Il arrive assez souvent, en Italie, que le donateur se fasse représenter non pas en tant que tel, mais en prêtant ses traits à un des personnages sacrés : souci d’humilité ou d’économie (en économisant un personnage), ce procédé était sans doute bien plus fréquent que les quelques cas avérés ou probables.
Vierge à l’Enfant avec Sainte Marie Madeleine, Saint Jean Baptiste, saint François, Sainte Catherine et les saints Cosme et Damien (retable de Sant’Ambrogio)
Botticelli. vers 1470, Offices, Florence
Les deux saints jumeaux Cosme et Damien, au premier plan, patrons des Médicis, sont peut-être des portraits de Laurent le Magnifique et de son frère Giuliano.
panneau central
Panneau droit : Saint Maurelio et Saint Paul avec le cardinal Bartolomeo Roverella
Polittico Roverella
Cosme Turra, 1470-74, Galleria Colonna, Roma
Ce polyptyque très ambitieux, aujourd’hui démembré et partiellement perdu, a été reconstitué et compris grâce aux travaux cumulés de plusieurs historiens d’art.
Le panneau en bas à gauche (perdu) montrait Saint Georges et Saint Pierre avec le moine olivétain Niccolo Roverella
L’inscription très abîmée qui se trouvait au bas du panneau central explique pourquoi l’Enfant est représenté endormi [1] :
Réveille-toi Enfant, la famille Roverella frappe aux portes.
Ouvre et laisse les entrer.
Frappe, dit la loi, et on t’ouvrira
(vers de Lodovico Bigo).
Surge, Puer, rouorella fores gens pulsat.
Apertum redde aditum.
Pulsa lex ait : intus erit.
Saint Pierre, Saint Georges, Madonne, Saint Maurelio, Saint Paul Reconstitution de l’ensemble par Maurizio Bonora (2007)Ce polyptyque familial révèle subtilement les relations entre les quatre frères Roverella, dont trois étaient des écclésiastiques [2]. De droite à gauche :
- l’évêque Lorenzo, le défunt à qui l’oeuvre est dédiée (il mourut à Monte Oliveto le 6 Juillet 1474), se dissimule à droite sous les traits du Saint évêque Maurelio ;
- le cardinal Bartolomeo, commanditaire du polyptyque et du tombeau de Lorenzo, est agenouillé à ses pieds ;
- le moine Niccolo, prieur de l’église Saint Georges qui héberge les deux oeuvres, est délégué à gauche aux pieds de Saint Pierre pour toquer à la porte du Paradis ;
- enfin le quatrième frère, Florio, chevalier de Malte qui résidait à Jérusalem, se dissimule sous les traits de Saint Georges, patron de l’église et protecteur de la ville de Ferrare.
Ainsi les deux frères éloignés (le défunt et le chevalier) sont intégrés parmi les personnages sacrés tandis que les deux frères effectivement présents à Monte Oliveto sont figurés en donateurs agenouillés : le moine, homme de Dieu, à la place d’honneur, et le cardinal, homme d’église, en position d’humilité.
L’Enfant adoré par la Vierge, Saint Joseph, Saint Augustin, Saint François et deux anges en presence d’Anton Galeazzo et Alessandro Bentivoglio (Pala Bentivoglio), faite pour l’autel majeur de Santa Maria della Misericordia
Francesco Francia (Raibolini), 1498-99, Pinacoteca di Bologna
On sait par Vasari que l’écclésiastique Anton Galeazzo Bentivoglio a commandé ce tableau à la fin de 1498, pour célébrer son retour d’un pèlerinage en Terre Sainte : il est représenté en adoration près de la Vierge, vêtu en pèlerin, avec la barbe et la croix rouge sur le manteau. Le jeune homme de droite, habillé en berger avec la tête couronnée de feuillages (autrefois identifié comme le poète Girolamo Casio) est son frère Alessandro Bentivoglio, poète et capitaine, ce qui justifie doublement la couronne de lauriers (ou de feuilles de chêne), symbole de la poésie (ou de la victoire) [3]. La Vierge aurait les traits d’Ippolita Sforza l’épouse Alessandro, et Jésus ceux de leur fils [4].
Ainsi cette Nativité cache un portrait de famille.
Vierge à l’Enfant avec Saint Jean Baptiste et un saint non identifié
Titien, 1514, National Gallery of Scotland, Edimburg
Ce tableau de dévotion comporte peut être un portrait dont nous avons perdu la clé : l’homme en manteau rouge est officiellement un saint (puisqu’il touche l’Enfant) mais l’absence de tout attribut permettant de l’identifier laisse supposer un portrait caché.
Les puissantes lignes de composition, en évacuant Saint Jean Baptiste dans la marge, composent un touchant portrait de famille.
Vierge à l’Enfant avec une sainte (ou une donatrice)
Vincenzo Catena, 1500-31, collection privée
Ce tableau joue avec la même ambiguïté :
- l’égalité de taille avec la Vierge et la proximité des mains avec l’Enfant militent en faveur d’une sainte ;
- l’absence d’attribut, les traits peu idéalisés du visage, l’arbre mort faisant contraste avec l’arbre vivant derrière Marie, suggèrent que la femme est bien une humaine venant prier pour son salut.
Vierge à l’Enfant avec Saint Constantin, Sainte Hélène Saint Jean Baptiste enfant
Bonifacio Veronese, 1520-24, Palazzo Pitti, Firenze.
Le présence du petit chien et du livre font penser à première vue à une Conversation sacrée avec un couple de donateurs : c’est seulement en remarquant le globe et la couronne, à gauche, et la petite croix qui sort du livre, à droite, que l’on devine que le couple représente l’empereur Constantin et sa mère Hélène, découvreuse de la Vraie Croix.
Il existe de nombreux tableaux tels que celui-ci, dans lesquels la tradition – ou les guides imaginatifs – reconnaissent dans un saint personnage telle ou telle célébrité : pratique devenue d’autant plus courante que l’abandon des auréoles a supprimé à ce travestissement tout caractère sacrilège.
Vierge à l’Enfant avec Saint Homoborus et un mendiant, Saint François et le Bienheureux Bernardo da Feltre, et Sainte Catherine
Montagna, 1515, Eglise de San Marco, Lonigo, près de Vicence
Il y a également tout un jeu d’ambiguïtés dans ce panneau où les personnages sans auréole sont à gauche non pas un donateur, mais le mendiant qui va avec Saint Homoborus et à droite, un bienheureux franciscain aux pieds du patron de son ordre.
On sent bien que les quatre sont des portraits de paroissiens réels, qui se sont partagé les rôles plus ou moins prestigieux selon des préséances qui nous échappent.
Présentation de Jésus au temple avec Saint Antoine de Padoue, saint Joseph, Saint Siméon et un donateur inconnu
Francesco Bissolo, 1500-25, Accademia, Venise
Ici le cas est différent, mais il s’agit là encore d’un jeu délibéré avec les conventions. Même en l’absence d’auréoles, le donateur se signale par sa position inférieure. En revanche, malgré les apparences, la scène n’est pas une Conversation sacrée (la Madonne entre des saints) mais une scène bien précise de l’Evangile, la Présentation au Temple. De part et d’autre de la servante qui apporte les deux colombes en offrande se sont glissées les deux présences anachroniques du donateur et de Saint Antoine de Padoue.