Ces logiques vont-elles se confirmer dans les deux dernières oeuvres de Van Eyck comportant un donateur ? Réalisées à la fin de sa carrière, l’une, restée inachevée, est aujourd’hui perdue, et l’autre a été en grande partie terminée après sa mort par son atelier.
Triptyque de Petrus Wijts (copie de la Madonne de Nicolas de Maelbeke de van Eyck, 1439-41)
Groeningue Museum, Bruges
Cette copie a été faite au début du XVIIème siècle pour Petrus Wijts, chanoine et chantre de Sint-Maartenskerk d’Ypres, où le triptyque de Van Eyck se trouvait jusqu’à sa disparition à la Révolution. On sait qu’elle comporte quelques modifications par rapport à l’œuvre originale : le portrait de Van Maelbeke a été remplacée par celui de Wijts, et dans le volet en bas à droite Aaron a été remplacé par un chantre [1].
Le panneau central
Pour la première fois chez Van Eyck , la Madonne est debout devant le donateur agenouillé, à sa taille et très proche de lui. Au dessus d’eux, la loggia-église, dont aucun chapiteau n’est historié, accentue encore leur intimité, bien plus étroite que dans la Vierge au chancelier Rolin.
La banderole de l’Enfant Jésus porte le même verset de Saint Matthieu (non tronqué) que dans le Triptyque de Dresde : « Discite a me quia mitis sum el humilis corde iugum enim meum suave est et onus meum leve. »
Afin de montrer qu’il s’agit d’une réponse de l’Enfant, le texte part de sa main, tourné vers le haut, puis se retourne encore pour se poursuivre en transparence à l’envers, virtuosité graphique qui semble vouloir dépasser, dans ce triptyque destiné à un usage public, la formule inaugurée à usage privé dans le Triptyque de Dresde.
Le sceptre du prévôt est orné à son sommet d’un Saint Martin à cheval dans un croissant de lune, hommage au saint patron de l’église qui pallie son absence à taille humaine.
Les volets latéraux
Ils portent quatre scènes relatives à l‘Immaculée Conception : à gauche le Buisson ardent au dessus de la Toison de Gédéon, à droite la Porte fermée d’Ezéchiel au dessus d’Aaron (inachevé).
Le revers
Le revers est dédié à la prophétie de l‘Ara Coeli : la Sibylle de Cumes montre à l’empereur Auguste, dans deux ovales irisés comme des arcs-en-ciel, l’apparition de la Vierge à l’Enfant et de trois anges à trompette.
Ce thème, tout nouveau dans la peinture des Pays du Nord (voir 3-2-3 … entre lui et la Sibylle) est ici calqué sur les miniatures du Speculum Humanae Salvationis, traité dé théologie qui explique aussi le choix des images de l’avers [2].
Ainsi, en ouvrant le triptyque, la Madonne en grisaille laisse place à la Madonne en couleurs, et la prophétesse au prévôt.
La Vierge à l’Enfant avec Sainte Barbe, Jan Vos et Sainte Elisabeth
Jan van Eyck, 1441, Frick Collection, New York
Sainte Barbe
Jan Vos, prieur des chartreux du monastère de Genadedal, près de Bruges, a choisi Sainte Barbe pour le présenter à la bénédiction de l’Enfant : vénérée particulièrement par cet ordre cloîtré (à cause de son emprisonnement dans une tour), elle l’était également par les chevaliers teutoniques, en tant que patronne des artilleurs : or Jan Vos, dans sa carrière antérieure, avait justement été chevalier teutonique .
La statue incongrue de Mars dans la tour de Sainte Barbe, au dessus de la tête du prieur, est sans doute une allusion à ce passé militaire. La palme est le second attribut de la Sainte, en raison de son martyre.
Sainte Elisabeth
Les chevaliers teutoniques s’étaient également occupé des reliques d’Elisabeth de Hongrie, souveraine de Thuringe qui avait renoncé aux biens de ce monde pour se faire soeur-franciscaine et se consacrer à la la charité. D’où la couronne dans sa main. La ville à l’arrière-plan, très inspirée par celle de la Vierge du Chancelier Rolin a donné lieu pour son identification à des querelles d’érudits, comme toutes les villes de Van Eyck.
