Tilting axis 5: la Caraïbe, un monde en extension

Publié le 05 juin 2019 par Aicasc @aica_sc

   La fin d’un univers figé : la Caraïbe, un monde en extension.

Création de Tieling Axis et reconfiguration d’un espace artistique durable au sein de la Caraïbe.

 Des tentatives d’ouverture sur un art caribéen, plus authentique et plus à même de rendre compte de l’identité des artistes de Guadeloupe et de Martinique avaient vu le jour il y a 25 ans. Après une exposition d’artistes du GRAG (Groupement de Réflexion des Artistes Guadeloupéens) au SERMAC en Martinique, l’idée de rassembler en Guadeloupe des plasticiens de la caraïbe germe. En 1990 une déclaration officialise la naissance du groupe KOUKARA -de Kou(lè)+ Kara(yib): couleurs de la Caraïbe-, avec les chefs de file : Klodi Cancelier, Lampecinado et Beltan. Un an après, Rico Roberto,avec le peintre Rolf Sambale et le musicien de gwo ka Christian Dahomey, créent le festival INDIGO. Mais rapidement des jalousies internes et des conflits d’intérêt vont mettre fin à ce beau projet,pourtant placé sous l’égide de l’UNESCO et soutenu par le conseil Régional.

Il faudra attendre février 2015 pour revenir à cette idée, non plus dans la perspective de définir un « art caribéen », mais dans celle de définir les contours des formes prises par l’art dans les Caraïbes. Et c’est alors depuis la Barbade que Holly Bynoe et Annalee Davis vont s’associer pour fonder Tilting Axis.

En 2011, Holly Bynoe avait créé avec Nadia Huggins, depuis les Bahamas, la revue ARC Magazine, basée à Bequia, (St-Vincent et les Grenadines),consacrée aux pratiques d’art contemporain d’artistes de la Caraïbe ou issus de la diaspora.De son côté, Annalee Davis avait mis en place une structure, dénommée Fresh Milk, offrant aux artistes caribéens des micro-résidences et des programmes de développement, destinés à favoriser la constitution d’une communauté artistique. Et c’est à la Fresh Milk Art Plateform Inc. que vont se réunir, les 27 et 28 février 2015, 32 participants bien décidés à mettre en place les infrastructures nécessaires à un développement durable des arts dans la Caraïbe. Et cela grâce à un partenariat offrant des lieux d’exposition, avec l’AGBS (Art Galleries et Black Studies, université du Texas), la National Gallery (Cayman Islands), le PAMM (Perez Art Museum de Miami) ou encore Imagin’S (Austin, Texas), ainsi que l’opportunité de résidences d’artistes,partout dans le monde, grâce à la fondation ResArtiset à son directeur, le Colombien Mario A. Caro. Car Tilting Axis ambitionne, d’une part, de créer des marchés destinés à rendre visibles les différentes pratiques d’art contemporain de la Caraïbe. Et, d’autres part, d’aider les artistes à rendre compte de leurs spécificités,tout en leur permettant d’évoluer au contact d’autres cultures pour leur éviter de se figer.

La dénomination Tilting Axis, qui signifie textuellement « basculement de l’axe », évoque le mouvement de rotondité de la terre sur son axe. Un axe, et plus particulièrement un axe artistique, jusqu’ alors centré sur l’Europe et l’Amérique du nord, qui se voit déplacé au profit des zones, dites périphériques, celles de la Caraïbe et de l’Amérique du sud. Ce nouvel axe, prenant la forme d’un arc va de la Floride au nord, jusqu’au Brésil, au sud, en passant par les Antilles, la Guyane, le Venezuela et la Colombie. Tilting Axis se présente alors comme une plateforme d’arts visuels indépendante, reliant les Caraïbes par le biais de rencontres annuelles itinérantes.

Ainsi, après la Barbade en 2015, la deuxième édition de Tilting Axis, qui se propose de définir le plan d’actions à mettre en place, à travers le thème « Stratégies Caribéennes », a lieu en février 2016 au Perez Art Museum de Miami. La 3ème édition, avec pour thème « Curating the Caribbean » (du latin « curare », prendre soin de…), se déroule, de façon emblématique au musée de George Town, la National Gallery dédiée à la préservation du patrimoine des Iles Cayman.  L’annonce de l’attribution d’une bourse d’études est alors diffusée. Une première bourse en résidence, à l’Université du Texas, à Austin, sera décernée à Nathalie Willie, conservatrice adjointe de la National Gallery de Nassau, aux Bahamas, afin de lui permettre de poursuivre une étude comparée des différentes œuvres d’afro-américains et de caribéens. La bourse prévue pour 2019-2020, aura lieu en Ecosse, et sera attribuée à la Jamaïcaine Tiffany Boyle, pour qu’elle poursuive ses travaux sur l’ « Afro-scots », l’évolution de la langue écossaise au contact de migrants africains. En juin 2018, le 4èmeTilting Axis s’est déroulé, en République Dominicaine, le thème « Ecologies culturelles des Caraïbes »étant destiné à  faire le lien entre passé, présent et futur.

