2-1 Avec la Madonne : en vue de profil

Publié le 29 mai 2019 par Albrecht

Commençons par mettre à part le cas où le donateur se présente en face de la Madonne mais où, la scène étant vue de profil, il apparaît pour le spectateur à gauche ou à droite de la Madonne : dans ce cas, l’ordre héraldique ne joue pas.




Vierge à l’Enfant avec deux donateurs présentés par Saint Antoine Abbé
Ventura di Moro, 1415-86, collection privée

Tout en montrant clairement que les suppliants se présentent face au trône, la composition obéit moins à une logique spatiale qu’à une logique géométrique qui règle la taille des personnages.

Dans le triangle profane, en bas, le piédestal, le père et son fils reproduisent, en miniature, le même étagement que dans le triangle sacré : le fronton, la Mère et l’Enfant. A cheval sur la diagonale, Saint Antoine Abbé (accompagné de son cochon noir), de taille intermédiaire entre Marie et le père, se trouve également en position intermédiaire entre le triangle humain et le grand triangle vide qui manifeste la suprématie du Divin. Le Trône, dont un des pinacles baigne dans ce triangle doré et l’autre clôt le panneau sur sa droite, apparaît comme une sorte de sas, d’ascenseur par lequel la Famille sacrée est venue à la rencontre de la famille humaine.

D’après les habits sombres du fils, on pense que le tableau commémore son entrée au monastère [1].

La Vierge du Chancelier Rolin, 1435, Louvre, Paris   Madonne de Nicolas de Maelbeke, , van Eyck 1439-41, copie XVIIIème

Rappelons que deux des cinq Madonnes avec donateur de van Eyck obéissent à cette composition (voir  1-2-3 La Vierge du Chancelier Rolin (1435) et 1-2-5 Les Madonnes de Nicolas de Maelbeke (1439-41) et de Jan Jos (1441) )


Heures de Simon de Varie, 1455, La Haye, Koninklijke Bibliotheek, Ms 74 G 37 fol 1r

Simon de Varie, grand commis de l’État, appréciait de se faire représenter vêtu en chevalier.  C’est ainsi qu’il apparaît une première fois, de manière conventionnelle, agenouillé respectueusement derrière son prie-dieu, en position d’humilité à la gauche  de la Vierge,

Jean Fouquet, 1455, Heures de Simon de Varie, Getty Museum, Malibu

Il décida un peu plus tard d’améliorer son livre d’Heure en commandant au célèbre peintre Jean Fouquet un frontispice montrant la même scène, mais en « bifolium » (diptyque dans un livre) et en perspective [2]. Tout en conservant en apparence sa position d’humilité à la gauche de Marie, Simon se trouve en fait en face d’elle (comme le montre le carrelage continu d’une page à l’autre) et sans prie-dieu de séparation : seul le fond – dais de velours rouge contre mur gris plus lointain de la chapelle – rend honneur aux personnages sacrés.

En même temps que cette intimité accrue avec la Vierge se sont multipliées les marques de personnalisation, grâce auxquelles d’ailleurs François Avril a pu résoudre l’énigme de l’identité du propriétaire [3] :

  • écus aux armes de Simon (trois heaumes, plus tard surchargés par trois fleurs de lys) ;
  • sa devise personelle (Vie a mon desir, une anagramme de son nom) ;
  • sa devise familiale (Plus que iamais).

Autres subtilités (SCOOP !)

La présence des ancolies n’a pas été expliquée : peut être est-elle tout simplement due au caractère variable de ces fleurs, qui ne s’ouvrent pas toutes en même temps. A noter le détail amusant de la chenille, petite créature démoniaque à proximité de la pomme tendue par l’Enfant Jésus, nouvel Adam.


Noter à ce sujet le parallélisme remarquable entre le geste de Marie couronnée présentant l’Enfant, et de la dame d’honneur en hénin présentant le heaume : comme pour nous faire comprendre que le bras enfantin offrant le fruit est plus puissant que le bras d’acier brandissant l’épée brisée.

