Triptyque de Dresde
Van Eyck, 1437, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresden
Un donateur inconnu
Le donateur de ce tout petit triptyque de dévotion n’a pas été identifié [1] : ce qui rend très difficile la compréhension précise des intentions de Van Eyck.
Le donateur se trouve dans le volet gauche du triptyque, présenté par un Saint Michel dont l’équipement militaire est quasiment identique à celle du Saint Georges de la Madonne au chanoine Van der Paele. L’identité de Saint Michel est fournie par les textes inscrits sur le cadre [2] , mais il n’est pas certain que le donateur se soit prénommé Michel (ce saint pouvant être choisi simplement en raison de son prestige).
Dans le bas côté gauche
L’ensemble du triptyque figure une église, selon une perspective sans point de fuite unique (comme toujours chez Van Eyck). La Vierge à l’Enfant, de taille gigantesque par rapport aux colonnes, occupe l’emplacement de l’autel. Tout autant qu’à une présentation officielle, c’est donc à une sorte de célébration, de Messe incarnée, que le dévot est convié. Mais il reste à distance respectueuse, retranché dans le bas-côté gauche, figé, à genoux entre l’archange et une colonne cachée dans l’épaisseur du cadre.
Le circuit des regards est étrange (flèches bleues) : tout en désignant de l’index son protégé, Saint Michel interroge du regard la Vierge et l’Enfant, qui regardent tous deux le donateur, tandis que celui-ci regarde Sainte Catherine qui, en face de lui dans l’autre bas-côté, regarde son livre. Dans la main gauche, l’Enfant tient un objet vert trop abimé pour être déchiffrable (raisins ou perroquet).
On lit souvent que l’archange se trouve sur une marche surélevée, mais il n’en est rien : Saint Michel et le donateur agenouillé, tout comme Sainte Catherine et la roue brisée sont de plain pied (la forme rouge posée sur le carrelage à côté de la roue n’a pas été identifiée).
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L’esthétique d’un Livre d’Heures (SCOOP !)
Dans de rares Livres d’Heures, une banderole sert d’intermédiaire entre le donateur et la Madonne : soit le donateur y inscrit sa demande de salut, soit l’Enfant s’en sert pour lui répondre (voir 2-4 Représenter un dialogue).
Discite a me, quia mitis sum et humilis corde Venez à moi vous tous qui êtes fatigués et ployez sous le fardeau, et je vous soulagerai. Prenez sur vous mon joug, et recevez mes leçons : je suis doux et humble de cœur; et vous trouverez du repos pour vos âmes, car mon joug est doux et mon fardeau léger. » Matthieu (11:28-30)
Bien qu’il dépasse la question du salut personnel du donateur, ce texte, avec son l’invitation à apprendre (« recevez mes leçons ») suggère un commanditaire tourné vers l’étude et la pratique de la dévotion privée. Tout aussi parlants sont les longs textes inscrits sur le cadre, et qui exaltent Saint Michel, la Vierge et Sainte Catherine.
Plusieurs commentateurs se sont étonné de l’écart entre ces textes et les images.
Les Epoux Arnofini, Van Eyck, 1434, National Gallery, Londres (détail)
En particulier, le texte du cadre de Sainte Catherine insiste sur son humilité (« Nue, elle a suivi le Christ nu… elle s’est départie des biens terrestres ») alors que l’image nous la montre en princesse, dans des vêtements luxueux qui rappellent ceux de madame Arnolfini (y compris le geste élégant de la main remontant la robe).
Or ces textes sont des extraits littéraux de la Bible (pour celui de la Vierge) ou des Bréviaires, le jour de la fête des deux Saints.
D’où l’idée que ce triptyque serait un objet portatif embarquant, dans sa structure repliable [3] ainsi que dans l’écart entre la liberté de l’illustration et le texte, l’esthétique d’un livre de prières.
Le pélican et le phénix>
La fontaine de la vie (détail)
Ecole de Van Eyck, 1432, Prado, Madrid
Ce couple apparaît déjà dans La Fontaine de la Vie : traditionnellement, le pélican, qui se sacrifie pour donner de la nourriture à ses enfants, est une image de la mort du Christ : et le phénix, qui renaît de ses cendres, représente sa résurrection, autrement dit la Victoire contre la Mort.
