Critique d’Un ennemi du peuple, d’après Ibsen, vu le 17 mai 2019 au Théâtre de l’Odéon
Avec Sharif Andoura, Cyril Bothorel, Nicolas Bouchaud, Stephen Butel, Cyprien Colombo, Vincent Guédon, Jeanne Lepers, Agnès Sourdillon, dans une mise en scène de Jean-François Sivadier
Je n’arrive pas à me faire d’avis déterminé sur le travail de Jean-François Sivadier. J’avais vu il y a quelques années, déjà à l’Odéon, une Dame de chez Maxim plus qu’honorable qui me laisse un bon souvenir, entaché depuis par la reprise d’Italienne scène et orchestre que j’ai découverte la saison dernière et que j’avais trouvé inutilement poussive et sans grand intérêt. Dans son Ennemi du peuple, il retrouve son fidèle Nicolas Bouchaud et lui propose à nouveau le même genre de rôle, légèrement cynique, toujours proche du public, presqu’hors de la scène et du jeu. Un rôle qui, s’il pouvait faire illusion dans ses précédentes créations, ne sied pas si bien que ça à Ibsen.
La ville dans laquelle se déroule la pièce doit une partie de sa richesse à l’établissement de bains qu’administre le préfet Peter Stockmann et pour laquelle travaille son frère, Tomas, médecin. Mais celui-ci avait des doutes quant à la propreté du lieu et a fait faire des analyses qui viennent confirmer ses soupçons : les eaux sont contaminées, d’immenses travaux sont à envisager pour garantir la santé des curistes. Tomas semble voir ici l’évidence mais tous, en face de lui, ne sont pas de cet avis et il va progressivement devenir l’ennemi du peuple.
J’ai mis du temps pour l’écrire, ce papier-là, mais je pense que je ne serai toujours pas satisfaite par ce qui en ressortira. Je suis très partagée par ce spectacle, mais les frontières entre ce que j’ai aimé et ce que j’ai moins aimé restent assez floues et je risque d’être confuse dans mes explications. Cette confusion, je la dois d’abord au spectacle qui est lui-même un peu désordonné par endroits. Je m’explique.
Il y a d’abord le texte d’Ibsen, que je découvrais. Un théâtre éminemment politique, dégageant une puissance et une grandeur qui ne cherchaient qu’à s’affirmer par la suite. Un théâtre quasiment classique par les échos à l’actualité qui résonnaient parfois dans certaines répliques. Un théâtre que j’aurais aimé réellement découvrir, comprendre, du théâtre qui m’aurait donné davantage à réfléchir que ce en quoi il a été transformé. Une transformation que je ne cautionne en aucun point.
Il y a la vision du metteur en scène, calquée par-dessus Ibsen. Une vision audible – après tout, c’est bien pour voir une interprétation que je vais au théâtre, sinon je me contenterai de lire des textes chez moi – mais que je ne partage pas et qui m’a plutôt irritée tout au long de la pièce. Pour souligner l’ironie présente chez Ibsen, Sivadier a rajouté des détails burlesques à sa mise en scène qui ne me semblaient pas nécessaires : il cherche à faire rire le public par ce que j’appellerais des actes gratuits. Les comédiens sont dirigés de manière à rendre leurs personnages presque caricaturaux. C’est facile, et ça n’ajoute rien, à part à ma mauvaise humeur. Par ailleurs, il a également fait le choix d’un procédé de distanciation, que je m’explique moins – à mon humble avis, il aurait davantage exploité la force de la pièce en la jouant franc jeu. A quoi bon montrer la machine à fumer lorsque les personnages sortent les cigares, ou jeter de la poudre blanche en s’exclamant « il neige ! » ? Cette distanciation empêche toute montée de tension dans la pièce, et c’est dommage.
Il y a enfin le show Bouchaud, troisième couche de ce spectacle, qui l’alourdit encore. Ce show, je le reconnais volontiers, est tout à fait cohérent avec l’ensemble de la construction du spectacle, et particulièrement avec la distanciation voulue par Sivadier. Il permet notamment d’expliquer, et rend d’ailleurs tout à fait honneur à un ajout survenu plus tôt dans le spectacle : la montée d’un spectateur sur scène. On avait pu en effet observer comment Bouchaud se mettait progressivement le spectateur dans la poche et comment, soudainement et de manière plutôt impolie, ce dernier avait dû quitter la scène sans demander son reste – il avait été, en quelque sorte, manipulé. Cela fait écho à son discours de l’acte IV, ce fameux show Bouchaud dont je voudrais parler. Alors oui, c’est malin, c’est assez ingénieux, mais franchement, on n’est pas venus là pour ça.
Tout d’un coup, on sort d’Ibsen. On se met à parler de gilet jaune, on se retrouve dans une mise en abîme du théâtre, on se met à parler du rapport entre un comédien et son public, on se fait insulter par Nicolas Bouchaud qui nous traite allègrement de veaux – ce qui fait beaucoup rire le public de l’Odéon. De mon côté, je grommelle. Je me sens un peu trahie devant cette adaptation libre d’Ibsen alors même que le texte annonçait le texte fidèle de la pièce. La lecture de la pièce que fait Sivadier, en proposant une analogie politique/acteur et peuple/public aurait pu être intéressante, mais pas sous cette forme. J’ai l’impression qu’il a voulu en faire trop d’un coup : entre la distanciation, le burlesque, l’adaptation, il aurait fallu choisir un cap et s’y tenir. Là, on se perd. Toute cette série d’écarts au texte initial rend l’ensemble plutôt incompréhensible. Il y a une disparité gênante entre les grandes scènes de confrontation, qui viennent d’Ibsen, et cette espèce de « show » – dont j’apprendrais plus tard qu’il est issu d’une improvisation en répétition : la greffe ne prend pas.
Je suis donc partagée. Tout n’est pas à jeter, les comédiens sont très bien dirigés et donnent à entendre le texte avec brio – mais on sent qu’il pourrait être plus marquant encore. Je suis heureuse malgré tout d’avoir découvert ce grand texte derrière une mise en scène qui se regarde… et qui voudrait peut-être suivre la lignée de Ça ira, la merveille de Pommerat qui continue de se jouer actuellement à la Porte Saint-Martin. Mais n’est pas Pommerat qui veut, et si les inspirations sont continues tout au long du spectacles – sur les choix musicaux, sur les lumières qui accompagnent le show Bouchaud, sur l’utilisation du public comme d’une assemblée – Sivadier ne parvient pas à recréer l’immersion et la totalité des spectacle de Pommerat. La mayonnaise ne prend pas, et le goût qui reste en bouche est bien trop pâteux. Dommage.
Il m’en restera l’envie de découvrir ce texte… et de voir Nicolas Bouchaud, un jour, dirigé autrement.