Challenge critique 2019
Publié le 27 mai 2019 par Aicasc
@aica_sc
CHALLENGE CRITIQUE 2019
Vous avez remarqué et particulièrement apprécié une oeuvre ou un groupe d’oeuvres de l’exposition PICTURAL ? Que vous soyez amateur, plasticien, critique, apprenti – critique, étudiant, envoyez à [email protected] votre analyse argumentée sous fichier word de 1500/2000 mots maximum. Elle sera soumise à un comité de lecture composé de membres de l’Aica Caraïbe du Sud et de ( ou des ) artiste(s) concerné(s). L’article sera publié sur le blog de l’Aica après l’accord de l’artiste (ou des artistes concernés) et du comité de lecture. Cette proposition reste valable jusqu’à la clôture de l’exposition.
Jacqueline Fabien
Pourquoi ne pas peindre le tragique
200×390 cm
©Photo J.Zobel
Remarquer : Avoir le regard attiré par quelque chose, se rendre compte de quelque chose, distinguer une chose au milieu d’autres choses.
Apprécier : porter un jugement favorable sur une chose, en reconnaître la valeur, la qualité, l’importance.
Jacqueline Fabien
Pourquoi ne pas peindre le tragique 2
En visitant une exposition aussi dense, aussi intense que l’exposition PICTURAL proposée à la Fondation Clément, en cheminant d’œuvres en œuvres, de périodes en périodes, de styles en styles,on ne s’attend pas à ce qu’un choc émotionnel soit organisé par la commissaire Dominique BREBION et la scénographe Yvana VAÏTILINGON.
Or, en descendant dans la grande Nef, alors que vu d’en haut d’épaisses cimaises noires masquent volontairement une partie des œuvres, on se trouve, en pénétrant dans la salle, face à deux immenses triptyques dont le titre inscrit sur l’œuvre en lettres blanches majuscules « POURQUOI NE PAS PEINDRE LE TRAGIQUE ? »* ne laisse aucun doute quant au propos de l’artiste.
L’artiste, c’est Jacqueline FABIEN dont nous connaissons le parcours artistique et personnel, mais jamais le choc n’avait été aussi prégnant. Sans doute à cause des grands formats, sans doute par contraste avec les figures bariolées des Déracinés de Thierry CAUWET qui se balancent au premier plan, sans doute par l’opposition entre le triptyque à fond bleu foncé et celui à fond rose. Faut-il y voir une lueur d’espoir, une résilience ?
Nous reviendrons sur le détail de ces deux compositions car la surprise n’est pas terminée, les subtilités scénographiques se poursuivent quand on se retourne de l’autre côté de la salle où sont juxtaposées 5 toiles verticales, tropicalement colorées, avec 5 cocotiers/feux d’artifice épurés et flamboyants, dont l’auteur n’est autre que Jacqueline FABIEN qui nous offre là le cheminement de sa résilience personnelle. « Nous ne sommes pas des bâtisseurs de cathédrale »** peut être, mais ces cocotiers lumineux érigés comme des vitraux, exaltent la vie, « La Vie, bien sûr !, rien d’autre !!! » nous dit Jacqueline FABIEN en tête de son catalogue de l’exposition EXALTER de Tropiques Atrium en février 2018, même si ce polyptique date de 1988, avant l’irruption de la tragédie.
Le cœur alors empli d’espoir, de sérénité, on peut se retourner à nouveau et regarder, apprécier les deux triptyques tragiques.
Pourquoi ne pas peindre le tragique (détail) photo Vincent Gayraud
Dans le catalogue de l’exposition PICTURAL l’auteur nous parle de promenades à BASSE POINTE, mais la désolation du paysage évoque aussi NORD-PLAGE à MACOUBA *** dans le même secteur géographique ; il suffit de prolonger la promenade. La disparition de ce village est comme un écho à la disparition du jeune homme, à notre impermanence, des cases sont comme effacées, rayées, noyées sous les coulures de pluie ou de lave, des cocotiers décharnés, des lignes acérées et violentes. On est confronté à une figuration narrative mêlée d’expressionnisme.
Pourquoi ne pas peindre le tragique (détail) photo Vincent Gayraud
Dans le triptyque rose, il y a même une sorte de lamentin, cet animal disparu à l’origine de la légende des sirènes, mais il n’a pas de tête ; c’est peut être une femme, une mère, dont les seins turgescents n’ont plus de nourrisson ? Une piéta sevrée et décapitée ?
On y retrouve le thème récurrent de Jacqueline Fabien, le corps comme paysage ou le paysage comme corps.
Après la mère, la mer ! Immobile, sereine, ce qui est étrange pour la côte atlantique de la Martinique, « la grand’lèche hystérique de la mer » dit Aimé Césaire en parlant de BASSE POINTE « On n’a jamais vu un sable si noir, et l’écume glisse dessus en glapissant, et la mer la frappe à grands coups de boxe ****; La chevelure qui tremble tout en haut de la falaise/ le vent y saute en inconstantes cavaleries salées »
Or, Jacqueline FABIEN nous la restitue en grands aplats colorés, opaques, sombres, immobile comme un lac. Quand la mort surgit soudain, le réel envahit tout, empêche même parfois la pensée, menant les individus aux portes de la sidération, de la stupeur. La réalité est trop abrupte, même la tempête est figée. Seul le temps permettra le deuil, le retissage d’un désir de vivre.
Dans le triptyque rose, l’exil volontaire de l’auteur en Bretagne a laissé des traces. La mer s’est réduite, on se croirait à marée basse ! On peut s’échapper du paysage à la voile. Il y a même une once de ciel bleu. Mais le corps de la mère-pieta-sirène-lamentin nous ramène au drame.
Que penser des éléments glanés –mes glaneries, dit l’auteur-, sont-ils trouvés sur l’estran, dans les ruines ? Sont-ils des souvenirs anciens ? Surtout, ils ancrent la scène dans le réel et donc ajoutent au tragique.
Mais l’émotion particulière ressentie devant cette présentation associant les deux triptyques et les cinq cocotiers/cathédrales, tient à l’espoir qu’elle révèle, au chemin que l’on peut poursuivre, à la mémoire qu’elle honore.
Michèle ARRETCHE
Amateur d’Art
* Triptyque I et Triptyque II, 200 x 390 cm chacun, 2018
** Polyptyque, 196 x 550, 1988
*** Nord-Plage, film de José Hayot, scenario de Patrick Chamoiseau, 2004
* * * * Aimé Césaire, Cahier du retour au pays natal, p. 34