" Pour beaucoup de Français, aujourd'hui, les morts de la Libération ont péri dans les maquis, dans les prisons allemandes, dans les camps, dans les rangs de la 2e D.B. ou dans ceux de l'armée de De Lattre. Les Français, ceux de Normandie surtout, longtemps sous le feu, lorsqu'ils n'étaient pas pris entre deux feux, n'occupent qu'une modeste place dans l'histoire de la Seconde Guerre mondiale. Leurs souffrances et les horreurs des camps ont été effacées par les joies de la Libération. Et l'image de la grasse, de la riante Normandie, l'a toujours emporté sur la réalité de la Normandie assassinée. " (Henri Amouroux, "La Grande Histoire des Français sous l'Occupation", éd. Robert Laffont, 1988).
En quelques mois, nous passons des commémorations de la Première Guerre mondiale (le centenaire de l'Armistice) aux commémorations de la Seconde Guerre mondiale. Ce jeudi 6 juin 2019, de nombreux chefs d'État et de gouvernement viennent rendre hommage à la bravoure des vies détruites à l'occasion du 75e anniversaire du Débarquement de la Normandie. Il n'y a eu que vingt-cinq ans, soit une génération, entre la fin de la Der des ders et le début de la fin de la seconde.
Heureusement, aucune Troisième Guerre mondiale n'est encore en préparation même si certaines tensions peuvent faire craindre le pire : la dissuasion nucléaire, la coopération internationale (ONU, Union Européenne notamment), la fin de la guerre froide, ont déplacé la guerre sur le terrain économique. Le terrorisme islamiste cherche aussi la guerre, mais la tentative d'un véritable État terroriste ( Daech) a été (heureusement) de courte durée.
À grand renfort de grosses productions cinématographiques américaines (surtout "Le Jour le plus long" sorti le 25 septembre 1962, et "Il faut sauver le soldat Ryan" de Steven Spielberg, sorti le 24 juillet 1998), le Débarquement a fait l'objet d'une véritable fascination. La France est évidemment très touchée par ces commémorations puisque cela s'est déroulé sur son sol pour libérer le territoire français de l'occupant nazi. Cela n'empêche pas le souvenir des soldats de l'Armée rouge venus "libérer" (puis occuper) l'Europe centrale et orientale (l'opération Bagration visant à "libérer" la Biélorussie a commencé le 22 juin 1944).
Avant François Mitterrand, il y a eu peu de cérémonies commémoratives du Débarquement. La raison, c'était le refus de De Gaulle de commémorer une intervention militaire américaine sans que la France n'ait eu beaucoup d'influence. Pas question pour lui de fêter les vingt ans du Débarquement en 1964. Le témoignage de son ministre Alain Peyrefitte est à cet égard assez éclairant, De Gaulle lui avait dit : " Le Débarquement du 6 juin, ç'a a été l'affaire des Anglo-Saxons, d'où la France a été exclue. Ils étaient bien décidés à s'installer en France comme en territoire ennemi ! Comme ils venaient de la faire en Italie et comme ils s'apprêtaient à le faire en Allemagne !... Et vous voudriez que j'aille commémorer leur débarquement, alors qu'il était le prélude à une seconde occupation du pays ? ".
Ce fut d'ailleurs à cette époque (1964) que les premiers témoignages sur les victimes dans la population civile ont été publiés (mais il a fallu attendre plusieurs décennies avant d'être reconnus officiellement). Près de 50 000 civils français (selon l'estimation haute de l'historien Henri Amouroux) ont été tués au cours de cette opération jusqu'à la fin de la Bataille de Normandie le 29 août 1944, des villes ont été littéralement détruites par les bombardements américains, sans que leur valeur stratégique soit vraiment admise : Caen, Saint-Lô, Le Havre, etc.
Néanmoins, De Gaulle refusait de reconnaître que sans ce Débarquement, la Libération de Paris, son discours si émouvant et si célèbre du "Paris libéré" n'aurait jamais pu être prononcé. Dans cette attitude, il y avait une forme d'ingratitude que ses successeurs ont refusé de perpétuer.