Étienne Chevalier en prière devant la vierge (extrait du « Livre d’Heures »)
Fouquet, entre 1452 et 1460, Musée Condé, Chantilly

A cette période, Fouquet a utilisé le même type de vue de profil pour un autre fonctionnaire royal fortuné, Étienne Chevalier, placé cette fois sur la page de gauche (voir Le diptyque d’Etienne)



Guillaume Jouvenel des Ursins
Fouquet, 1460-65, Louvre Paris

Il est probable que ce diptyque peint, dont le panneau droit a été perdu, relevait du même type de composition en vue de profil,

La Vierge au Chancelier Rolin, Van Eyck, vers 1435 Louvre, Paris Horae_ad_usum_Parisiensem,
1480-1520, BNF MS LAT 1161 fol 290r

Dans tous ces cas, la position apparente « à droite de la Vierge » n’est pas une infraction plus ou moins orgueilleuse à la règle héraldique, mais la simple conséquence de la position « de face », en vue de profil.

La Madonne de profil en Italie

Pala Rovelli
Moretto, 1539, Pinacoteca Tosio Martinengo, Brescia

Le grand panneau de gauche a été dédié à la Vierge Génitrice et à Saint Nicolas de Bari par le maître d’école Galeazzo Rovelli et ses élèves, comme l’indique le parchemin déchiré au bas du piédestal.

Une architecture maternalisée

Les différents signes de vieillissement (mosaïque dégradée de l’abside, traînées d’humidité sur le marbre, herbes poussant sur la corniche) doivent probablement être compris selon la rhétorique de l’humilité : tout comme elle a accouché dans une crèche, c’est dans un palais décrépit que la Mère de Dieu vient accueillir les enfants. Elle montre à son fils les deux petits présentés par le Saint et qui portent ses attributs habituels, la mitre et les trois boules dorées. Dans le dos de Saint Nicolas, un troisième est absorbé dans la lecture de son missel, tandis que le quatrième porte un long « cierge », qui fait pendant à la crosse.

Un objet-mystère (SCOOP !)


Sur le globe du sommet fleurissent trois oeillets, faciles à confondre avec les plantes de la corniche – ce qui explique peut-être la présence de celles-ci : rendre le symbole (les trois clous de la Passion dominant la Terre) plus difficile à trouver.

Une autre devinette est posée par les trois trios de pièces d’or fichées dans l’objet [4], et qui semblent faire écho aux trois boules dorées du Saint. Il s’agit d’une allusion à un épisode à rebondissements raconté par La Légende Dorée, et qui explique pourquoi Saint Nicolas est, encore aujourd’hui, le patron des prêteurs sur gage :

« Certain homme avait emprunté de l’argent à un Juif, en lui jurant, sur l’autel de saint Nicolas, de le lui rendre aussitôt que possible. Et comme il tardait à rendre l’argent, le Juif le lui réclama : mais l’homme lui affirma le lui avoir rendu. Il fut traîné devant le juge, qui lui enjoignit de jurer qu’il lui avait rendu l’argent. Or l’homme avait mis tout l’argent de sa dette dans un bâton creux, et, avant de jurer, il demanda au Juif de lui tenir son bâton. Après quoi il jura qu’il avait rendu son argent. Et, là-dessus, il reprit son bâton, que le Juif lui restitua sans le moindre soupçon de sa ruse. Mais voilà que le fraudeur, rentrant chez lui, s’endormit en chemin et fut écrasé par un chariot, qui brisa en même temps le bâton rempli d’or. Ce qu’apprenant, le Juif accourut : mais bien que tous les assistants l’engageassent à prendre l’argent, il dit qu’il ne le ferait que si, par les mérites de saint Nicolas, le mort était rendu à la vie : ajoutant que lui-même, en ce cas, recevrait le baptême et se convertirait à la foi du Christ. Aussitôt le mort revint à la vie ; et le Juif reçut le baptême. »

Le bâton ici représenté est donc triplement édifiant, illustrant simultanément , la malhonnêtété d’un chrétien, l’honnêteté d’un juif, et la toute puissance du Saint aux boules dorées en matière de caution bancaire.



