Un homme entre à l’Anchorage Café, à Bluff Harbour, au sud
de la Nouvelle-Zélande. C’est l’hiver, le vent souffle, la mer est
démontée : « Au large, c’était
l’enfer. » A l’intérieur, où se côtoient dockers et pêcheurs privés de
travail par la violence des rafales, un possible refuge pour l’étranger venu de
France et qui a marché longtemps avant d’échouer là. Peut-être fuit-il quelque
chose, on n’en saura rien. Car Bluff,
quatrième ouvrage de David Fauquemberg, garde le silence sur ce qu’on n’a pas
besoin de savoir. « Silence » est d’ailleurs le premier mot du roman :
tout le monde se tait à l’Anchorage Café au moment où y entre l’inconnu. Et
personne ne parlera plus que nécessaire : « Mieux vaut se taire qu’offenser », se dira Rongo
Walker, le vieux pêcheur maori réputé connaître la mer mieux que personne. Il
s’est pris entre-temps d’une affection distante pour le Français qu’il a engagé
sur son bateau.
Peu de mots, peu de gestes aussi : par gros temps, il
n’y a pas d’énergie pour des déplacements inutiles. La pêche est le rituel très
codé d’un corps-machine dont Tamatoa, le second de Rongo Walker, est un modèle.
Il a porté à la perfection l’économie des mouvements, concentré ses forces sur
l’efficacité. Le Français admire à quel point tout paraît simple dans le
travail de Tamatoa, alors que lui-même, sur le Toroa, ne tarde pas à souffrir de chaque muscle, de chaque
articulation.
Dans son premier livre, Nullarbor,
David Fauquemberg partait déjà en campagne de pêche – en Australie. Ce n’était
pas non plus de tout repos. Mais la fatigue a du bon quand elle est justifiée
par la nécessité et, surtout, elle empêche de penser. Le Français, personnage
romanesque, ressemble au narrateur, l’auteur lui-même, de ce récit initial
quand il constate : « La vie au
large était rude, surtout dans ces parages, mais ses obligations avaient
l’avantage d’être simples – pas moyen de leur échapper. Cela vous
procurait un curieux sentiment de sécurité, l’apaisement de savoir à chaque
instant ce qu’il fallait faire, et pourquoi. »
Les romans de mer fascinent quand ils sont réussis. Ils
emportent sur des eaux où la plupart d’entre nous n’oserions pas nous aventurer
dans ces conditions. Le faire par procuration et éprouver les sentiments de la
fraternité simple qui règne sur un bateau où la vie de chacun dépend des autres
est davantage qu’un plaisir : une exaltation. Bluff offre cela, et même davantage quand le récit s’interrompt. Se
glissent alors des chapitres où se racontent des histoires mythiques. Celle de
Papa Marii, qui a pêché un jour le plus grand poisson de l’océan. Celle de
Tupaia, qui connaissait les secrets de la navigation aux étoiles et supplantait
le savoir des navigateurs anglais. Celle de Mau, qui a transmis ces secrets
afin qu’ils ne se perdent pas : « Ils
savent pas que ma pirogue est immobile quand je voyage, ancrée comme une
terre !… »
De cette manière, Bluff n’est
pas seulement un roman au présent qui convoque dans l’urgence les hommes face
au danger. Il est aussi la réécriture, sur la surface à la fois mouvante et
inchangée des océans, de faits anciens sur lesquels se reposent les marins
d’aujourd’hui pour ne pas s’égarer. Le lecteur ne s’égare pas non plus, conduit
d’une main sûre par un écrivain qui trace le chemin à la perfection vers une
existence apaisée en harmonie avec la nature – mais seulement après avoir
traversé les tempêtes qui sont les épreuves initiatiques vers ce but.