Wall-e

Par Rob Gordon
L'an dernier, l'univers tout entier s'extasiait devant les aventures incroyables (hum), hilarantes (hum) et touchantes (hum) d'un rat parisien devenu roi de la cuisine. Pixar avait à nouveau réussi son pari : faire briller les yeux des gens, ébahis par un sens révolutionnaire de la morale (hum) et un savoir-faire technique irréprochable (du genre "waow, c'est dingue, les poils on dirait des vrais"). Ne manquait qu'un peu d'humanité, de matière, d'esprit pour faire un vrai film capable de ne pas toucher que les milliards d'ados attardés dont l'angélisme pollue un peu trop notre planète. Arrive Wall-E, petit robot ménager ressemblant d'assez près à son vieil oncle Johnny 5, et dernier locataire d'une Terre étonnamment vidée de sa population. De quoi s'attendre à un nouveau feu d'artifice technique (du genre "waow, les boulons, on dirait des vrais") et à une morale aussi belle que rebelle, nageant quelque part entre l'insupportable Yann Arthus-Bertrand et le lourdaud Nicolas Hulot.
L'erreur, c'est que Wall-E n'est pas un film d'animation. C'est un film tout court, qui s'assume en tant que tel, et a le courage de ne plus se planquer derrière la beauté de ses images et l'universalité de son message bien coloré. Scénariste et réalisateur du film, Andrew Stanton y révèle un talent bien plus profond que celui de simple animateur de bonshommes et de robots. Son oeuvre convoque Arthur C. Clarke, Jacques Tati, Stanley Kubrick et Andrei Tarkovski. Wall-E est un film visionnaire, en toute humilité, et va bien au-delà de ce que même les fans les plus extrémistes pouvaient attendre d'un Pixar.
Deux parties : largement reprise dans l'assommante campagne promotionnelle, la première se déroule donc sur Terre, avec ce petit Wall-E qui tue le temps en rangeant la planète et en collectant les objets insolites qu'il trouve sur son passage. Seul compagnon : une sauterelle. Pas besoin d'être Einstein pour comprendre que tout le début du film est muet, sauf à considérer les trois mots prononcés par le héros d'acier avec sa voix électronique. Comme dans un Je suis une légende version drôle, on suit Wall-E au gré de ses micro-aventures burlesques, chaplinesques, d'une naïveté confondante qui provoque à la fois des crises de rire et une intense émotion. On aura rarement vu autant de nostalgie que dans les yeux de ce petit être si sensible alors qu'il aurait dû être inanimé et complètement froid. À vrai dire, on passerait bien une heure et demie avec lui, à trier des déchets et à engranger les souvenirs d'un temps où les humains vivaient dans le bonheur (ou dans son illusion). Mais voilà qu'arrive Eve, robot femme, glacée et aux réactions épidermiques, qui vient ravager le coeur de Wall-E et tenter d'accomplir une mission mystère sur la Terre. Toujours aussi muet que le début (peu d'autres mots que "Wall-E" et "Eve" sont prononcés), ce chapitre annonce la mutation d'un film toujours plus inattendu. À l'anticipation se mêle une romance intense et compliquée, proprement bouleversante, qui va nous mener imperceptiblement vers la deuxième moitié de ce Wall-E qui nous a déjà conquis depuis fort longtemps.
Seulement voilà : comment faire plus beau et plus fort que cette première partie parfaite mais humaine ? Comment ne pas rompre cette magie, puisque d'autres personnages et d'autres enjeux vont forcément apparaître ? La réponse d'Andrew Stanton est fort simple : il suffit d'avoir un talent monstre et un regard affûté. Cette bifurcation, qu'il faut absolument découvrir par soi-même, apporte la preuve irréfutable du caractère visionnaire de cette oeuvre. La vision du futur est glaçante et crédible, très poussée mais pas caricaturale. Dans ces nouveaux décors, Wall-E et Eve vont se débattre et tenter d'arriver à leurs fins, à travers une nouvelle montée en puissance étourdissante et irrésistible. L'ambition de Pixar et de Stanton a été revue à la hausse : Wall-E n'est clairement pas un film pour les enfants. Certes, ils apprécieront les gags les plus accessibles (Wall-E qui se casse la figure, Wall-E qui joue au jokari...) et les quelques courses-poursuites qui jalonnent cette deuxième partie, mais le propos et le génie de l'ensemble leur échapperont complètement. D'autant qu'en cohérence avec les thèmes abordés, le film refuse l'obsession de l'exploitation commerciale, refusant d'aligner des hordes de personnages secondaires gaffeurs clairement identifiés, avec chacun son nom et sa personnalité. Poursuivant un objectif plus marqué et plus haut placé, Stanton ne s'attarde pas sur ce genre de vignettes qui rendent les films amusants mais les détournent de leur voie.
Il est impossible d'en raconter davantage sur la construction dramatique du film, mais Wall-E atteint en tout cas de vrais sommets dans sa description de l'univers et de ce que nous en avons fait. Il y a bien une morale, mais celle-ci n'est pas martelée façon Disney. Tant pis pour la répétition : Wall-E n'est pas un film d'animation, c'est un film tout court. Une brillante oeuvre de SF qui mêle à son ingrédient de départ un sérieux soupçon de romance et un gros bloc de tragicomique. Mise en scène admirable et inventive, refus des concessions : Wall-E est capable de séduire un public exigeant, qui fait habituellement la moue devant les produits animés. Les marmots, eux, seront peut-être moins conquis. Pas grave : il suffira, en rentrant à la maison, de les coller devant le poste et de leur mettre pour la 217ème fois une gentille connerie façon Cars ou Le monde de Nemo, et ils auront totalement oublié ce très grand film bien trop intelligent pour eux.
9/10