(Note de lecture), Jean-Pierre Bobillot, Prose des Rats, par Murielle Compère-Demarcy

Par Florence Trocmé

Les "Papous dans la tête" n’auraient sans doute pas détourné leur attention de ce curieux livre d’expérimentation poétique, sous-titré en première de couverture « textes pour la lecture/axion » et dédié aux « deux Rats de la fable / & à tous les gaspards / y compris ceux de Dracula / d’Edgar Poe, de Charles Baudelaire ou de Pierre Tchernia ». Nous sommes dans l’actio contraignant l’elocutio (les figures de style) et la dispositio (la structure) -une littérature à contraintes vocales qu’Eric Blanco appelle OudOPo : « Ouvroir d’Oralité Potentielle ». Un formalisme lyrique que le « poète bruyant » Jean-Pierre Bobillot lui-même revendique, avec la volonté de mettre en vitrine le « sens de la forme » tout en modalisant une intervention précise dans l’espace public où le Poème sera discours (oral ou écrit) passant par le canal de mise en voix.
Qui sont donc les Rats ? — « chacun d’entre nous » dans ce que nous agitons de révolutionnaire « —les RATS, c’est nous tous, c’est l’Humanité tout entière, éperdument victime, pantelante et obscurément consentante, indéfiniment prise à ce piège à rats perpétuel, toujours retendu par elle-même, de l’Histoire et de sa propre Condition, de sa propre cruauté : faite, défaite, refaite. / C’est une fable. » —La « Cruauté » fait sa fable révolutionnaire comme la « fureur » a crié dans l’Histoire, par les « rats » que nous sommes : « on les aura » ! Ainsi sommes-nous avertis d’entrée et « à la cantonade » par Bobillot comment l’articulation / l’élocution des mots va se cabrer dans cette Prose des Rats, pour tordre à rebours la morphosyntaxe, pour tordre de notre rire cette « Danse » effrénée qui nous entraîne au fil des pages sur un rythme endiablé, de rats-corps en rats-courcis.
Bobillot ne démontre rien, sa rhétorique se montre à rebours en travaillant la langue, la retournant, la débridant, la jetant dans l’arène d’une joute ou d’une tirade au long cours oratoire. La bobine de « mots-Rats » de Bobillot déroule le jubilatoire pour lui faire mordre les murs d’incarcération où la langue parlée / instituée / convenue nous tient de coutume histoire de mieux nous enfermer dans le monde-miroir standardisé qu’elle reflète. Le poète ouvre la double-écluse d’un canal linguistique où dire est agir, proférer : produire, racler-remuer-raturer-retoucher : créer. N’est pas cRéATeur qui veut, mais cette prose salue chaque rébellion poétique en son forum / agora de formes majesTUEUSES où desiderata & « Dé-Ri Dé RIEN » peuvent dire d’une seule voix :
« Le Rat est mort, vive la Rat ! ! ! »
Et comme le genre de la fable nous le souffle au tRépAs de son Texte, mais pour rebondir à chaque fois afin de rePROpoSEr un tour de piste aux « rats cruels », « rats virtuels ou réels » que nous sommes : « Rat bien qui Rat l’dernier ! ! ! »
Dans Poème trop long (« … ou pas assez ! »), destiné à la lecture publique, Jean-Pierre Bobillot nous emmène dans une partition « enjouée » pour une « durée (de) 50’ / et un peu (plus ou moins) plus », dans une succession de « brief ones – that is to say, of brief poetical effects » (Edgar Allan Poe), autrement dit dans un poème antinomique à la possibilité existentielle improbable ! (« I hold that a long poem does not exist. / I maintain that the phrase, a long poem, / is simply a flat contradiction in terms. » (Id. in citations en exergue). Ce Poème trop long nous fait la démonstration verbale, bruyante et brillante que la poésie n’est guère effets de rhétorique mais porte et emporte avec elle une réévaluation intégrale du discours -révolution spontanée radicale. Par la grâce insurrectionnelle où Lire c’est comme Ecrire = Vivre, pincer le monde pour en rire ; via la grâce salutaire sans laquelle on aurait
« comm’ le souffle sans les coupes
les entours sans les loupes (...)
comm’ la vie sans l’mode d’emploi
comm’ la Poésie sans donner d’la voix. »
Dans Plaidoyer pour l’intellectuel calomnié, Bobillot bouscule les horloges émotionnelles de l’opinion publique en réhabilitant le statut de « l’intellectuel » ordinairement méprisé ; en l’occurrence Jean-Luc Godard. Adressé « à la codiseuse » le plaidoyer s’ouvre d’ailleurs sur le propos du Cinéaste-Poète affirmant que, pour lui, être (qualifié d’) intellectuel « n’est pas un reproche (…) qu’«au contraire, (… ) c’est très beau, c’est laudateur, ça a pris un sens péjoratif. C’est dommage. En tout cas, ça ne me gêne pas du tout (…) ». Nous sommes donc là propulsés dans un univers à rebours de la majorité diseuse, voire calomnieuse, et bien dans la lignée éditoriale des Éditions de l’Atelier de l’agneau ouvertes aux formes expérimentales d’écriture pourvu qu’elles soient originales et singulières, qu’elles aient un style.
N’est pas « intellectuel » qui veut et sans doute le rayonnement magnétique cérébral suffit-il à faire briller, même dans la médisance (lapidant « c’t’intellectuel dévoyé »), ses visions précieuses. Les « rats » investissent aussi ce plaidoyer et caressent de leurs moustaches les interstices des « sacrés p’tits riens », dans le sens du poil pour mieux polir le ravissement du rire, ou à contre-courant pour mieux remonter la pente des suffisances.
Roborative et salutaire, cette prose « bobillotesque » décoiffe et pousse le poème reptilien là où « intellectuel » ou « Astral Graal » ou « mister »-RAT  mènent la danse de l’Imaginaire du haut de leurs « voltes-faces » en RATiboisant mille & une facettes, avec leurs « 7 couleurs », leurs « 7 Douleurs », leurs « 7 Merveilles », tournant 7 fois leur langue dans le bocal de leur souffle-lumière… —« Lecture (Clap ! ) /axion » !
Murielle Compère-Demarcy

  
Jean-Pierre Bobillot, Prose des Rats suivie de Poème trop long & Plaidoyer pour l’intellectuel calomnié, (années 80-2018), Éditions Atelier de l’agneau (2e édition revue & corrigée) , avec 7 museaux par Jean-Marc Scanreigh, 2019, 92 p., 17€