Dans l'idéal, il serait préférable d'avoir un maître.
Ou pas.Dans les traditions, le maître est de fait un homme qui imite un génie spirituel. Par exemple, un lama tibétain est censé incarner la perfection d'un Bouddha. Un gourou imite Shiva, Vishnou, Krishna, Kâlî, etc. Un maître de Vedânta "représente" Shankara. Un directeur spirituel chrétien montre le Christ, un maître zen est censé être un Bodhidharma en chair et en os, etc.
Mais, comme de fait bien souvent ce "maître vivant" (expression sikh/sant) est loin d'égaler le génie dont il se réclame, un ensemble de règles, de rituels et de symboles pallie cette infériorité. D'où la rigidité, le dogmatisme, la lourdeur des traditions.
Quand vous lisez Longchenpa et que vous vous retrouvez face à tel Rimpotché, fut-il doté d'un beau pédigré, un certain décalage est évident. En théorie, vous pourriez poser les questions que vous auriez toujours voulu poser à Longchenpa. En pratique cependant, les choses sont bien différentes. Le Rimpotché n'a souvent qu'une connaissance superficielle et passive de la pensée de Longchenpa. Quand vous le questionnez, vous avez l'impression d'appuyer sur un bouton et d'entendre une réponse toute faite. Le nombre des questions audibles par le Rimpotché est limité, de même que le nombre de réponses possibles. Si votre question ne rentre pas dans les cases, vous réalisez rapidement que votre interlocuteur ne fait que répéter, ne fait qu'imiter un ancêtre glorieux. Tel Rimpotché est un individu quelconque déguisé en Longchenpa. Mais il n'est pas Longchenpa.
Rares sont les gourous à la hauteur de leur tradition. Ils sont plus occupés à diriger la vie de leurs ouailles, à faire la promotion de leur tradition (ou leur propre promotion, la frontière n'étant pas toujours nette) et à gérer leur patrimoine.
Combien de maître "vivants" ai-je rencontré ?
Pour moi, un maître vivant est un individu passionné par ce qu'il transmet, curieux et, surtout, capable de penser par lui-même et qui connaît à fond sa tradition, la philosophie dont il se réclame. J'ai connu peu de ces individus : Douglas Harding me vient à l'esprit en premier, et il portait, à sa manière, une certaine tradition de pensée ; ensuite Nyoshul Khenpo pour le dzogchen, l'un des rares, si ce n'est le seul, à paraître s'intéresser vraiment à son sujet. Et... je crois que c'est tout, parmi les "vivants" du moins.Mais cet adjectif convient-il ?
J'ai d'autres maîtres, qui me parlent à travers leur parole, écrite dans des livres. Ces maîtres-là sont-ils moins vivants ? Quand vous faites l'expérience de la relative médiocrité des représentants de telle ou telle tradition glorieuse, vous revoyez - pourquoi pas ? - votre jugement sur les livres.De fait, dans ce rayon j'ai beaucoup de maîtres. Exigeants et puissants.
On dit que d'un livre, on peut faire ce que l'on veut, et qu'il ne vous reprendra pas comme un "maître vivant" peut le faire. C'est faux. Combien de fois ai-je vu des "disciples" manipuler leur "maître" pour leur faire dire ce qu'il ne disait pas ? Alors qu'un livre est fixé : il dit ce qu'il dit. On peut lui faire dire autre chose, mais sa parole demeure, imprimée, obstinée.On dit aussi qu'un maître peut répondre à des cas particuliers. Mais comme je l'observais plus haut, c'est rarement le cas. Très rarement. Alors qu'un livre dit ce qu'il dit, et il invite ses lecteurs à penser par eux-mêmes, à aller au-delà de la lettre pour trouver des réponses à des questions nouvelles. Le "maître vivant" infantilise. Le maître-livre responsabilise (expression certes fort laide, mais vous m'avez compris).
Parmi ces maîtres-livres, voici les principaux. En vérité, il y en a des centaines d'autres, dans toutes les traditions, mais je me concentre ici sur ceux qui me paraissent être ceux de toute une vie :
- Abhinavagoupta, la Lumière des Tantras, la Méditation sur le Poème pour la reconnaissance du maître, etc.
- Outpala Déva, le Poème pour la reconnaissance du maître (précisément).- La Doctrine secrète de la déesse Tripurâ et la philosophie de la Reconnaissance en général.
- Douglas Harding, toute son oeuvre.
- Platon
- Plotin, Proclus, le "néoplatonisme" (un corpus énorme).
- Épictète, Sénèque, Marc-Aurèle, le stoïcisme (et ça remplace des wagons de "développement personnel" !).
- Hadewijch d'Anvers, Jean de la Croix, les mystiques catholiques, franciscains en particulier au XVIe/ XVIIe siècles. Une centaine d'auteurs.
- Longchenpa et quelques textes dzogchen.
- Les deux/trois principaux manuels de la Mahâmudrâ.
- Les Oupanishads, Shankara et Soureshvara.
- Tsongmi, pour le zen.
- Tchouang Tseu.
Voilà. Il me semble que ces auteurs sont de grands "maîtres vivants", vivants dans leur parole. Ce ne sont pas ceux que je "préfère" (je suis loin d'être toujours d'accord avec Platon ou les Stoïciens), mais, indépendamment de mes préférences, je constate en eux une grandeur singulière qui dépasse justement les questions de goût. Ils sont des maîtres. Pour toute une vie. Voire pour plusieurs. Ils ont une valeur objectivement universelle. Vous pouvez y revenir, encore et encore. Ils ne vous lâcheront pas. Ils sont toujours disponibles, silencieux, présents. En même temps, ils ne cèdent pas aux modes passagères et aux diktats du Marché. Ce ne sont peut-être pas des maîtres qui vous transmettent l'éveil d'un coup de baguette magique, mais ils font mieux à mon sens : ils nourrissent l'adulte en vous. Eveil et sagesse, simple, facile et accessible à tous : ils pointent votre essence parfaite et parlent d'une vie à partir de cette vérité. Ils sont les véritables maîtres vivants.