Ils décorent ici les bras du trône, tandis que le haut des montants reprend à l’identique deux scènes des chapiteaux de la Madonne au Chanoine Van der Paele, dont nous avons vu que la composition répond à la thématique du Sacrifice et de la Victoire.
Cette lecture s’étend-elle ici aussi jusqu’aux personnages des deux Saints et du donateur ?
Une lecture d’ensemble (SCOOP !)
Lynn F. Jacobs a remarqué que les deux animaux qui décorent la tenture du dais, un lion blanc et une licorne bleue, s’inscrivent dans la même thématique :
« Le pélican et la licorne signifient tous deux les souffrances et l’humilité liées à la condition terrestre, en contraste avec le phénix et le lion, qui représentent le triomphe glorieux et le salut que l’on peut attendre dans le ciel... ces symboles placent le coeur du sujet – le dualisme entre la terre et le ciel – au coeur même du triptyque » ([4] , p 83)
Le dualisme qui est ici en jeu me semble légèrement différent : en raisonnant plutôt en terme de Sacrifice et de Victoire (comme pour la Madonne au Chanoine Van der Paele), on y inclut tout naturellement la Sainte Martyre et l’Archange armé.
En notant l’analogie visuelle entre les différentes figures de la petitesse et de la fragilité (le donateur sous l’épée de Saint Michel , Isaac sous l’épée d’Abraham, David sous le bouclier de Goliath, la roue brisée sous l’épée de Sainte Catherine), on en vient par raison de symétrie à deviner le rôle du donateur : de même que l’épée et la roue sont pour la Sainte les instruments de son supplice, de même l’épée et le donateur sont pour l’Archange les instruments de sa Victoire.
En se désignant comme tel, le donateur nous livre une indication sur sa profession, ou du moins sur sa dévotion : militaire (ou militant en faveur des Croisades), il est dans le camp de ceux qui lèvent l’épée contre le Lion, comme le montre l’unique chapiteau à figures du tableau, au dessus de l’Archange :
« Tu marcheras sur le lion et sur l’aspic, tu fouleras le lionceau et le dragon » Psaumes 91:13
Une logique protocolaire
En définitive, lorsque le donateur n’est pas seul face à la Madonne (comme dans la Vierge au Chnacelier Rolin), c’est le choix des saints accompagnateurs qui détermine sa position :
- dans le cas de la Madonne au Chanoine Van der Paele, le côté honorable est laissé au saint Patron de la Cathédrale, et le donateur se retrouve à gauche de la Madonne ;
- dans le cas du Triptyque de Dresde, la présence féminine de Sainte Catherine polarise la composition et, le côté humble étant occupé par la Femme, le donateur se retrouve à droite de la Vierge à L’Enfant (bien que celui-ci ne le bénisse pas).
La même thématique du Sacrifice et de la Victoire sous-tend les deux compositions mais, dans le second cas, elle s’incline devant le protocole : la figure sacrificielle (la martyre) se trouve du côté Victoire (moitié droite) et les figures combattantes (l’archange et le doanteur) du côté Sacrifice (moitié gauche).
En principe, ce croisement aurait pu être évité en inversant les sculptures du trône : mais mettre David avant Isaac, et le phénix avant le pélican, aurait heurté la logique chronologique de l’Ancien et du Nouveau Testament.
https://www.thefreelibrary.com/Justice+%26+mercy%3A+the+patron+of+Jan+Van+Eyck%27s+Dresden+Triptych%3A+the…-a0177266348 [2] https://en.wikipedia.org/wiki/Dresden_Triptych [3] Selon une théorie récente, il pourrait s’agir d’un autel portatif commandé par les Giustinani, des marchants de Bruges.
Noëlle L. W. Streeton, « Jan van Eyck’s Dresden Triptych: New Evidence for the Giustiniani of Genoa in the Borromei Ledger for Bruges », Journal of Historians of Netherlandish Art, Volume 3, Issue 1, 2011.
https://jhna.org/articles/jan-van-eycks-dresden-triptych-new-evidence-giustiniani-of-genoa-borromei-ledger-bruges/ [4] Lynn F. Jacobs « Opening Doors: The Early Netherlandish Triptych Reinterpreted »
https://books.google.fr/books?id=JiMIJEexMFsC&pg=PA83&lpg=PA83