29 mai-1er Juin 2019, le MACT’e accueille TILTING AXIS, an V

Que cette cinquième édition de Tilting Axis ait lieu en Guadeloupe, au lendemain de la célébration de l’abolition de l’esclavage, dans ce centre caribéen d’expression et de mémoire qu’est le Mémorial Act’e est hautement symbolique. Parce que le MACT’e s’affiche ainsi, d’abord, ouvertement tourné vers le futur. Et qu’il affirme aussi sa vocation à dialoguer avec l’Autre.  Avec les autres, ce dont témoigne la disposition architecturale d’un bâtiment ouvert sur la mer.

Mais aussi parce qu’inviter les participants à discuter du thème, « Au-delà des tendances : décolonisation et critique d’art », interpelle dans une île de la Caraïbe qui, comme la Martinique et la Guyane, n’est pas indépendante. A la différence des autres îles Caraïbe ayant acquis leur souveraineté, à défaut d’une indépendance totale. Néanmoins, la Guadeloupe n’est plus « colonie », et il serait plus juste de parler de post-colonialisme, un héritage dont souffre toute la sphère caribéenne, quel qu’en soit le degré. Un mal sournois qui perdure et dont il convient de dépister les symptômes, afin d’en éradiquer les effets. Être colonisé, c’est être dépendant, c’est être placé, ou se positionner soi-même, dans un état d’infériorité et de soumission. Politiquement, économiquement, mais aussi socialement, intellectuellement et artistiquement.

Mais comment interpréter l’association de ces deux termes : « décolonisation », d’une part, et « critique d’art », d’autre part ? S’agit-il de décoloniser la critique d’art et le discours tenu sur l’art de la Caraïbe, en le rendant indépendant, « par-delà les tendances » des décideurs qui détiennent le pouvoir et font actuellement la loi sur le marché de l’art ? Ne s’agit-il pas aussi, parallèlement, pour les artistes caribéens, de résister à la fois au chant des Sirènes de la mondialisation et à la prégnance mentale des réflexes hérités de la colonisation qui les paralyse encore trop souvent ? C’est à partir de ce questionnement que va s’organiser le déroulement du symposium en trois panels : « les mots en tant qu’armes : décoloniser la critique d’art », le premier jour ; « faire exploser les canons, changer les points de vue », le second; et enfin, « colonisation à rebours », le troisième jour.

En ouverture, un très beau discours, celui de Manthia Diawara va donner l’éclairage de ce séminaire et montrer comment il s’inscrit dans la lignée des idées chères à Edouard Glissant. Ecrivain né à Bamako, au Mali, puis chassé de la Guinée en 1964, Manthia Diawara devient professeur d’université à New-York. Il réalise, par ailleurs, deux documentaires à partir d’entretiens menés avec Edouard Glissant : « Un monde en relation » (2010), et « Un opéra du monde » (2017). Dans son allocution, Manthia Diawarava  a rappelé un certain nombre de concepts propres à la pensée non systémique et intuitive du philosophe-poète qui, tout autant qu’Aimé Césaire faisait de la poésie -et de l’art en général-, une « Arme miraculeuse » : la clé d’un monde nouveau à venir. L’auteur du « Traité du Tout-monde », rappelle Manthia Diawara, substitue à l’identité-racine une identité-relation issue du Tout-Monde, c’est-à-dire de la diversalité des cultures et de leur porosité qui permet à chacun de s’enrichir au contact de la culture de l’Autre sans pour autant se perdre. Edouard Glissant, conscient de l’aventure que représentait cette Rencontre et de l’incertitude de ce qui allait en découler, revendiquait le droit à l’obscurité et à l’opacité. Tout en restant néanmoins persuadé que, de ce choc entre des cultures différentes, allait émerger quelque chose de nouveau, d’imprévisible, un« chaos-monde ».

« Agis dans ton lieu, pense avec le monde… »

Le premier panel« Les mots en tant qu’armes : décoloniser la critique d’art », donne la parole à trois intervenants qui présenteront successivement trois approches différentes de la critique d’art. Dominique Brebion, de la Martinique,de formation journalistique tente, dans un premier temps, en 1999, l’expérience d’une revue d’art, ARTHEME. Puis, en 1996 lors d’une Biennale de peinture de République Dominicaine, , elle participe  à la création, au sein de l’Association internationale des critiques d’Art, d’ une section consacrée à la Caraïbe du sud de (AICA sc), elle devient par la suite la présidente de cette section qu’elle anime par le biais d’un site sur internet. Celui-ci diffuse des informations sur l’art et les artistes de la Caraïbe, en s’efforçant de les proposer certaines fois en Anglais et parfois en espagnol. Par ailleurs et plus récemment, Dominique Brebion a entrepris la réalisation de mini vidéos trilingues, de 4’ environ, consacrées à la présentation d’artistes émergents qui sont accessibles sur youtube.

