confirmé, le chapitre de la pensée et des jeux de l'esprit libre sera clos. Pas d'innovation, pas d'antagonisme, pas de sédition...

Boualem Sansal : extrait de " Le train d'Erlingen, ou la métamorphose de Dieu" Gallimard, 2018

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