Prier devant une statue
Dans cette situation, la convention quasi-systématique, aux XIIIème et XIVème siècles, est que la statue se situe à droite.
L’histoire de Théophile
L’histoire du prêtre Théophile est incluse dans l’Office de la Vierge à partir du XIème siècle et figure dans de nombreux psautiers. L’Apocalyse de Lambeth la traite en six images, particulièrement intéressantes car elles constituent un véritable florilège du geste du don.
f46r
Histoire de Théophile
1252-67 Apocalypse de Lambeth, Lambeth Library MS 209
- 1 Le diable donne une bourse au prêtre Théophile ;
- 2 En retour, Théophile vend son âme au diable : le démon à droite rédige l’acte, que Théophile rend au Diable après l’avoir scellé.
- 3 Se repentant, Théophile prie une statue de la Vierge : celle-ci s’anime soudain et lève la main pour signifier qu’elle accepte sa pénitence ;
- 4 Marie intercède auprès de Jésus pour qu’il intervienne auprès du Diable ;
- 5 Jésus reprend l’acte de vente au Diable ;
- 6 Marie le rend à Théophile, en train de prier devant l’autel vide.
La séquence d’ensemble est redoutablement logique :
- deux objets sont échangés : la bourse et l’acte de vente ;
- que ce soit pour donner ou pour reprendre, celui qui fait l’action est toujours à gauche ;
- trois « autorités » de rang hiérarchique croissant occupent un trône : le Diable, Marie et Jésus ;
- la scène 5, en inversant la scène 3, montre que le Diable n’était qu’un seigneur contrefait : il se trouve en réalité tout en bas de l’échelle, dans la gueule de l’Enfer.
La Vierge à l’Enfant avec la donatrice Eleanor de Quincy, f 48
1252-67, Apocalypse de Lambeth, MS 209
Dans la page de dédicace un peu plus loin dans le texte, les conventions du manuscrit permettent de comprendre, par la position de la donatrice à droite, ce qu’elle ne fait pas :
- elle ne donne pas son livre à la Madonne, comme on le voit souvent dans les dédicaces d »Evangéliaires offerts par des ecclésiastiques (voir 2-3 Représenter un don) ;
- elle n’assiste pas au miracle d’une statue qui bouge, malgré la taille géante de la Vierge ;
- elle ne voit pas non plus d’une apparition de la Madonne, selon les conventions de la vision mystique (voir 3-1 L’apparition à un dévôt)
C’est le geste subtil de la Vierge qui nous donne l’explication : elle montre un oiseau qui crie à l’Enfant , et celui-ci effrayé se blottit autour ce son cou. La signification de l’oiseau est bien connue : la préfiguration de la Passion (à cause du bec qui pique et du chardonneret qui se réfugie dans les épines de la couronne). Ce pourquoi le visage de sa mère est si triste.
De même que l’Enfant tient entre ses bras sa Mère, qui sait déjà,
de même Eleanor de Quincy tient entre ses mains le livre, qui dit tout.
Lorsque la Vierge à l’enfant est clairement une statue, la question de la préséance héraldique ne se pose pas : l’enlumineur respecte alors le sens de la lecture et positionne à gauche le suppliant, que ce soit Théophile ou un donateur.
L’identité de cette donatrice pose question : les armes qui décorent son manteau seraient soient un mélange des armes paternelles et maritales de Yolande de Soissons, soit celles de sa belle-mère. Quoiqu’il en soit, même si la héraldique des femmes du XIIIeme siècle nous échappe en partie, l’important est, comme le remarque Alexa Sand , qu’elle n’avait aucune ambiguïté pour les lecteurs de l’époque : l’image porte donc une forte revendication d’individualité, du blason maintes fois répété jusqu’au petit chien de compagnie.
