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(Note de lecture), Gérard Pfister, Ce qui n'a pas de nom, par Marc Wetzel

Par Florence Trocmé

Gérard Pfister  ce qui n'a pas de nomLe titre du recueil vient, annonce-t-il (p. 374), d'une « mauvaise pensée » de Valéry, qui dit, en effet, parfaitement le problème – même si la solution vient résolument d'ailleurs !
« La plupart ignore ce qui n'a pas de nom ; et la plupart croit à l'existence de tout ce qui a un nom » (1942)
En mille strophes de quatre vers (oui, mille, comme dix fois de suite à chaque fois cent), et assumant aussitôt le double paradoxe (un livre si rigoureusement construit pour disqualifier les formes, écrit en quatre mille vers pour déprécier les mots !), l'ouvrage célèbre la lumineuse et silencieuse présence de ce qui n'a pas de nom :
D'abord, un double constat :
« Les mots
ne disent rien du miel
les formes
ne savent rien de l'abeille
 » (strophe 27)
 « Les mots
ont grandi en silos
l'engrenage des formes
nous a broyés 
» (strophe 299)
Ensuite, une méthode (obtenir des mots et des formes ce que notre détachement d'eux en fécondera) :
« Mots vidés
du semblant d'être
redevenus
simples vibrations du souffle
Formes vidées
du semblant d'être
redevenues
pures vibrations de l'espace
 » (strophes 66 et 67)
Enfin, une orientation :
« Comme seul est à peindre
ce qui n'a pas de forme
à écrire
ce qui n'a pas de nom
 »  (strophe 891)  
Car ce qui n'a pas de nom n'est pas rien, puisqu'il a des effets (l'infini – dans la chatoyante apparition des couleurs, des vibrations et des valeurs – est hyperactif, et la beauté est sa preuve d'accès), puisqu'on peut en faire quelque chose (l'innommé, on peut l'affiner, on peut le chanter, on peut y consentir, on peut l'habiter), puisque ses analogues réels sont nos alliés, disponibles et rassemblables (le silence, la lumière, l'enfance …)
« L'enfance
n'est pas un âge
mais la lumière
d'avant les mots
 » (strophe 693)
Qu'importe si toute apparition se périme (les mêmes genoux d'une Madone accueillent le nourrisson et le Fils crucifié), si tout chatoiement se dissout (la sensibilité ne détecte l'infime qu'à s'évader et se perdre en lui), si le pur présent a le « regard aveugle » (ce qui donne de voir voit par - et non pour – nous), puisque le devenir ne continue que par le changement inlassable de tout ce qui est. Gérard Pfister souligne l'ignare caprice de durer des êtres : la permanence – et le nom est justement le mot fait pour l'assumer ! - dit-il abruptement, c'est l'exil, c'est la guerre ! Et la fatigue (l'effort tirant sa révérence) à l'inverse est la paix, l'onction de présence suffisante ! :
« Nous sommes
du pays de notre enfance
une vie qui ne serait que durer
serait un perpétuel exil
Une vie
qui ne serait que durer
serait interminable guerre
contre le temps contre le monde
Nous sommes
du pays de notre enfance
il n'est pas d'instant pour nous
qui ne soit une naissance 
»  (strophes 644-646)
« Ainsi la fatigue
est une grâce aussi
qui nous apprend
à rentrer au port
 » (strophe 652)
C'est un livre de pure poésie, qui s'interdit toute thèse – mais l'idée qui fonde toutes les conversions à la présence chantées ici est parfaitement claire : une fois exclusivement visées la croissance, l'éclosion, la relance indéfinie dans le tissu du monde, un usage des mots peut advenir qui ne blesserait ni n'enfermerait ni ne mutilerait plus celles-là (169-170). Que chacun, pour le saisir, s'exerce par exemple ainsi : l'omniprésence énigmatique de l'apparaître est à son sommet quand l'homme se sait lui-même apparition d'il ne sait quoi (457) ; quand il en devine l'indestructibilité par l'indépassabilité de ses ingrédients (le hasard que personne n'arrête, la lumière qu'aucun n'annule, le temps que nul ne déracine … 459) ; qu'il comprend qu'aucun arrière-pays n'a moyen de survenir, ni titre à subsister, là où le tout est pur « suspens », « monde flottant, « danse d'une flamme » et « aubes d'ici » (782-787) - nous n'entendions jamais entre les parois que l'écho de notre refus d'avancer en elles ! Et, montre ce beau livre, ce qui n'a pas de nom devrait, non égarer et troubler, mais en quelque sorte fournir joie et inspirer confiance – car il est exclu, par principe, qu'il se grave complaisamment sur dalles ou écorces, qu'une diablerie puisse le formuler en elle contre nous, qu'une fâcheuse grandiloquence songe à l'épeler, ou même qu'il lui arrive d'être moqué ou trahi (au sens où Rousseau disait plaisamment : « Sitôt que j'eus un nom, je n'eus plus d'amis »). Mais cela veut dire aussi que nous sommes (seuls, et pleinement) responsables de la qualité d'attention de la vie à sa source informulée. L'exigence (d'une sorte de résonance méritoire, de réponse empathique à la chance d'être apparu en ce monde) est sans appel :
« Nous l'aurons eue sous les yeux
l'irrécusable gloire

saurons-nous d'autres jours
en garder le souvenir
La saveur de ce présent
l'aurons-nous assez goûtée
pour être digne
à jamais d'y demeurer 
» (strophes 976-977)
C'est un auteur, on le sait, étonnant (dadaïste eckhartien, polyglotte de l'ineffable, à la fois très ami et très peu admirateur du genre humain, qui ferait comme relire les Présocratiques et Épicure par Pyrrhon, ou revisionner Titien, Corot et Monet par Bill Viola), mais cet ouvrage, compact et pourtant d'une seule venue, étonne plus encore : livre magistral et généreux (parce qu'il partage à mesure la maîtrise qu'il conquiert), ambitieux et sobre (comme quelqu'un qui, savourant tout, ne s'enivre que du présent), grandiose et humble (car sa célébration même de l'apparence se revendique pleinement d'elle !) : une « somme », oui, vraiment, mais d'un esprit qui ne compte justement plus ses jours, mais ceux, oublieux d'eux-mêmes, de la familière Immensité (pas de naissance sans don, pas de don sans disparition) :
« Pas d'autre éternité
que ce présent

que d'instant en instant
la nature se fait d'elle à elle-même 
»  (strophe 357)
Marc Wetzel

Gérard Pfister, Ce qui n’a pas de nom, Coll. Les Cahiers d'Arfuyen, Arfuyen, 2019, 384 p., 19,5 €
D’autres extraits de ce livre dans Poezibao


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