Jocelyn Valton, après avoir enseigné la photographie au centre d’art plastique du Lamentin, en Guadeloupe, se lance dans la critique d’art. Il participe à l’émergence de la revue Recherches en Esthétiques, que publie le CEREAP (Centre d’Etudes et de Recherches en Esthétique et en Arts Plastiques), dont Dominique Berthet est le directeur. Il publie, en 1997, dans le n°2 de cette revue dont le thème était « La critique », un premier article intitulé « Fétiches brisés ». L’année suivante, il dénonce, lors du colloque du CEREAP, le caractère révisionniste d’un tableau, réalisé à l’occasion de la commémoration du 150ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage en Guadeloupe, par une artiste très en vue en Guadeloupe, tableau  que le Conseil Général projette d’acheter. Sa communication « Le Conseil Général : le sens perdu de l’art et de l’histoire » fera l’objet d’une publication, chez l’Harmattan, dans le cadre des Actes du colloque. Il poursuivra sa collaboration avec le CEREAP, jusqu’en 2012, l’article qu’il propose alors pour le n° 19 de Recherches en Esthétiques, consacré au thème « Transgression(s) », « Sortir du piège de l’histoire, la transgression par l’art » ayant été refusé. Jocelyn Valton, qui se définit comme un critique indépendant et engagé, ne craint pas d’afficher ses convictions et d’exprimer librement ses opinions. De fait, il pose alors ouvertement la question de l’existence d’une censure, héritée de l’époque coloniale, qui transforme alors la critique en un discours convenu et consensuel.

Le troisième intervenant, d’origine syrienne, Hrag Vartanian, parallèlement à d’autres activités dans le domaine artistique, est le rédacteur en chef d’un blogzine sur les arts, Hyperallergic, créé en 2009, qu’il  complète, en 2016, par un magazine audio, via l’application iphone. Se prévalant de toucher sur son site un million de visiteurs par an, la démarche futuriste et interactive d’informations partagées que met en place Hrag Vartanian pose la question de la disparition de véritables écrits critiques, remplacés par des impressions personnelles, non argumentées et non référencées à l’histoire de l’art.

Le second panel « Faire exploser les canons, changer les points de vue », va s’attacher à dénoncer, à travers la prise de parole de trois intervenants, la prégnance des idéologies coloniales. Mireille (Ho-Sack-Wa) Baldamie, issue de la communauté amérindienne des Kali’na, dont elle revendique l’appartenance à travers le maintien de son nom d’origine, nous fera entendre, à travers la scansion d’un très beau poème, la musicalité d’une langue muselée. Ses recherches concernant son projet de thèse sur la « perlerie » amérindienne, doit lui permettre de démontrer que cette activité,loin de relever de l’artisanat, témoigne d’un art véritable, injustement déconsidéré. Le second intervenant, Charles Campbell est un artiste jamaïcain. Il vit en Colombie britannique.  Nous avons pu voir deux de ses oeuvres, une installation à la Biennale de Martinique, en 2013, intitulée « Une utopie du bout du monde », et une sculpture, « Transporter 8 », en Guadeloupe, lors de l’exposition « Echos imprévus », au MACT’e de nov. 2016 à avril 2018.Charles Campbell fait partie de cette jeune génération d’artistes caribéens, issus de la diaspora le plus souvent, qui  perturbe les représentations de sa région. Enfin, Laurella Rinçon, d’origine guadeloupéenne et conservatrice du patrimoine au ministère de la culture à Paris, cherche à définir, à travers des d’œuvres réalisées par des artistes  immigrés que détient le musée de Göteborg en Suède,la mouvance des identités.

A l’issue de ce second panel des pop ups  (ouverture de fenêtres sur Internet) vont mettre en lumière des artistes éprouvant plus que d’autres des difficultés à rendre visible leur travail. Matilde dos Santos, membre d’AICA SC en Martinique, évoquera le travail de certaines femmes cubaines ou noires brésilienne, comme Susana Pilar, Rosana Paulino, Priscila Rezende Laços ; ou encore les performances de Barbara Prezeau-Stephenson, dénonçant la condition des femmes à Haïti, confinées à des travaux d’aiguilles. Christelle Lozere, maître de conférences en histoire de l’art à l’université des Antilles de Fort-de-France, effectue un travail de recherches sur la constitution des  réseaux d’artistes qui s’établissent , au XIXème et XXème siècle, depuis les Antilles françaises.