Au contraire, François Mitterrand et Ronald Reagan y ont trouvé un intérêt commun à commémorer en grandes pompes une victoire de l'Ouest. En 1984, l'URSS était malade de ses gérontocrates et l'Amérique triomphante de Reagan voulait enfoncer le clou. Vingt ans plus tard, en 2004, l'Allemagne (vaincue) et la Russie furent présentes aux commémorations. Et il y a cinq ans, en 2014, Vladimir Poutine avait fait le déplacement alors que la crise ukrainienne était au plus haut.
Comme la commémoration du 11 novembre 1918 et celle des 8 et 9 mai 1945 (selon qu'on est à l'Ouest ou à l'Est), celle du 6 juin 1944 n'est plus une fête de la victoire, mais une fête de toutes les nations qui ont été belligérantes, victorieuses mais aussi vaincues. Ces fins de guerre sont avant tout saluées pour la paix qu'elles ont inaugurées plus que pour la victoire militaire. C'est le message essentiel de ces commémorations et il mérite d'être inlassablement répété.
Le Président français d'aujourd'hui est né quinze ans après la fin de la guerre d'Algérie, plus du double, trente ans, après la fin de la Seconde Guerre mondiale. La plupart de ses homologues, un peu plus âgés, font aussi partie de cette première ou deuxième générations qui n'ont jamais connu la guerre sur leur terre natale. Y a-t-il une corrélation entre cette génération de dirigeants (cela fait une vingtaine d'années que les dirigeants politiques n'ont jamais connu personnellement la guerre) et la montée du populisme ? Il peut y avoir plus de légèreté à vouloir la paix parce qu'on peut la croire acquise, ce qui est complètement faux.
On peut la croire acquise car on peut avoir le sentiment que la guerre est très éloignée, éloignée dans le temps (plus de soixante-dix ans), éloigné dans l'espace (les guerres sont plutôt au Proche-Orient ou sur des continents lointains). Pourtant, les guerres peuvent commencer très rapidement, et dans des lieux qu'on croyait voués à la culture et à la civilisation. L'Allemagne était le berceau de la culture européenne à la fin du XIX e siècle. Mais cet exemple est peut-être trop lointain pour donner sens avec les tripes.
Ceux qui ont plus de 50 ans peuvent se rappeler les jeux olympiques à Sarajevo en 1984. Sept, huit ans plus tard, l'ancienne Yougoslavie fut la scène d'une guerre civile atroce où les massacres ethniques ou religieux furent nombreux. C'était il y a à peine vingt-cinq, trente ans ! Je me suis rendu en Croatie il y a six ans et je pouvais encore y voir les stigmates de cette guerre : des maisons détruites et pas réhabilitées, des affiches d'officiers considérés comme des héros (parfois sanguinaires), et pourtant, l'été est touristique, n'a rien à envier à la France, l'Espagne ou l'Italie. La guerre ravageait ce territoire, ces populations il y a juste une génération.
La guerre peut toujours resurgir, soudainement et de manière terrifiante, dans des endroits qu'on aurait pu croire pacifiés pour toujours. C'est pourquoi la crise catalane a inquiété beaucoup de monde, une farce politique qui aurait pu tourner en drame humain. La frontière entre les deux Irlande est aussi un sujet de préoccupation essentiel avec le Brexit, l'assassinat d'une jeune journaliste laisse préfigurer le pire. On ne doit pas jouer avec les peurs, les haines, les égoïsmes et les jalousies. Elles sont toujours synonymes de guerre. Ceux qui soufflent sur les braises n'ont qu'un seul nom : ils sont des irresponsables.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (04 juin 2019)
http://www.rakotoarison.eu
(La première image représente le logo officiel des commémorations du 70e anniversaire le 6 juin 2014).
Pour aller plus loin :
75e anniversaire du Débarquement en Normandie : encore une commémoration ?
Débarquement : honneur aux soldats américains morts pour la France et pour l'Europe !
Les Accords de Munich.
Le Pacte Briand-Kellogg.
La Shoah.
Hitler.
L'Europe, c'est la Paix.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20190606-debarquement.html
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2019/06/03/37400401.html