Mariage mystique de Ste Catherine
Moroni, 1567-70, Eglise de San Bartolomeo, Almenno

Trente ans plus tard, Moroni, a recopié la composition de son maître presque à l’identique : la Vierge désigne maintenant à l’Enfant Jésus non pas de potentiels camarades de jeu, mais sa potentielle épouse (mystique). Le décor est lui-aussi identique, jusqu’au parchemin déchiré du premier plan, mais les autres signes de décrépitude ont disparu. Tandis que l’Enfant continue à tenir sa pomme (au lieu de tendre un anneau nuptial à Sainte Catherine, selon l’iconographie classique), on peut se demander s’il ne faut pas voir dans l’abside dorée, dans la couronne tenue par la sainte, dans les deux auréoles en lévitation horizontale (un « truc » de Moretto [5]) autant de substituts de l’Anneau manquant.

Homme adorant la Madonne
Giovanni Battista Moroni, vers 1560, National Gallery of Art, Washington

Dans cette composition typique des tableaux de dévotion de Moroni, le cadrage serré place le donateur en position d’humilité à main gauche de la Madonne alors qu’il est en fait agenouillé en face d’elle, comme le montre la différence de taille.


Vierge à l’Enfant avec Sainte Catherine, Saint François et un donateur
Giovan Battista Moroni, 1540-50, Brera, Milan

Moroni modernise ici la formule de la Conversation Sacrée (voir 6-4 …en Italie, dans une Conversation sacrée) en plaçant le donateur non pas aux pieds de son Saint Patron, mais de l’autre côté d’un parapet, en contrebas (voir 2-8 Le donateur in abisso). L’iconographie n’est pas non plus celle de la Vierge à l’Enfant, mais celle du Mariage mystique de Saint Catherine : ici l’Enfant lui offre non pas un anneau nuptial, comme à l’ordinaire, mais une rose rouge.

Madonne des Camerlingues
1567, Tintoret, Accademia, Venise

Mis au point  à Venise, le format panoramique se prête aux grandes décorations officielles. Il permet ici d’isoler trois groupes de personnages :

  • au centre les trois donateurs (les magistrats Michele Pisa, Lorenzo Dolfin et Marin Malipiero)
  • à droite leurs trois secrétaires, dont le premier se courbe sous le poids d’un sac rempli d’or.
  • à gauche, la Vierge est quant à elle entourée par trois saints (Sébastien, Marc et Théodore) en lesquels on pressent d’autres portraits cachés (ce ne sont pas en tout cas les saints patrons des donateurs) ;
  • à l’extrême gauche, le personnage barbu qui passe sa tête par le rideau est très probablement Tintoret.

A la fois hiérarchique et flatteuse, la composition file la métaphore entre les trois Rois Mages et les trois donateurs, tout en suggérant qu’ils se trouvent, vis à vis de la Madonne, dans le même rapport de subordination et d’intimité que les secrétaires vis à vis des magistrats.

L’inscription en trois mots en bas à gauche « Unanimus Concordiaie simbolus » (Symbole unanime de la Concorde) traduit bien le sujet du tableau : la volonté vénitienne d’unité, aussi bien entre les citoyens et leurs dirigeants, qu’entre ceux-ci et les autorités supérieures.


Références :

[1] https://www.salamongallery.com/dipinti_opera.php?codice=126

[2] « Piety in Pieces: How Medieval Readers Customized their Manuscripts » , Kathryn M. Rudy, fig 123
https://books.google.fr/books?id=MGQaDQAAQBAJ&pg=PT109&dq=motto+%22simon+de+varie%22&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjDso2a77DfAhVQyYUKHSTCBaoQ6AEISzAE#v=onepage&q&f=false [3] Miniatures inédites de Jean Fouquet : Les Heures de Simon de Varie James H. Marrow, traduit par Monique de Vignan
Revue de l’Art Année 1985, 67, pp. 7-32 https://www.persee.fr/doc/rvart_0035-1326_1985_num_67_1_347496 [4] https://it.wikipedia.org/wiki/Pala_Rovelli [5] https://it.wikipedia.org/wiki/Sposalizio_mistico_di_santa_Caterina_d%27Alessandria_(Giovan_Battista_Moroni)