La dernière matinée, avec le troisième panel, va être entièrement consacrée au peintre haïtien Edouard Duval-Carrié qui bénéficiera, dans un premier temps d’une carte blanche, avant d’être au cœur même des débats du panel 3 : « Colonisation à rebours ». Edouard Duval-Carrié n’est pas un inconnu pour les Guadeloupéens et les Martiniquais qui ont eu, pour certains, l’occasion d’aller au Grand Palais à Paris , entre nov. 2014 et février 2015, visiter l’exposition « Haïti, deux siècles de création ». Ils ont pu alors admirer la « Porte d’Haïti » et le tableau à paillettes mettant en scène Erzuli dans un paysage nocturne. Ils ont pu aussi découvrir, en 2018, à la Fondation Clément, l’exposition qui était consacrée à ce peintre, sous le titre « Décolonisons le raffinement ». Ce jour, au MACT’e,l’artiste va évoquer le bâtiment dont il a fait l’acquisition à Miami, bâtiment où il vit, et qu’il a baptisé « Little Haïti Cultural Center  ».  Il évoquera, ensuite, ses dernières créations : un retable,composé de plusieurs éléments, qui prolonge son travail d’archéologue de la mémoire en proposant une histoire visuelle de la Caraïbe ; et de grands tableaux à plusieurs facettes. Avec ceux-ci il expérimente une nouvelle matière, la résine, qui dote le tableau qui en est enduit d’un glacis lumineux. Faisant suite à sa prise de parole, sa compatriote Jerry Philomène, qui elle aussi vit à Miami, procèdera à une analyse critique très pointue de ces mêmes tableaux. La décolonisation à l’œuvre dans le travail d’Edouard Duval-Carrié consiste à rendre visibles des réalités et une perception du monde occultées par une colonisation qui a imposé sa façon de penser. Quels enseignements les pays de la Caraïbe peuvent-ils tirer de l’exemple d’Haïti ? Le dernier Panel nous invitait à en débattre.

  

Le Caribéen, modèle d’un homme nouveau : « l’homme rhizome ».

Ce que nous démontre l’exemple Edouard Duval-Carrié c’est que le Caribéen même lorsqu’il est un émigré, restera imprégné de « l’esprit des lieux » qui l’ont vu naître. Comme la plupart des participants à ce séminaire, Edouard Duval-Carrié s’est enrichi des identités multiples liées aux différents lieux dans lesquels il a vécu. Né à Haïti, il a successivement été à Porto Rico, puis à New York, Montréal et Paris, avant de s’installer à Miami où il réside actuellement, mais qu’il quitte fréquemment au gré de ses expositions, s’autorisant à revenir quand bon lui semble à Haïti pour se ressourcer. C’est de la richesse de ses déplacements que découle sa créativité. La Caraïbe a toujours été un peuple de migrations, de déplacements, comme elle toujours été également un lieu de créativité.

Le cas de Berette Macaulay, jeune artiste née en Sierra Leone, mais avec des origines ouest-africaine, française, dominicaine, allemande et tchèque, élevée par ailleurs en Jamaïque et au Royaume-Uni avant de déménager aux Etats-Unis où elle vient d’obtenir une des plus prestigieuses résidences, au Vermont Studio Center, est emblématique. Sa trajectoire questionne la connexion /déconnexion des identités transculturelles. A une époque, c’était aussi le cas de Klodi Cancelier, co-fondateur du groupe KOUKARA, qui fut étudiant des Beaux-Arts à Rennes (France), puis revint en Guadeloupe tout en exposant régulièrement dans la Caraïbe, au Canada et en France. Le dilemme aujourd’hui n’est plus de faire le sacrifice de sa carrière en restant au pays, ou de trahir celui-ci en s’expatriant. On peut très bien désormais, grâce aux nouveaux moyens de communication, rester connecté et acteur de son lieu d’origine. Les artistes de la diaspora sont désormais tout aussi nombreux que les artistes résidant dans leur région d’origine et s’enfermer dans les frontières de son île revient à rester isolé, invisible et déconnecté du reste du monde. Sans avoir la possibilité d’agir sur celui-ci.

Il reste que bien des préjugés perdurent sur l’étranger qui arrive ou sur l’artiste qui s’expatrie et sera perçu à son tour comme un étranger. Il revient à l’Art, véritable « arme miraculeuse », de faire bouger les mentalités et les sociétés. En s’ouvrant à l’inconnu de la découverte de l’Autre, et à l’acceptation de ses différences.

   Scarlett Jesus, 2 juin 2019.