« En déplaçant la donatrice, depuis la marge, vers l’espace privilégié de la miniature pleine page, le portrait repousse dans l’espace visuellement subsidiaire de l’initiale ornée, dans la page d’en face, un des sujets que les lecteurs des Livres d’Heures du XIIIème siècle s’attendaient à trouver à l’ouverture des Heures de la Vierge : l‘Annonciation… Dans une rupture graphique encore plus profonde, un autre sujet habituel pour les Matines de la Vierge, la Madonne en majesté avec l’Enfant, apparaît sous forme d’image à l’intérieur de l’image, dans la statue posée sur l’autel. Ainsi la substitution des sujets habituels par le portrait de la donatrice est ici soulignée une seconde fois, par la réapparition de ces sujets à des emplacements secondaires. » ([1] p 180 et SS)
Histoire de Théophile
1330-40, Décrétales de Grégoire IX avec glose marginale de Bernard de Parme (SmithfieldDecretals). Sud de la France, British Library, ms. Royal 10 E IV
Dans cette autre manière de raconter l’histoire de Théophile, l’enlumineur se concentre sur la scène où il se trouve devant la statue de la Vierge : il prie, il s’endort, et il se réveille une fois que la Vierge a puni le démon (ici le Christ n’intervient pas). Du coup sa position reste toujours à gauche, y compris dans la scène terminale où la Vierge lui rend le parchemin, seule scène d’ailleurs qui montre l’objet échangé.
L’illustrateur s’est ici conformé aux positions traditionnelles de la prière devant la statue, et du don.
Histoire de Théophile et Histoire de l’abbesse
1325-50, Livre d’Heures à l’usage de Sarum (Neville of Hornby Hours), British Library Egerton MS 2781
Dans ce livre d’heure, l’illustrateur a condensé l’histoire de Théophile en deux images face à face, de manière à la mettre en parallèle, sur les deux pages suivantes, avec une autre histoire d’ecclésiastique déviant et de statue qui s’anime. Il s’agit en l’occurrence d’un abbesse luxurieuse qui, se retrouvant enceinte, pria la Vierge de lui venir en aide : pendant son sommeil, la Vierge récupéra le bébé et le donna à un ange ; dans la la dernière image, on voit l’ange confiant le bébé à l’ancêtre de l’Assistance Publique : un ermite.
Dans les deux scènes particulièrement condensées de prière devant la statue, l’artiste a utilisé une composition en trois temps, à lire dans le sens inverse des aiguilles d’une montre :
- 1 en bas, le suppliant s’endort ;
- 2 en haut à droite, la Vierge de pierre s’anime, l’enfant Jésus se contorsionne ;
- 3 à gauche, la Vierge vivante prend le problème en main, ramenant le parchemin ou emportant le bébé.
Comme le remarque avec pertinence Kathryn A. Smith, en montrant l‘efficacité d’une image qui s’anime lorsqu’on la prie, le livre fait en somme sa propre autopromotion :
« La Vierge réelle et son image sculptée se montrent comme interagissant et collaborant en faveur du suppliant, un détail qui a dû augmenter l’impression de puissance et d’efficacité du fait de prier devant une image » ([2], p 224).
Pénitence, dévotion, vision mystique
Manuscrit français, vers 1300, British Library Yates Thompson 11 f. 29
Une BD
Ces quatre images sont en général lues en séquence, comme une BD illustrant le processus qui conduit la dominicaine de la pénitence (en haut à gauche) puis à la méditation devant une statue (en haut à droite), puis à la vision mystique du Christ, puis à celle de la Trinité (Lars R. Jones, [3], p 38)
Deux registres
Cette lecture laisse de côté des détails de l’image qui militent plutôt en faveur d’une lecture en deux registres, nettement plus profonde.
Remarquons d’abord que les scènes du registre supérieur se passent dans un église, comme le montre le clocher au milieu (avec deux cloches et deux cordes), tandis que les deux scènes du registre inférieur se passent dans une « crypte » (comme le montre la colonne centrale). Remarquons ensuite que les deux scènes de droite ont des architectures analogues (colonne centrale, symboles en haut du soleil et de la lune). Remarquons enfin que les trois autels ont des décorations différentes, ce qui semble contredire l’idée que les visions mystiques du bas succéderaient, dans le même lieu, à la contemplation physique de la statue.
Comme le remarque Lars R. Jones, les arcades trilobées du haut matérialisent la séparation entre le lieu de la nonne et un espace plus sacré (le trône de l’abbesse ou l’autel) ; tandis que les arcades du bas s’imbriquent pour montrer la fusion entre l’humain et le sacré.
Le dessous d’une scène (SCOOP !)
