Le niveau insignifiant des débats durant cette campagne électorale pour les Européennes, achève de démontrer que rares sont les politiques capables d'émettre un diagnostic pertinent sur la situation économique de la zone euro. Pourtant, il crève désormais les yeux qu'une crise économique est en vue et qu'il sera très difficile d'y faire face tant les problèmes structurels sont nombreux dans la zone euro. Dans ce billet, nous nous intéresserons au dogme de la libre concurrence qui règne sans partage au sein des institutions européennes. Pour ce faire, nous verrons comment la concurrence fut érigée en principe cardinal dès le Traité de Rome en 1957, puis nous élargirons notre propos à la concurrence entre entreprises et entre pays (de la zone euro).
La concurrence érigée en principe cardinal
Dès l'origine, en 1957, le Traité de Rome disposait :
* article 85 : "Sont incompatibles avec le marché commun et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d'associations d'entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du Marché commun, et notamment ceux qui consistent à :
a) fixer de façon directe ou indirecte les prix d'achat ou de vente ou d'autres conditions de transaction ;
b) limiter ou contrôler la production, les débouchés, le développement technique ou les investissements ;
c) répartir les marchés ou les sources d'approvisionnement ;
d) appliquer, à l'égard de partenaires commerciaux, des conditions inégales à des prestations équivalentes en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la concurrence ;
e) subordonner la conclusion de contrats à l'acceptation, par les partenaires, de prestations supplémentaires qui, par leur nature ou selon les usages commerciaux, n'ont pas de lien avec l'objet de ces contrats" ;
* article 110 : "En établissant une union douanière entre eux, les États membres entendent contribuer, conformément à l'intérêt commun, au développement harmonieux du commerce mondial, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et à la réduction des barrières douanières. La politique commerciale commune tient compte de l'incidence favorable que la suppression des droits entre les États membres peut exercer sur l'accroissement de la force concurrentielle des entreprises de ces États" ;
* article 112 : "Sans préjudice des engagements assumés par les États membres dans le cadre d'autres organisations internationales, les régimes d'aides accordées par les États membres aux exportations vers les pays tiers sont progressivement harmonisés avant la fin de la période de transition, dans la mesure nécessaire pour éviter que la concurrence entre les entreprises de la Communauté soit faussée".
Bref, avec l'Europe économique, les entreprises - quelle que soit leur taille - font leur entrée dans le monde cauchemardesque de la concurrence à outrance ! Et actuellement, c'est encore plus explicite, puisque l’article 3 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) confère une compétence exclusive à l’Union européenne en matière d’établissement des règles de concurrence. C'est précisément ce que l'on appelle la politique de concurrence de l'UE et qui part d'un principe vicié comme on peut hélas le lire sur le site de la Représentation française auprès de l'UE : "dans une économie de marché, la concurrence est la situation dans laquelle les acteurs peuvent librement échanger. Dans ce cadre, la politique de concurrence est un moyen d’accroître les richesses et d’atteindre un niveau de prix optimal". Les mots ont un sens et l'humain est à l'évidence le grand absent de cette politique...
Bien entendu, nul n'est contre une certaine dose de concurrence afin d'éviter lorsque c'est nécessaire les monopoles et oligopoles, bref les pouvoirs de marché. D'où l'intérêt de l'article 101 TFUE, qui énonce que certaines ententes qui seraient de nature à entraver la libre concurrence sont interdites et l'article 102 qui interdit l'exploitation abusive d'une position dominante par une entreprise. Mais faut-il pour autant créer les conditions de la guerre de tous contre tous (Bellum omnium contra omnes, comme aurait dit Hobbes) ? Entre les deux extrêmes il y a pourtant de la marge...
Maurice Allais et le "laissez-fairisme"
Pour comprendre combien ce principe de libre-concurrence est réputé indiscutable au sein de l'Union européenne, il suffit de garder à l'esprit que Maurice Allais, grand économiste titulaire du Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel, n'a quasiment jamais été appelé à s'exprimer dans les grands médias depuis qu'il dénonçait les méfaits de cette politique de libéralisation à outrance basée sur la concurrence parfaite.
Seul le journal l'Huma lui avait concédé une longue et pertinente entrevue publiée pendant la campagne pour la Constitution européenne de 2005, qui mérite vraiment le détour. En effet, il expliquait avec brio comment le mot libéralisme est devenu synonyme de "laissez-fairisme" et pourquoi le projet de Constitution européenne (rejeté par référendum en France), en fait de protéger contre les excès du libéralisme, "institutionnalise la suppression de toute protection des économies nationales de l’Union européenne". Avec pour résultante la destruction de l'industrie et le chômage de masse !
