Souvenirs d'amour
Seconde chance
Centrée autour de deux jeunes amants, le mystérieux Yonu et la fragile Suna, l'histoire de Souvenirs d'amour est construite à l'aide de multiplications, miroirs et avatars : multiplication de sentiments, de liens entre les différents personnages, de lieux et de saisons, et, peut-être plus encore, multiplication d'indices temporels qui brouillent la linéarité. L'histoire d'amour qui relie Yonu et Suna est ordinaire, presque trop : leur rencontre en milieu universitaire, leur jeune âge où tout est à apprendre, leur innocence. Mais les épreuves du temps jouent contre eux, et c'est une aventure au passé qui est contée dans le présent. Yonu est mort depuis deux ans ; Suna essaie de vivre, à nouveau, sans lui.
On aurait pu s'attendre à une énième et banale histoire d'amour entre deux post-adolescents qui se cherchent et essaient de comprendre les sentiments nouveaux qui les animent. On aurait pu lire une aventure comme une autre, la naissance et la mort d'une relation somme toute belle, mais déjà cadrée à l'avance, aux rebondissements attendus et au suspens plat. Mais l'histoire proposée par Kim In-ho n'est rien de tout cela. Reprise et adaptée librement d'un roman coréen écrit par Lee Ji et publié sur Internet – dont le succès fut impressionnant –, elle brise les limites conventionnelles du récit et mêle différentes histoires, à l'aide de flashbacks et d'incursions récurrentes de personnages nouveaux qui viennent prendre une place déterminante dans l'histoire. Les récits adjacents viennent se greffer à une trame déterminée qui parcourt les deux tomes de Souvenirs d'amour, celle réunissant deux universitaires, Yonu et Suna.
Mais c'est Suna seule qui effectue sa rentrée universitaire aux Beaux Arts. Yonu est mort depuis deux ans, et Suna se remet lentement d'une disparition inattendue : « Comment ça se fait que j'entende maintenant la musique d'hier ? Poum poum poum... Cette musique résonne dans mon cœur. Yonu fait battre mon cœur. » Yonu et Suna se sont rencontrés alors qu'ils étaient encore tout jeunes ; Yonu avait alors dessiné le visage de Suna et ne l'avait jamais oubliée. Ce n'est que bien plus tard que leurs chemins se sont à nouveau croisés, et Yonu a alors tout entrepris pour qu'ils ne partent plus dans une direction opposée. Au fur et à mesure de leurs rencontres, la timide et frêle Suna comprend l'amour de Yonu, l'accepte et le ressent à son tour. Dans les souvenirs de Suna, deux ans après la disparition soudaine du jeune homme, ils sont seuls ; rien ni personne ne gravite autour du couple. Et ce n'est que deux ans après sa mort que Suna entre vraiment dans la vie intime de son bien-aimé. Des secrets, il en avait beaucoup. Comme cet orphelinat où il passait un week-end sur deux, et les enfants dont il s'occupait. Comme ce garçon étrange qui prend soin, à présent, de Suna : Junso. Sorte d'avatar paternel de Yuno, Junso est celui qui va remettre Suna sur la voie des études, et qui va l'aider à démêler les nœuds d'un jeu de pistes compliqué. Le double antinomique de Suna est Heejin, folle amoureuse depuis des années de Junso, qui prend très mal la nouvelle relation qui s'établit entre ce dernier et Suna. Mais Suna, elle, vit littéralement dans son passé avec Yuno.
L'histoire de Yonu et Suna, telle que Kim In-ho choisit de la raconter, traverse le temps. Elle se vit dans ses beaux moments comme dans des moments plus durs, dans un temps qui échappe à toute définition : c'est à la fois un passé qui ressurgit et les notes d'un récit éternel, non fixé, enraciné sur un fil qui s'amuse à aller d'avant en arrière, puis à revenir en arrière pour explorer encore une autre facette de ces « souvenirs d'amour ».
Tout se lit et se découvre comme si la mort de Yuno était une donnée secondaire. Son visage et ses paroles envahissent les planches de Kim In-ho, si bien qu'en lieu et place d'une tragédie à échelle humaine, on croit suivre les balbutiements d'une histoire d'amour naissante, sur lesquels viennent se greffer des histoires d'amitié très fortes, naissantes elles aussi, entre Suna et Junso, et des histoires de ruptures douce-amère. Le tout, sans borne ni cadre précis, si ce n'est les dessins des toutes premières et des toutes dernières planches, parfaitement linéaires pour le coup, et les seules promptes à ramener le lecteur dans le fil du récit. Si la mort de Yuno est reléguée au rang de « détail », cela ne gomme en rien la profondeur des autres personnages, et tous apparaissent « sur scène », pourrait-on dire, à différentes périodes de leur propre histoire : ils sont eux aussi entraînés dans le tourbillon qui ramène sans cesse le présent au passé, aujourd'hui à hier, et inversement. Ce brouillage temporel ne dessert pas l'histoire, bien au contraire : il la définit et mène peu à peu à la situation finale, sublime : une ironie dramatique qui place Suna, bien malgré elle, au centre d'un coup du sort fort malheureux.
D'autres indices matériels permettent au lecteur de s'accrocher à un bout du récit. Un porte-clés en forme de petit ours fixe le destin de Suna et de Yonu, ainsi que le lien qu'ils auront tous deux, à divers moments de leur vie, avec l'orphelinat. De même, le portrait que fait Yonu de la jeune Suna reliera quant à lui toutes les étapes du chemin effectué par tous les personnages, ensemble, jusqu'aux dernières planches du manhwa. Enfin, un petit tableau présentant un tournesol sous un ciel bleu conduira l'histoire à son terme, peut-être en tant que promesse d'une vie nouvelle.
Souvenirs d'amour est un bijou rare, dans lequel l'amour et la mort tissent des liens inépuisables et en dehors de tout sentier battu. Il est question d'art et d'artistes, de paroles d'espoir échangées et de non-dits. Les couleurs chaudes et les traits des dessins de Kim In-ho, qui alterne planches dynamiques et statiques, dialoguent parfaitement avec un texte de toute beauté, en retenue et sobriété. Une perle, pour peu que l'on se laisse emporter par ce doux pamphlet contre l'éphémère.
Souvenirs d'amour
De Kim In-ho
traduit du coréen par Kim Hui-yeon
Casterman, 2008
Collection Hanguk
série en 2 tomes déjà parus
Babas5
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