D’où la lecture simple que je propose : le registre inférieur nous montre le « dessous » des choses, autrement dit ce qui se passe dans l’esprit de la nonne au moment de la pénitence, puis de la contemplation de la statue.
A gauche, la nonne se confesse à l’abbesse, qui lui transmet le pardon du Christ (la main bénissante sortant du chrisme). Le texte explique « Si tu veux effacer tes péchés, dis le Miserere (Si vis delere tua crimina , dic miserere) ».
Simultanément (image du bas), la nonne « voit » que ce pardon a été rendu possible par les souffrances du Christ, dont la Croix revivifie l’arbre du Paradis perdu. « Regarde ce que j’ai supporté pour que le peuple vive (Pro vita populi, respice quanta tuli) »
A droite, la nonne médite jour et nuit devant la statue du Couronnement de la Vierge ; soudain un ange sort du ciel pour l’éclairer (il apporte une bougie). Simultanément, elle voit la Trinité lui apparaître, dans un moment d’éternité où le jour et la nuit se confondent. « Père, Verbe et Saint Esprit, les trois sont une seule chose (Pater verbum spiritus sanctus hiis tres unum sunt) ».
Madonna Kłodzko (ou Glatzer)
Maître bohémien, avant 1350, Gemäldegalerie, Berlin [4]
Ce panneau foisonnant recèle plusieurs détails iconographiques intéressants, et cache une passionnante histoire (je me réfère ci-dessous à l’interprétation de Robert Suckale [5]) .
Des références mariales
Selon cet auteur, le panneau contient de nombreuses allusions à des prières mariales, en particulier au Prières versifiées de Konrad von Haimburg :
- l’étoile gravée dans le fond d’or (tout en haut, à gauche du fleuron central) rappelle l’« Etoile de la Mer (stella maris) » ;
- la clé de voûte rappelle le « Lys dans la vallée (lilium vallis) » ;
- les portes ouvertes par les deux anges porteurs d’encensoir rappelle la « Bienheureuse porte du ciel (felix caeli porta) » ;
- l’édicule en forme d’église, au dessus du trône, rappelle le « Temple de la Sainte Trinité (templum sanctae trinitatis) » ou bien le « Tabernacle du Christ (Christi tabernaculum) ».
Le trône de Salomon
La forme arrondie du dossier, son placage ostensiblement en bois précieux (cèdre du Liban) et ses deux lions (au lieu de douze) font référence au trône de Salomon tel que décrit dans l’Ancien Testament (Rois, 10).
Une icône dans le tableau
Graphiquement, le contour du dossier délimite un cadre interne autour de la Vierge et de l’Enfant, qui en fait une sorte d‘icône byzantinisante :
- le motif particulier qui le décore (des sortes de pierreries en bois) montre que cette référence à un cadre orné est délibérée ;
- le rotulus que l’enfant tient dans sa main droite est typiquement byzantin.
A l’intérieur de la partie « icône », les deux objets que tient Marie, le sceptre et le globe surmonté d’une croix, la désignent comme « Reine du monde (domina mundi) ». En revanche, les deux objets qui « traversent » ce cadre, la couronne et le second globe, sont apportés par des anges et la désignent comme « Reine des Cieux (regina coelorum) ».
L‘ange de gauche, quand à lui, désigne à la Vierge le donateur, situé juste en dessous.
Un (futur) archevêque
Il s’agit d’Ernst von Pardubitz, premier archevêque de Prague, commanditaire de ce panneau pour le monastère augustinien qu’il avait fondé à Glatz, sa ville natale.
Il a déposé sur les marches sa tiare, sa crosse et ses gants, avec l’anneau épiscopal, mais gardé autour du cou le pallium orné de croix noires qui caractérise les archevêques. Autre attribut des archevêques, la croix patriarcale étrangement plantée devant lui (et non déposée sur la marche comme le autres insignes liturgiques). Selon Robert Suckale, elle aurait été rajoutée ultérieurement, après sa nomination comme archevêque, ce qui daterait le panneau d’avant 1343 (le pallium pouvait aussi être portés par des évêques exempts, dépendant directement de Rome).