Anticipant la réalité de ce que serait la concurrence commerciale avec des pays à très faibles coûts de la main-d’œuvre comme la Chine ou l'Inde, Maurice Allais rappelait fort à propos qu'une "mondialisation généralisée des échanges, entre des pays caractérisés par des niveaux de salaires très différents aux cours des changes, ne peut qu’entraîner finalement partout, dans les pays développés, chômage, réduction de la croissance, inégalités, misères de toutes sortes. Elle n’est ni inévitable, ni nécessaire, ni souhaitable". Il ajoutait même que la mondialisation ne profitait au fond qu'aux multinationales, ce que nombre de chefs de petites entreprises ont depuis compris à leurs dépens.
Quant à ceux qui répétaient déjà en ce temps-là (2005) que la France n'a pas d'avenir sans l'UE, Maurice Allais répondait de manière intelligente : "il est bien certain que la France ne peut avoir d’avenir que dans le cadre européen, mais ce cadre ne saurait se réduire ni à la domination illimitée et irresponsable des nouveaux apparatchiks de Bruxelles, ni à une vaste zone de libre-échange mondialiste ouverte à tous les vents, ni à une domination de fait des États-Unis, eux-mêmes dominés par le pouvoir plus ou moins occulte, mais très puissant, des sociétés multinationales américaines". Le nouveau président de la République française, tout acquis à la mondialisation heureuse, devrait peut-être prendre le temps d'y réfléchir d'autant que les gilets jaunes viennent de lui rappeler les conséquences humaines désastreuses du "laissez-fairisme"...
La concurrence entre pays de la zone euro
Au-delà du principe de concurrence entre les entreprises, qui les empêche notamment de fusionner (pour le meilleur comme pour le pire...) au moment même où les dirigeants européens ne cessent d'appeler à la création de champions européens, il est important d'insister sur la concurrence en matière de fiscalité et de coût du travail que se livrent les pays au sein même de la zone euro !
Naguère, les problèmes de compétitivité-coût entre nations se réglaient par des dévaluations, bref par des modifications des prix extérieurs liés aux taux de change. Le passage a une monnaie unique ne permet évidemment plus d'utiliser cet instrument de politique économique, bien que les différentiels de compétitivité demeurent très importants entre les États membres de la zone euro. La meilleure solution pour corriger l'hétérogénéité des économies de la zone euro consisterait à disposer d'un mécanisme de transferts de revenus entre États, ce qui revient à parler de fédéralisme européen, c'est-à-dire de l'Arlésienne.
Dès lors, l'absence d'ajustement par les taux de change oblige dans les faits les gouvernements à pratiquer des dévaluations internes lorsque leur balance extérieure est trop déséquilibrée. Cette dévaluation interne, ou ajustement nominal, consiste en une baisse de coûts salariaux et des prix dans le but d'améliorer la compétitivité d'un pays. En théorie, comme les prix et les salaires baissent parallèlement, les salaires réels ne varient pas et la compétitivité s'améliore à l'export. Mais, ce remède de cheval conduit le plus souvent à court terme l'effondrement de la demande des ménages en raison de la baisse des salaires réels. Cela débouche alors sur une compression de l'activité et donc sur une hausse du chômage. Autrement dit, un pays qui pratique la dévaluation interne regagne en compétitivité à l'export au détriment des ménages de son pays et des pays partenaires...
Quant à la concurrence fiscale, son principal champ de bataille est le taux d'imposition des profits des entreprises :
[ Source : Natixis ]
Et désormais, certains dirigeants politiques ont réussi à faire croire au bon peuple que son intérêt était de voir baisser les cotisations sociales, afin de rendre les entreprises plus compétitives. Ce faisant, les salariés se voient hélas privés d'une partie de leur salaire différé, ce qui revient à dire que les travailleurs seront moins couverts contre les risques de la vie. L'un dans l’autre, la concurrence fiscale ampute sérieusement les recettes fiscales de l'État et sert de justification a posteriori à toutes les politiques de déconstruction de l'État social au travers notamment des coupes aveugles dans les dépenses publiques.
Le résultat d'une telle concurrence entre les pays par la fiscalité et les coûts salariaux est donc l'appauvrissement des salariés, leur précarisation et la destruction de la Sécurité sociale. En clair, la compétitivité est obtenue au prix de l'insécurité et de la précarité ! Tant qu'à faire, enfonçons des portes ouvertes et réaffirmons très fort que la coopération européenne est le seul moyen de faire de la zone euro autre chose qu'un grand marché froid de biens et de services. Même un minimum de coordination entre les politiques économiques des États membres, lorsque celles-ci génèrent des externalités comme c'est le cas de la fiscalité, pourrait être bénéfique à la zone euro. Face au naturalisme économique, qui cherche à faire croire à l'existence d'un chemin unique vers le progrès (lequel ?), ne perdons jamais de vue que toute construction sociale ou politique est le fruit d'un compromis. Ainsi, d'autres choix existent, mais changer les choses implique du courage politique, que peu semblent avoir...
Je crains alors fort que nous ne soyons entrés dans l'ère du chacun pour soi - situation amplifiée par le comportement des technocrates politiciens européens -, à moins que ce ne soit tout simplement l'ère du vide !
P.S. : l'image de ce billet provient de cet article de Ça m'intéresse !