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Depuis des années, j’observe le monde du livre en Afrique et les textes publiés par des africains et des afro-descendants. J’observe les discours produits à l’extérieur du continent par des écrivains. J’ai pu interviewer des acteurs qui participent aux instances de légitimation du livre. Les caciques. Les nouveaux mécènes. Les institutions. Sur mon blog ou dans mes contributions à la plateforme L’Afrique des idées, vous trouverez plusieurs comptes rendus sur des événements participant à la promotion du livre africain comme les salons littéraires (SILA, Parole d’Indigo, Pavillon des lettres d’Afrique, Stand des livres et auteurs du Bassin du Congo, etc.) et cafés et prix littéraires (Palabres autour des Arts, La CENE littéraire).
Une des grosses difficultés que j’ai constatée, c’est la faillite de la logistique du livre produit en Afrique. A savoir, la faiblesse, sinon l’inexistence de circuits de distribution sur le continent. Le chaos sur la question de la diffusion. Le manque de librairies physiques et d'espaces de lecture. L’absence de connexion entre les réseaux du sud de la Méditerranée et ceux d’Europe et d’Amérique. Une rupture aussi profonde qu’une fosse abyssale au coeur de l’Océan Pacifique. Alors que je terminais mon MBA en marketing digital, je me suis intéressé à l’accès aux textes venant du Sud et sur les moyens de les atteindre et de les faire circuler. Un livre pris en otage par son espace de création du fait du contexte évoqué plus haut et de la résistance des auteurs et des éditeurs aux nouveaux supports de lecture qu’offre en alternative l’édition numérique.
J’ai aussi pu mieux comprendre les raisons expliquant la volonté des plus belles plumes africaines d’être reconnues avant tout sur la place parisienne. L’audience acquise en Europe permet, au-delà d’obtenir une certaine reconnaissance dans le monde du livre français, de dépasser les barrières des littératures nationales ankylosées dans ces chaines du livres fragmentées en Afrique. Ainsi, un auteur comme le Béninois Daté-Atavito Barnabé-Akayi jouissant d’une reconnaissance complète dans son pays, avec des textes légitimés et lus par de nombreux élèves béninois, est parfaitement inconnu en Côte d’Ivoire ou au Cameroun. Il ne s’en plaint pas d’ailleurs. Je pense que ces stratégies de positionnement sont souvent inconscientes. Elles reposent aussi sur ce besoin d'exigence qui fait beaucoup défaut dans le travail des maisons d’édition locales africaines et dont n'importe quel écrivain ambitieux a besoin s'il ou elle désire que son œuvre s'inscrive dans la durée. Cette préoccupation souvent première élude la coédition avec des acteurs africains de ces nombreuses oeuvres littéraires qui n’ont quasiment aucune chance d’être lues en Afrique vu les prix prohibitifs des ouvrages publiés du côté du Boulevard Saint Germain.
Ainsi, en offrant une récompense de 10.000 euro au lauréat de son nouveau prix littéraire, la fondation Orange change une donne importante en offrant une plus grande visibilité aux œuvres produites en Afrique. Rappelons le principe de ce prix. Les oeuvres sont sélectionnées sur deux ans et elles ont la condition d’être toutes publiées sur le continent africain, dans les pays de l’espace francophone dont les responsables en charge de la politique du livre jouent parfaitement le jeu. Au départ donc, 60 livres présélectionnés. Entre nous, c’est jubilatoire pour le lecteur que je suis. Des éditeurs souvent inaccessibles pour moi dont je traquais leur présence sur des salons littéraires (seul moyen par lequel ce type d’éditeurs font circuler leurs oeuvres hors de leur territoire. Bon, j’ai naturellement un droit de réserve, mais je peux m’exprimer sur quelques points importants. En particulier, celui de différences notables en termes de travail d’édition entre les pays du Maghreb et les maisons d’édition subsaharéennes. Je n’irai pas jusqu’à parler de gouffre, mais il y a en tout cas un intérêt certain à offrir une analyse et comprendre les raisons de ces disparités : il y a une opportunité à mutualiser les expériences et pour pousser vers le haut la confection du livre avec une plus grande exigence en termes graphiques, mises en page, relectures, corrections…
Djaïli Amal Amadou, avec son roman Munyal Les larmes de la patience, constitue une sorte d’exception en termes de qualité, de sensibilité de son oeuvre littéraire à coté des textes nord africains. Disons-le. Un texte exceptionnel de mon point de vue. Un thème local, ancré dans sa communauté, sur lequel, elle ne fait pas de compromis en termes de traitement. La question du mariage forcé et de la polygamie en pays peul camerounais. Un texte oppressant, je l’ai déjà dit dans un autre article. #metoo. Et c’est aussi l’occasion pour moi, avant de terminer cet article d’évoquer ces thèmes propres au continent. Certains sont déjà traités depuis l’extérieur. Le djihadisme. Le terrorisme religieux. La migrance. Mais d’autres thèmes moins mondiaux, plus locaux comme l’enfermement des femmes dans les sociétés traditionnelles voire urbaines, les pouvoirs occultes qui dirigent ces sociétés, la dénonciation de certaines pratiques mafieuses ou une introspection sur l’individu par le prisme du deuil, de l’abandon, du couple, le savoir. Bref, on a entre les mains nombre de livres dont on a conscience qu’ils n’auraient souvent pas passé le tamis d’une édition française, non pas uniquement pour leur qualité, mais avant tout pour leur sujet… Un petit mot pour clore sur la trentaine de lecteurs impliqués et passionnés, principalement africains, qui ont porté la présélection des 6 finalistes puis le jury pour le choix de ce roman qu’une nouvelle fois, je vous recommande : Munyal, les larmes de la patience (Ed. Proximité). Un texte qui va pouvoir circuler au Cameroun, en Francophonie et par delà les limites du continent. Pour les amoureux des lettres, les six finalistes seront au Festival Etonnants voyageurs de Saint Malo. Bon vent ! Gangoueus,conseiller littéraire