Un souvenir d’enfance
Peu avant sa mort, Ernst von Pardubitz a raconté une vision qu’il avait eu étant enfant, dans l’église paroissiale de Glatz. La statue en pierre du maître-autel s’était subitement animée et le visage de la Vierge s’était détourné de lui, ce qui l’avait laissé comme foudroyé :
« Tandis que je regardais tout cela, triste et plein d’amertume, je commençais à prier dans mon coeur la Vierge bénie de me faire la grâce de me pardonner et de tourner à nouveau la face vers moi. Tandis que je priais ainsi, triste et anxieux, je regardai l’enfant, qu’elle tenait sur son sein entre ses bras : je voulais savoir si sa face s’était elle-aussi détournée de moi, ce qui n’était pas le cas. J’en fus fort consolé et je continuai à prier comme auparavant la Vierge glorieuse, de tourner à nouveau sa face vers moi. Après une durée raisonnable, elle la retourna lentement et prudemment, comme si elle n’était pas vraiment satisfaite de moi, et reprit la position dans laquelle je l’avais vue avant son mouvement et son irritation. »
Ce texte exceptionnel dévoile l’intention profonde du panneau : commémorer ce souvenir d’enfance, dans la ville où il s’est produit, et faire partager au spectateur ce moment d’émotion où le regard de l’Enfant se fixe sur lui, tandis que celui de la Vierge se porte encore ailleurs.
La position à gauche du donateur, spectateur d’un miracle, est donc assimilée à un cas particulier de la vision mystique.
Un don implicite
Mais c’est aussi celle qui convient dans le cas d’une donation. Pour Robert Suckale, c’est en signe de soumission féodale que l’archevêque dépose ses insignes aux pieds de la Vierge .
J’irai un peu plus loin en proposant qu’il s’agisse plutôt d’un don à l’Enfant, en remerciement de sa mansuétude lors de la colère de sa mère, et pour obtenir sa protection pour le monastère. Le rotulus officialise cet échange, dont l’ange de gauche, par ses gestes, assure la signalisation.
Cassandre au temple, illustration de L’Épître Othéa de Christine de Pisan
La vieille convention des missels subsiste encore, au XVème siècle, dans ce récit parfaitement profane. Cassandre est ici prise comme prototype de la femme pieuse :
« Fréquente les temples et honores
les dieux célestes, à toute heure,
Et de Cassandre imite les usages
Si tu veux être tenu pour sage. »
Il est amusant de voir comment, malgré les efforts des illustrateurs, la paganisation de la scène reste timide.
Sainte Catherine de Sienne recevant les stigmates (Prédelle démembrée du retable des Pizzicaiuoli)
Giovanni di Paolo , 1447-65, MET, New York
Le crucifix est figuré deux fois : en tant qu’objet d’orfèvrerie et en tant qu’apparition animée surgissant au dessus, pour projeter les stigmates sur les paumes ouvertes de la Sainte (elle a laissé tomber derrière-elle son manteau noir pour se présenter à Jésus en habit de candeur).
https://books.google.fr/books?id=AIHBAgAAQBAJ&printsec=frontcover&dq=Vision,+Devotion,+and+Self-Representation+in+Late+Medieval+Art&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjrv7G5gPffAhXq8OAKHd4aCMIQ6AEIKTAA#v=onepage&q=christomimetic&f=false [2] » Art, identity and devotion in fourteenth-century England. Three women and their books of hours », Kathryn A. Smith, 2003 [3] Visio Divina? Donor Figures and Representations of Imagistic Devotion: The Copy of the « Virgin of Bagnolo » in the Museo dell’Opera del Duomo, Florence, LARS R. JONES, Studies in the History of Art, Vol. 61, Symposium Papers XXXVIII: Italian Panel Painting of the Duecento and Trecento (2002), pp. 30-55 https://www.jstor.org/stable/42622625 [4] https://en.wikipedia.org/wiki/Madonna_of_K%C5%82odzko
Image en haute définition : https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/7/7f/Bohemian_Master_-_Thronende_Maria_mit_dem_Kind_%28Glatzer_Madonna%29_-_Google_Art_Project.jpg [5] Robert Suckale, « Stil und Funktion : ausgewählte Schriften zur Kunst des Mittelalters », 2003, p 119-150