Claire de 5 à 7
C’est avec cette phrase que je suis entré dans les œuvres de Claire Dumay. On pourrait dire d’elle : « c’est un sacré personnage », « une personnalité unique, incroyable et hors du temps », mais avant même de refermer son cinquième livre, je crois davantage que Claire Dumay est littérature. Elle est littérature avec un corps cadenassé car la littérature me semble, au risque de l’erreur, son seul lieu de vie véritable. Tout en revient à ce corps et à la pensée dans ce corps, pensées et vies non-vécues qui ne cessent de grouiller, non pas comme vers et insectes sur un corps mort, mais davantage dans un être de chair qui écrit avec un déni réel ou supposé de ces vies foisonnantes en elle qui pulsent / palpitent de toute part, de tous côtés et malgré l’entrave de mille fictions sociales. Fictions sociales et rituels qui n’autorisent pas la venue de l’accident. Et pourtant, c’est là quand le chevreuil percute sa voiture que l’émancipation frémit, avec son lot de culpabilités et d’inquiétudes. Le bonheur serait-il donc dans la surprise, alors que la narratrice verrouille et contrôle son quotidien en permanence pour que rien ne puisse advenir ?
De la pulpe et de la chair, là où l’auteur tente de nous livrer ses derniers jours de décomposition. Il y a là un combat philosophique où la virginité devient une lettre que l’on arrache à son alphabet.
Trois ans que je tourne autour d’un texte capable d’embarquer quelques rares lecteurs dans cette écriture fragmentée de haute précision, vers le s’il vous plaît ne faites pas l’impasse sur Claire Dumay. De la folie ménagère, à l’hostilité à l’égard de la famille dans Liquidation, aux rituels qui avalent une vie, à la défense du couple (l’indéfendable couple !!) qui hurle tous les désirs contradictoires. Du repassage, de la pesée, du cauchemar, de son intérieur, ou encore de sa cave dans Crispations…
La femme de tous les envers, voilà comment je perçois Claire (voyez, déjà son nom disparaît). Et l’envers de la femme au foyer sera peut-être le thème d’un de ses prochains textes ? Qu’elle sera cette chanson ? « J’aimerais mourir apaisée, au terme d’une dernière pile de linge parfaitement repassée ». Ou tout autrement !!
Claire cherche un salut entre la folie et la maladie et dans ces deux domaines elle est congédiée. Vivre / écrire est peut-être être jetée dans un monde d’errance qu’orchestre cette répudiation.
Trop de femmes en une seule. Une fervente chrétienne qui approcherait une radicalité - et sur un autre registre (inversé ?) - du SCUM Manifesto de Valerie Solanas. Je n’ai jamais vu cela. Pour la littérature de l’intime, on connaît Annie Ernaux, Chloé Delaume, Marie-Hélène Lafon et ce sera bien difficile à l’autrice de trouver parmi elles une sœur.
Après avoir « vu nue » (lu avec implication certaine et tumultueuse) Claire Dumay, je suis bien certain d’être transformé. Qu’attendre d’autre de la littérature ou d’une rencontre ? Il y a un au-delà de l’impudeur quelquefois chez Claire qui est terriblement déroutant quand bien même on s’est déjà confronté à la littérature du mal et des abîmes ou à des univers très rudes. Mais ici la violence n’est pas seulement dans un dire ou une nudité, mais aussi comme chez Thomas Bernhard dans la structure de la phrase et dans son extrême précision.
Avec Claire la proximité est si forte !! Ce monde d’écriture et son impact sur ma psyché sont tels que je me sens plus proche d’elle, écrivain de chair, que de personnes de ma famille, et allons-y sans détour de femmes avec qui j’ai passé la nuit. C’est le pouvoir de la littérature. Je suis l’ami intime de Claire Dumay, je ne lui demande pas son avis.
Aucune prise sur ce triste constat : je bute sur l’aversion que je m’inspire. » Quelle réception avoir pour cela et plus largement pour l’œuvre ? J’ai bien mon idée, (une réception très douce), mais je deviens pudique. Cela a opéré dès ma lecture d’Arracher le tapis, le texte où je la « découvre ».
Cuire à feu doux est un des textes de son livre Les éteintes bloquantes. Le récit nous présente de manière bien (trop) appuyé une femme philosophiquement infréquentable, bien certaine d’être rebutante et pour laquelle la vie domestique est le lierre enroulé sur le cœur du propos. L’apparence du propos !! Claire semble accepter / se résoudre / nous dire et redire en continu qu’elle accepte de vivre dans une marmite le plus « Claire » de son temps. Merci à elle d’en être sortie pour nous livrer l’œuvre vive qui se nourrit, elle aussi de son envers.
Le fragment Au bout de la jetée, dernières pages du livre, me laisse une sensation à mi-chemin entre la vision d’un baptême vers une vie nouvelle et le délestage du corps pour le corps d’une autre femme, c’est-à-dire la même sans verrou et lien. Aussi, le désir de surprise qui est très présent chez Claire devient le mien lecteur, lecteur qui regarde Claire, déjà - avant que le prochain texte arrive jusqu’à moi - se mouvoir.
Dans Cléo de 5 à 7, il y a la mort (et la peur de la mort (et de la maladie) et aussi : une joie de vivre très forte, une insouciance, une fraîcheur. Une femme qui est regardée, une femme qui regarde le monde. Je soupçonne Claire d’être indocile, désobéissance, bien plus que ne sait l’être (pour l’instant !!) son personnage. Je la soupçonne de promener son lecteur dans des mondes névrotiques et fausses pistes appuyant sur toute la longueur sur l’obsessionnel, sur certaines tares et gravités tout en riant sous cape, avec pour elle retenus ou non des rires monumentaux. Claire ne serait plus Cléo, mais la Ida de Pawel Pawlikowski quand elle retourne au couvent (à cette vie-là) avec parfaite lucidité et sans renoncement, avec précise connaissance du monde et d’elle-même.
Christophe Esnault
Les livres de Claire Dumay :
Au bout de la jetée ou les arcanes du corps, Atelier de l’agneau, coll. Proses, 2019, 121 p., 17€, sur le site de l’éditeur.
Liquidation, coll. La Main aux Poètes, Henry, 2017, 93 p, 8€
Arracher le tapis et autres moments fondateurs, Atelier de l’agneau, 2016, 140 p., 17 €
Crispations, Les Arêtes, 2014, 42 p., 10 €
Les étreintes bloquantes, Atelier de l’agneau, 2012, 110 p., 15 €