Critique d’Opening Night, d’après Cassavetes, vu le 10 mai 2019 au Théâtre des Bouffes du Nord
Avec Isabelle Adjani, Morgan Lloyd Sicard, Frédéric Pierrot et la participation de Zoé Adjani, dans une mise en scène de Cyril Teste
C’est étrange de songer que, mon dernier – et unique – article consacré à Isabelle Adjani sauvait presque un spectacle pourtant unanimement descendu par la critique. Cet ordre des choses est plutôt rare : c’est souvent l’inverse qui se produit. Mais je ne me suis pas méfiée. Devant l’unanimité – positive cette fois-ci – provoquée par Opening Night, j’étais très confiante. Le film de Cassavetes me laissait un bon souvenir ; Festen, la mise en scène de Cyril Teste que j’avais découverte à l’Odéon, aussi. Mais Isabelle Adjani crée toujours la surprise, et je dois dire que celle-ci m’a laissé plutôt un goût amer en bouche.
La pièce s’ouvre sur la répétition d’un spectacle dont la première sera l’issue du spectacle que nous, spectateurs, sommes venus voir. Le déroulement de l’action sera donc consacré aux répétitions, aux doutes de la comédienne Myrtle Gordon sur le rôle qu’elle a à jouer, à ses tentatives vaines de modifier le texte, de s’approprier le personnage, de tenter d’entrer dans ce spectacle qu’elle ne cautionne en rien. On voudrait y voir une mise en abîme profonde, une allusion à la carrière mouvementée d’Isabelle Adjani, une puissante évocation du pouvoir du théâtre. On n’y verra qu’un miroir sur l’effort stérile de la comédienne de remonter sur les planches après une absence qui, incontestablement, s’est avérée fatale.
Avant que l’on me reproche quoi que ce soit, je tiens à préciser quelque chose. Je mourais d’envie de voir ce spectacle. Lorsque j’ai appris que je devais subir une opération début avril qui entraînerait une convalescence de plus de deux mois, ma première pensée a été pour Opening Night : j’espérais pouvoir être en état d’y assister. J’ai tout fait pour maximiser mes chances d’être aux Théâtre des Bouffes du Nord, ce soir-là. J’ai finalement pu m’y rendre. La déception n’en fut que plus cruelle.
Par où commencer ? Très vite, j’ai trouvé que ça sentait le roussi. La première scène est interminable alors même que les comédiens ne sont pas sur le plateau, devant nous, mais derrière le décor, grâce aux caméras chères à Cyril Teste. Si j’avais déjà questionné leur présence dans Festen, elle me semble ici bien plus évidente : cela permet à Isabelle Adjani de n’être en scène que 45 minutes sur les 1h20 que dure le spectacle, et donc, quelque part, de limiter la casse. Car Isabelle Adjani telle qu’on me l’a toujours décrite n’est plus. La grande comédienne que j’avais découverte dans La journée de la jupe n’était pas la même que celle présente aux Bouffes du Nord, ce soir-là, hurlant au désespoir à grand renfort de glycérine et d’effondrements intempestifs… peu crédibles.
Je n’imputerai pas à la comédienne la totalité de l’échec de ce spectacle. Une grande partie vient du texte, désespérément vide, douloureusement répétitif, terriblement ennuyeux. On sent le couac dès le début : une même scène est répétée trois, peut-être quatre fois, sans qu’on comprenne exactement ce dont il s’agit, sans que cela apporte quoi que ce soit à l’histoire. Une histoire dans laquelle je ne suis pas du tout rentrée, peu intéressée par les rapports insinués entre les comédiens. Le pseudo-parallèle avec la vie d’Isabelle Adjani, la multiplicité des grilles de lecture, l’improvisation revendiquée ne sont, à mon sens, qu’une vaste supercherie venant cacher un spectacle inabouti et sans grand intérêt – on lui préfèrera sans nul doute le film de Cassavetes.
En revanche, il faut reconnaître que les deux comédiens qui l’entourent servent au mieux ce texte pâteux, évinçant aisément et sans l’ombre d’un cabotinage leur partenaire féminine, et cela reste un grand plaisir de retrouver Frédéric Pierrot sur scène. Il apporte un je-ne-sais-quoi d’humanité, de mélancolie et de tendresse à son personnage qui le rendent puissamment attachant. Ce déséquilibre dans le jeu, qui est perceptible tout au long du spectacle, est d’autant plus rageant qu’il est écarté d’un revers de main – ou plutôt d’un claquement de mains – lors des applaudissements finaux où l’on comprend aisément que la salle ne salue que son actrice fétiche. Bouquets de fleurs, standing ovation, cris, il n’y en a que pour Isabelle Adjani lors des saluts, et c’en est presque malaisant pour les deux comédiens qui saluent, dignes, à ses côtés.
Impossible en effet d’oublier que c’est pour la comédienne que nous sommes là. D’une manière générale, tout transpire les Adjani-contraintes dans ce spectacle. D’abord, ces caméras dont j’ai déjà parlé. Caméras qui, étrangement, semblent surexposées dès qu’elles filment la comédienne, effaçant tout défaut de son visage, alors même qu’aucun filtre n’est appliqué pour les autres comédiens. Ensuite, cette espèce de fan-service qui voudra qu’elle ait comme des morceaux de bravoure seule, près du public – nous ne sommes pas dupes, si la salle est remplie, c’est bien pour elle. Tout semble devenir prétexte à mettre en valeur et enrichir le mythe de cette actrice si rare sur les planches : la moindre tirade – que dire de ces deux phrases de La Mouette lues à la va-vite entre deux répliques ? – ou le moindre objet – comme cet élément de costume qui apparaît soudainement à la fin de la pièce et qui ne vient que servir la comédienne probablement désireuse de se voiler lors des applaudissements.
Il y a une scène qui a été particulièrement dure pour moi dans ce spectacle. Une scène qui restera par le malaise qu’elle a provoqué en moi, ce sentiment d’impuissance devant l’espèce de décadence qui se jouait devant mes yeux. C’est une scène de danse. J’adore voir les comédiens danser. J’ai toujours eu une sorte de fascination pour ça. Le comédien, par la maîtrise qu’il a de son corps, est un bon danseur par essence. Même sur des pas simples, c’est toujours beau à regarder. Ce qui est cruel, c’est que Frédéric Pierrot venait d’en faire la démonstration : sur la scène précédente, il se déhanchait sur scène. Simplement, mais avec souplesse, avec grâce. Puis vient le tour d’Isabelle Adjani. J’ai bien conscience que sa scène de danse est entachée par l’alcool. Mais je ne pense pas que cet état prétendument éméché ait un quelconque rapport avec la maladresse qui me frappe. C’est là que je me rends compte qu’Isabelle Adjani n’est plus que le fantôme d’elle-même. Constat désespéré s’il en est, mais n’était-ce pas aussi, quelque part, la thèse de ce spectacle ?
From Opening Night to Opening Nightmare…