La composition
La grande nouveauté du tableau est la posture de la Vierge : debout sous un dais, sans trône propice à des décoration symboliques.
Van Eyck étant mort deux mois après la commande, il n’a guère pu achever plus que la composition, qui ne recèle aucun mystère : dans une loggia à cinq arches, dont trois arches complètes, le donateur se trouve devant la deuxième, à droite de l’Enfant qui le bénit, présenté par la Sainte la plus prestigieuse en terme d’ancienneté. Du coup, comme la tour de Saint Barbe garnit la première arcade, la ville garnit celles de droite.
Un objet de dévotion officiel
Tout comme la Madonne au chanoine van der Paele, le panneau a été conçu pour servir de mémorial : placé au dessus de la tombe de Vos, il inciterait les passants à prier pour raccourcir son séjour au purgatoire. Mais bien avant sa mort, deux ans après la réalisation du panneau, Vos a obtenu de son évêque d’y attacher une indulgence de 40 jours : gagneraient cette réduction de peine, cette fois pour eux-mêmes, les passants qui diraient un Ave Maria pour la Vierge (prière dont le début est justement inscrit dans les broderies du dais) ou bien un Ave et un Pater devant Sainte Barbe ou Sainte Elisabeth [3]. Ce qui, tout comme un clic sur Internet, assurait la popularité du tableau et un bénéfice mutuel
Madonne Exeter,
Vers 1450, Petrus Christus, Gemäldegalerie, Berlin
Quelques années plus tard, Vos commanda à Petrus Christus, cette fois à son propre usage, ce petit tableau de dévotion. Le prieur est copié presque à l’identique, et la tour de sainte Barbe est rentrée, telle une maquette, à l’intérieur de la loggia surélevée ou de la tour dans laquelle se déroule la bénédiction de l’Enfant.
Détail significatif : Christus a remployé un des motifs de carrelage de La vierge au Chancelier Rolin et s’est souvenu, en la simplifiant, de l’idée de la bande centrale différente du reste du pavement.
Idée que Van Eyck avait d’ailleurs lui-même remployée dans le Triptyque de Dresde.
Copie de la Madonne de Nicolas van Maelbeke
Petrus Christus, Albertina, Vienna
Pour la posture de la Vierge, Christus a repris celle du triptyque de Nicolas van Maelbeke, dont il avait effectué ce dessin.
En conclusion
Une grande liberté de composition
La comparaison des cinq oeuvres de Van Eyck montrant un donateur en présence de la Madonne revèle une grande variété dans les compositions, quant au choix à effectuer par l’artiste (ou le commanditaire) dans ce type assez codifié de production artistique :
- position du donateur par rapport à la Madonne : seul le chanoine Van der Paele est en position d’humilité, les autres sont en position d’honneur ;
- vue côte à côte ou face à face (dans ce dernier cas l’ordre héraldique ne joue pas, voir 2-1 En vue de profil) : seuls Rolin et Nicolas de Maelbeke sont en tête à tête avec la Vierge
- taille du donateur : il est toujours de taille humaine, sauf dans le Triptyque de Dresde où la Vierge est géante par rapport à la fois au donateur et aux saints ;
- nombre de saints accompagnateurs (aucun ou deux) ;
- posture de la Vierge : assise sur un trône, sur un simple banc ou debout ;
- interaction entre l’Enfant et le donateur ; chez Van Eyck il y en a toujours une, même si dans le cas de Van der Paele il ne s’agit que s’un regard ;
- panneau unique ou triptyque (dans ce cas, situation centrale ou latérale du donateur, voir 1-4-2 Tryptiques flamands) ;
- fonction de l’oeuvre (publique ou privée).
Ce tableau comparatif donne le sentiment que Van Eyck a cherché à éviter de se répéter, en faisant varier les différents facteurs avec une grande liberté. Ce n’était pas forcément possible, comme nous le verrons, dans les siècles précédents.
Les facteurs de l’intimité
Vierge au chancelier Rolin La Vierge à l’Enfant avec une jeune femme en prières et sainte Marie-Madeleine, Maître de la vue de Sainte-Gudule, vers 1475, Musée Grand Curtius, Liège
En comparant la Vierge au chancelier Rolin avec cette autre conversation sacrée, Ingrid Falque note que de nombreux facteurs, autres que la position du donateur, contribuent à régler la balance délicate de l’image [4] :
« Marie-Madeleine joue ainsi un rôle de médiation entre la Vierge et la jeune femme en prière, intermédiaire dont se passe Nicolas Rolin, portraituré seul face à Marie. De prime abord, cela accentue la proximité entre cette dernière et le chancelier, tout comme le non respect des règles héraldiques… Toutefois, divers éléments du tableau de Liège instaurent un plus haut degré de proximité entre la jeune femme portraiturée et la Vierge que dans le tableau de Van Eyck. Le plus marquant de ces éléments est sans conteste la position de la femme, qui au lieu d’être figurée pieusement les mains jointes, comme c’est traditionnellement le cas, serre entre les mains un chapelet que tient aussi l’Enfant. Ce dernier semble d’ailleurs vouloir se pencher vers la dévote, mais sa Mère le retient. L’impression de proximité est également renforcée par le jeu de regards entre la Vierge et la jeune femme que l’on ne retrouve pas dans le tableau de Nicolas Rolin. Le cadrage plus serré dans le tableau liégeois accentue également cet effet de proximité.
Une analyse comparative de ces deux œuvres permet donc de nuancer l’idée généralement admise selon laquelle la présence d’un saint patron crée une distance entre la personne portraiturée et le personnage saint. Dans ce cas-ci, en effet, les autres éléments signifiants de la composition (jeu de regards, jeu des mains, cadrage) plaident pour une lecture plus fine des œuvres laissant présager que la distance instaurée par la présence d’une figure de médiation peut être atténuée par d’autres éléments signifiants de la composition. «
La théorie de l’image mentale
I.Falque discute ensuite la théorie de Harbison, selon laquelle les scènes religieuses comportant un dévot en prière matérialiseraient en fait l’image mentale qu’il s’est formé dans son esprit.
« L’intégration d’un portrait dans une œuvre religieuse ne serait donc pas un « simple anachronisme », mais une visualisation des méditations du dévot portraituré. L’absence de nuée symbolisant la séparation entre les deux mondes serait comblée par d’autres artifices picturaux suggérant la présence de deux niveaux de réalité distincts, tels que le regard plongé dans le vide des dévots. Bien que séduisante, cette théorie est loin d’être applicable à tous les tableaux comportant des portraits dévotionnels. La confrontation de celte hypothèse avec les œuvres soulève de nombreuses questions : lorsque le tableau comporte plusieurs portraits, peut-on considérer qu’il s’agit d’une vision commune à toutes les personnes portraiturées ? Quelle est la signification du saint patron présentant le dévot au personnage saint ? Si ce dernier est vraiment une image mentale créée par le dévot, la présence d’un intercesseur ne serait-elle pas superflue? Comment interpréter les échanges de regards et les contacts physiques entre le dévot et le personnage saint, comme c’est le cas dans le tableau du Maître à la Vue de Sainte-Gudule évoqué précédemment ? L’interprétation de Craig Harbison possède donc des limites qui traduisent bien les difficultés et les problèmes que soulève l’analyse du langage de ces images complexes. »
Nous reviendrons sur les conventions liées à la représentation d’une image mentale dans 3-1 L’apparition à un dévot.
http://arthistorynewsreport.blogspot.com/2018/08/the-charterhouse-of-brugesjan-van.html [4] Ingrid Falque, « Le portrait dévotionnel dans la peinture des anciens Pays-Bas entre 1400 et 1550 : approche méthodologique pour une analyse du langage de l’image. » https://openaccess.leidenuniv.nl/bitstream/handle/1887/18544/Pages%20from%20FALQUE%20%281%29.pdf?sequence=1